XIV La popularité

mars 1999 Rafael

Je n'ai jamais été quelqu'un de populaire. Pire que cela, je cultive une méfiance certaine pour ceux qui s'approchent de moi avec un large sourire et une main tendue. Et cette méfiance a toujours été encouragée par ma grand-mère ou par Don Curro.

J'ai, en quelques semaines, laissé Dora Tonks-Lupin m'approcher plus que quiconque qui ne soit pas de ma - squelettique - famille. Je lui ai laissé prendre une place de mentor dans un sens plus large que ce qui est sans doute attendu de l'Académie ou de la Division. Et, comme si j'avais ouvert le robinet d'une fontaine magique, j'ai acquis dans ce nouveau bain une toute nouvelle réputation. Celle d'un gars qui fait le job. Qui croît et embellit sous la férule de quelqu'un considéré comme une étoile montante de la Division britannique. Je n'étais plus tenu pour un gars qui ne savait pas, au sens propre, tenir correctement sa baguette.

Mes pairs font moins de blagues sur la couleur de mes cheveux bouclés. Sopo est en train de faire oublier le Mouton noir. Certains commencent même à utiliser mon prénom.

Je ne mets pas ça dans mes lettres hebdomadaires à Don Curro. Je ne lui parle que de progrès, de travail et du temps aussi. Lui, en retour, me demande s'il pleut toujours autant et me promet qu'il va bien. Comme cette garantie ne me suffit pas, je me suis abonné au journal sorcier espagnol national ainsi qu'à une gazette régionale andalouse. À chaque réception, je scrute chaque page à la recherche d'incidents dans la région où vit le dernier ami de ma grand-mère. Je sais bien que j'apprendrai trop tard si quelque chose lui arrivait. Mais ne pas l'apprendre serait pire.

Mes colocataires s'amusent de ce nouveau rituel avec la légèreté de gens qui ne pensent pas les leurs menacés. Ils aiment aussi les images de corridas magiques quand il y en a. "Surtout ces robes tout en paillettes", répète Zoya à chaque fois. Nydia, qui reste assez prostrée depuis l'accident de son mentor, est celle qui finit par émettre l'hypothèse la plus proche de la réalité.

"Tu crains quoi ?", elle me souffle un matin où nous sommes tous les deux seuls dans la cuisine

Ses yeux de porcelaine sont si tristes. Ses cheveux bruns noués à la va-vite en chignon chaque jour, ses joues creusées depuis l'accident, disent combien elle morfle. Je décide que je lui dois la vérité.

"Qu'il arrive quelque chose à un ami de ma famille."

"On dit... que toute ta famille est morte... ", elle souffle avec sympathie.

"On dit la vérité", je décide d'assumer. Tonks-Lupin m'aura peut-être appris ça en plus du reste.

"C'est pour ça... Hawlish disait qu'il y avait deux sortes d'Aurors : ceux qui font ça pour l'adrénaline et l'envie d'incarner la justice... et ceux qui font ça pour que plus jamais ça n'arrive... Il disait que tu t'étais bien trouvé avec Tonks-Lupin parce qu'elle aussi, elle faisait partie des plus-jamais-ça. Comme lui..."

Je ne sais pas quoi dire. Jamais je ne me suis interrogé sur les raisons qui avaient poussé Tonks-Lupin à devenir Auror. Et, l'idée que cet Hawlish que j'ai si peu approché ait eu une idée aussi précise de moi me terrifie.

Mais Nydia continue, la voix un peu étranglée : "Moi, il disait que j'aimais un peu trop l'adrénaline et le statut d'héroïne... La vérité est que je me suis précipitée, trop contente de vous voir venir à notre secours... et que Herman est... Il paraît presque impossible qu'il revienne un jour à la Division... Il a un petit garçon, cinq ans, trop mignon... qui adore son papa... "

Je vois les jumeaux de ma mentore, clairement, ils la pensent indestructible. Mais Tonks-Lupin ne croit pas ça, je réalise. Moi non plus. Hawlish a peut-être raison de nous penser plus proches que ce que j'aurais osé affirmer.

"Ne dis pas que ce n'est pas ma faute", elle reprend l'air farouche. "J'ai merdé et lui a dû me protéger... Et, voilà."

Les larmes sont là et je réalise que je n'ai jamais vu pleurer une fille de près. Je veux dire, ma grand-mère n'a jamais pleuré — ou je ne m'en souviens pas. Et, je n'ai jamais eu d'amie fille, ou de sœur, ou de cousine. J'ai eu quelques potes au village qui ont essayé de m'apprendre à jouer au football ou à faire du vélo. C'est souvent moi qui pleurais, en fait.

"Nydia... je... les gens sont fragiles... les gens peuvent disparaître du jour au lendemain... personne n'est… indestructible", j'essaie un peu au hasard. Consoler... ça non plus, je ne sais pas faire. "Oui, moi, j'essaie de devenir capable de… protéger les gens qui me sont chers... peut-être au prix de ma vie... Peut-être que Hawlish... il pense comme ça..."

Elle me regarde avec une intensité qui me donne envie de m'enfuir, sauf que je n'ose pas.

"Qu'est-ce que j'aimerais te ressembler, Rafael !", elle souffle avec force. "On a été collectivement odieux avec toi quand tu es arrivé, puis gentils, mais condescendants, et regarde-toi ! Jamais je ne t'ai vu pleurer sur ton sort. Tu as serré les dents… Tu y es arrivé quand on riait dans ton dos... Tu as continué à bosser quand nous — moi — j'ai cru qu'on avait juste besoin de remplir nos missions... Merlin... Rafael... !"

"Tu es forte, tu es jolie... Tu... le vengeras", j'essaie encore.

"Tu crois ?" elle questionne d'une toute petite voix.

Ses lèvres sont roses et tremblantes. Ses joues sont encore humides. Ne me demandez pas pourquoi je l'embrasse. Mais il me semble que c'est la seule chose à faire. Et, comme elle ne m'a ni giflé, ni repoussé, ni moqué... j'ai recommencé.

Comme j'ai pensé qu'elle allait regretter, j'ai dit qu'on n'était pas obligé d'en parler à quiconque. Elle a dit qu'elle comprenait que j'aie honte d'être associé à elle. J'ai dit que non, elle a répondu que j'étais gentil. C'était aussi nouveau et inattendu que d'être fréquentable. On a donc continué de s'embrasser dans des lieux distants du Ministère, de l'Académie et de notre colocation pendant encore deux semaines, avant de coucher ensemble un après-midi où nous étions tous les deux sans service et seuls à l'appartement. Elle a eu l'air étonnamment contente que ce soit ma première fois.

"Je me sens un peu utile, tu vois", elle a prétendu.

J'étais trop intimidé pour m'essayer à la détromper. Il me semblait que Jeffita l'aurait grondée et lui aurait dit qu'elle s'enfermait dans un malheur imaginaire. Mais je n'étais pas ma mentore.

À la Division, Nydia était, elle, sans mentor, souvent cantonnée à des tâches administratives ou envoyée en patrouille avec des policiers. Elle disait que les gens n'osaient pas être méprisants avec elle et que c'était pire. Et, malheureusement, je pensais bien savoir ce qu'elle ressentait. Elle avait écrit à Herman Hawlish et sa femme avait répondu qu'il n'était pas encore en état de lui répondre, mais tenait par son intermédiaire à lui promettre qu'il ne lui en voulait pas.

"Je crois que je préférerais qu'il me maudisse", elle a commenté en me montrant la missive. "Ou qu'ils n'aient pas répondu. Ils se sentent obligés... " J'avais du mal à prétendre qu'elle se trompait totalement. Quand j'étais à court d'arguments, souvent, je l'embrassais et elle se laissait faire.

Et puis, il y a eu cette fin d'après-midi où je ramenais un dossier commenté par le juge en charge au Magenmagot en traversant une Division presque vide. J'ai trouvé la porte de notre bureau entrebâillée et j'ai reconnu la voix de Shacklebolt. Je n'ai pas osé entrer. J'aurais dû partir et revenir plus tard. Mais je ne suis pas parfait.

"... tout le monde me dit que tu es la mieux placée. Regarde ce que tu as fait de ton protégé..."

"Ce n'est ni le lieu ni le moment de t'expliquer ce qui bloquait Rafael, Kingsley. Mais ça n'a rien à voir avec ce que cette petite peut avoir en tête après ce qui vient de se passer !"

"Certainement, mais voilà, t'es le genre qui se pose la question : qu'est-ce qui la bloque. T'as été prof. T'es maman..."

"Je suis revenue dans ces murs, à ta demande, pour être ni prof, ni maman..."

"Certes", admet notre commandant avec décontraction, presque amusement. On me dit depuis des mois qu'ils sont proches, mais c'est la première fois que j'en ai la preuve. Je n'ai pas vu beaucoup de monde avoir des conversations aussi franches avec Shacklebolt. "Mais quelles sont les alternatives ? Lui coller officiellement un autre mentor, ce serait enterrer Hawlish un peu vite et lui dire que c'est de sa faute. La renvoyer à l'Académie ? C'est une nouvelle blessure inutile. Ce n'est pas à l'Académie qu'on apprend à se relever d'un truc pareil. La garder à l'accueil ? Elle va dépérir. La seule alternative pas trop pourrie serait de la faire tourner entre différentes équipes... pourquoi pas... Quand elle sera un peu remise. Il s'agit d'abord de la remettre en selle. Tu étais là lors de l'accident. Rien que le fait que tu l'acceptes à tes côtés sera une main tendue bienvenue."

Au silence qui suit, je me dis que notre Commandant vient de marquer un certain nombre de points. Je regarde autour de moi, personne à l'horizon. Je décide de rester dans l'ombre près de la porte, prêt à avoir l'air d'arriver seulement, s'il sort ou à entrer si quelqu'un arrive.

"Il y a un an, tu m'as dit que je devrais faire mes preuves comme subalterne et comme mentor", reprend Tonks-Lupin assez bas. "Je crois que j'ai montré que je pouvais suivre les règles et jouer en équipe..."

"Ce n'était pas moi qu'il fallait convaincre, Dora", souligne Shacklebolt.

"Et je n'ai pas encore eu de conflit avec un de mes collègues qui ait fait douter du premier point. Quand je dois la fermer, je le fais", continue Jeffita comme s'il n'avait rien dit. "Et avec le jeune Sopo, je ne crois pas avoir démérité non plus..."

"Non, au contraire. Plutôt dépassé nos espérances...", promet notre Commandant.

"Là, tu me proposes deux aspirants en même temps. N'est-ce pas charger la barque... Comme si j'avais à prouver plus que les autres ? Là encore ?", elle continue sur un ton que je ne lui connais pas — comme si elle quémandait d'être détrompée.

Le Commandant Shacklebolt a un temps de silence qui me fait presque pousser la porte en urgence, pas parce qu'il va sortir, mais parce que ça donnerait à ma mentore une chance d'échapper à la remontrance en règle que je pressens comme possible.

"Je parle pour l'instant d'une responsabilité transitoire, Tonks... Quand Hawlish sera officiellement... relevé de son service actif... quand cette petite aura retrouvé le goût de se battre... on réfléchira à d'autres géométries", plaide Shacklebolt. Il y a un silence et il ajoute sur un autre ton, presque celui de la réprimande que j'anticipais : "Et on ne chargera jamais trop la barque, Tonks."

"Robards était là aussi et Forrest est la copine de Lytton", rappelle Tonks-Lupin sans commenter la dernière partie ou se laisser démonter par la seconde.

"Il a refusé."

"Et tu ne lui mets pas autant de pression qu'à moi", elle proteste.

"J'abuse sans doute un peu de… notre relation, mais... je pense sincèrement que ce serait une bonne solution — que tu serais la bonne personne... Accepte d'essayer... au moins un peu... S'il te plaît... "

"Merlin ! Un jour, Kingsley, je saurais te dire non, tout commandant, ex-mentor que tu es !"

"Avec un peu de chance, je serai ministre avant."

Comme ma cheffe explose de rire en guise de réponse, je me dis qu'il faut que je frappe et que j'entre avant que Shacklebolt sorte et me questionne sur ma présence dans le couloir. Et, ça marche.

Nydia est par conséquent avec nous dès le lendemain. Pour sa plus grande sidération, puisque je ne lui ai rien dit. Mais Tonks-Lupin ne m'a pas officiellement prévenu non plus. Le silence était le plus sûr moyen de me protéger. C'est le lieutenant Berrycloth qui nous l'amène et remercie ma mentore d'accepter Nydia. Tonks-Lupin lève les yeux au ciel en l'entendant.

"Je ne fais pas ça pour être gentille, lieutenant."

"Tonks, nous mesurons que tu pouvais refuser, mais..."

"Ni pour me faire bien voir. Je fais ça parce que la laisser à l'accueil, c'est du gâchis de bras et de cerveau", elle assène. Sans attendre, elle se tourne vers Nydia, pétrifiée, et enfonce le clou : "T'es pas là pour pleurer sur ton sort, ni pour te racheter. T'es là pour être utile. Si ça te va, bienvenue."

Nydia regarde Berrycloth qui n'a pas l'air de totalement goûter l'accueil. Mais il a un geste de la main qui semble effectivement lui laisser le choix que Tonks-Lupin vient de lui donner.

"A... avec... je serais honorée", balbutie Nydia.

"Et utile ?", insiste Tonks-Lupin avec ses yeux gris fixes. Ni le lieutenant ni moi n'existons.

"Je... oui, je… je promets de faire de mon mieux pour l'être..."

"Alors, merci Lieutenant de nous l'avoir amenée", commente Tonks-Lupin. "Des bras en plus pour notre grand inventaire de la maison des horreurs, c'est bienvenu."

"De rien, Tonks", coupe court Berrycloth. "Votre mission est d'aller rejoindre Paulsen au manoir Carrow. Voir si vous pouvez accéder aux étages et faire l'inventaire des... objets présents. "

"Oui, Lieutenant. On y va", commente Tonks-Lupin sans plus d'états d'âme. Quand le numéro 2 de la Division est parti, elle nous explique que la police a dû forcer la porte de la maison d'un vieil homme à la demande d'un membre éloigné de sa famille qui s'était inquiété de voir plusieurs hiboux revenir sans réponse. Autant dire que l'homme n'était plus réellement identifiable après des semaines. Mais la maison semblait continuer à se défendre solidement contre toute incursion au-delà du rez-de-chaussée et un policier avait été blessé. On était envoyés pour essayer d'aller plus loin et définir s'il fallait faire intervenir des briseurs de sorts. Et dresser un inventaire des centaines d'objets magiques que les policiers avaient entrevus.

"Il va falloir être concentrés et sur vos gardes", commente Tonks-Lupin avant qu'on transplane sur place.

Dès qu'on se matérialise, Nydia est si pâle que je dois me retenir de la prendre dans mes bras comme si nous étions seuls. Mais ma — je devrais peut-être dire notre — mentore a remarqué.

"Nydia, je ne vais le dire qu'une fois : si je pensais que c'est une mauvaise idée de t'amener ici, je ne le ferais pas. Demande à Rafael, je ne fais pas dans la prise de risques gratuite. Donc, même si ça te rappelle des mauvais souvenirs, tu vas être attentive et concentrée sur le présent. On est d'accord ?"

"Oui, pro... Auror Tonks-Lupin."

"On est partis".

Nydia me regarde dans son dos et je fais de mon mieux pour l'enjoindre silencieusement de ne rien lâcher alors qu'on remonte le parc mal entretenu de la demeure. Deux policiers viennent à notre rencontre. On arrive presque à la porte d'entrée avant de voir deux policiers.

"Auror Tonks-Lupin", salue le plus âgé. "Paulsen et l'analyste Wind vous attendent... vous ne pouvez pas les manquer", il estime.

Nydia a sans doute reconnu le plus jeune — elle évite de le regarder, mais je sens sa nervosité.

"Merci, Belcher. Pensez à bouger de temps en temps. On pourrait finir par vous prendre pour des statues..."

"On vous attendait !", proteste ledit Belcher.

Tonks-Lupin ne répond pas, et Nydia et moi lui emboîtons le pas. Je ne pense pas que les policiers nous souhaitent beaucoup de succès.

"J'aurais dû m'abstenir", soupire notre mentore alors qu'on pénètre dans un grand hall, sombre et à la décoration aussi chargée que poussiéreuse. "Ce n'est pas un bon exemple de ce que devraient être nos relations avec les policiers, selon moi. Mais quand même... des gars comme Belcher ne font rien pour améliorer les choses !"

Alors qu'elle discourt sur la marche de l'application des lois magiques, je distingue au fond du hall deux silhouettes devant en grand escalier ouvragé. Elles pivotent vers nous comme un seul homme au son de sa voix.

"Ah voilà le renfort ", commente Carley Paulsen qui reste pour moi un Auror intimidant. Une grande gueule, bien noté et promis à un grand avenir. Autant de qualités que je pense inaccessibles pour moi. Même avec mes nouvelles compétences. "Faites gaffe où vous marchez. On a retrouvé le corps en plein milieu..."

Une silhouette a été tracée sur le sol de pierre taillé. Elle pourrait être celle d'un humain. La pierre est tâchée de brun à divers endroits.

"Ce n'était pas beau à voir", précise Wind. "Il y a des photos dans le dossier si vous manquez d'imagination... mais ses chats ont visiblement fini par avoir faim..."

"On te croit sur parole pour l'instant, Aelius", l'interrompt Jeffita avec un petit frisson. "Tu connais Rafael, je te présente Nydia, qui a été affectée avec nous sur cette affaire. L'analyste Wind est un vieil ami, Nydia."

"Un vrai rassemblement de la promotion Poufsouffle 1981", se marre Paulsen. "Aelius me racontait les déluges de feu qui s'abattent sur les imprudents qui se risquent dans les escaliers."

"Déluges ? Ce n'est pas une description bien spécifique et analytique, ça !", estime Tonks-Lupin, mais je vois bien que c'est une pique, comme Wind et elle aiment s'en envoyer.

Ce dernier soupire d'ailleurs outrageusement avant de lever sa baguette et de lancer une série de cibles de tir dans l'escalier. Une pluie de boules de feu, chacune de la taille de mon poing, leur répond.

"Je laisse l'Auror, mais aussi professeure et épouse de professeur, qualifier le phénomène", commente Wind avec une fausse déférence pour Tonks-Lupin. Je n'aurais jamais osé, mais elle le prend bien. D'accord, elle ne le prendrait peut-être pas aussi bien venant de moi.

"Le mouvement semble plus important que la masse ou la chaleur du corps", commente Paulsen avant ma mentore.

"Rien de spécifiquement conçu pour contrer des humains ou des créatures", approuve Tonks-Lupin, alors que, moi, je me dis que ça ressemble terriblement à ce que ma grand-mère aurait pu concevoir — même ce qu'elle pouvait mettre comme défense.

"Du basique", juge Paulsen avec une moue dédaigneuse qui me blesse malgré moi.

"Mais du basique efficace", tempère Aelius, marquant à son insu de nouveaux points dans mon classement personnel.

"Et pas si facile à contrer sans tout casser", renchérit Tonks-Lupin.

"Le Département des Mystères nous en voudrait", souligne Paulsen.

Nos trois aînés restent le cou tordu à regarder l'escalier comme s'il allait leur donner la solution. Nydia se fait invisible et, moi, je n'ose pas la ramener non plus. Pas devant tant d'expertise, d'expérience et de camaraderie. Puis Aelius se baisse pour ramasser son sac et je ne sais pas ce qu'il observe de cette position, mais il m'apostrophe en se relevant : "J'ai l'impression que celui-qui-ne-veut-pas-être-un-analyste a une idée qu'il garde pour lui."

Comme tout le monde me regarde - Paulsen avec une vraie curiosité, Jeffita avec une sorte de patience fataliste -, je me résous à offrir mon idée.

"Je me dis qu'un bouclier glacé... permettrait de monter jusqu'à la source du dispositif pour l'arrêter… On est nombreux. Certains font le bouclier, d'autres le glacent.."

"Tu connais le procédé", estime Tonks-Lupin, ce n'est pas une question.

"Ma grand-mère faisait ce genre de trucs, cheffe", je reconnais un peu honteusement. Une pratique de mouton noir pourchassé par les bergers. Sans parler du caractère basique souligné par Paulsen.

"Ta grand-mère devait être super populaire ou ne pas aimer les visites surprises !", se marre Aelius, et ça fait sourire Paulsen. Mais ils croisent le regard de Tonks-Lupin, et ils arrêtent de rigoler. L'Analyste va même jusqu'à affirmer avec sobriété que ça vaut la peine d'essayer.

Paulsen et Jeffita font le bouclier. Nydia et moi, sous la direction d'Aelius, on le glace. Et on avance sous la grêle de boules de feu. Une volée d'escaliers. Une deuxième. Notre dispositif tient.

"Ouvrez les yeux... il faut trouver et désamorcer les capteurs ", souffle Tonks-Lupin.

Nydia est celle qui trouve le premier dans un des encorbellements dorés qui marquent le changement d'étage. Elle l'explose à la demande de Tonks-Lupin. J'ai perçu une infime hésitation avant d'exécuter le sort. Mais aussi sa satisfaction devant le résultat. Les boules de feu faiblissent un bref instant, mais reprennent leur course.

Bien que concentré sur la constance de mon sort de refroidissement, je perçois un échange silencieux entre nos deux chefs à l'avant. Puis Paulsen lâche le bouclier pour nous débarrasser du deuxième, placé au plafond, sans autre forme de procès. Le bouclier n'a même pas vibré. Voilà, au moins, j'ai la confirmation de ce qu'il vaut.

Après une hésitation un peu plus longue, les boules de feu se remettent à apparaître. Elles semblent néanmoins avoir beaucoup de mal à nous localiser. Une bonne partie se perd dans le décor.

"Il devrait y avoir au moins un troisième capteur", estime Aelius, et j'opine parce que ma grand-mère en aurait mis trois.

Ça nous prend un temps certain pour le déceler dans l'œil d'une statue qui a pas mal souffert elle-même du déluge de feu. C'est même moi qui le repère.

"Eh bien, débarrasse nous-en !", est le cri du cœur de Tonks-lupin quand je lui transmets l'information.

Le silence qui suit la disparition des boules de feu est plaisant et reposant.

"Sur vos gardes, il semble bien que ce Carrow soignait bien sa popularité, comme le formulerait notre ami Aelius", est le commentaire de Tonks-Lupin. Mais après un bon quart d'heure d'avance lente et prudente, on arrive à la conclusion que les défenses s'arrêtent là.

"Un peu décevant", est le commentaire de Paulsen, qui fait rire ses vieux potes. "Aelius reste avec les enfants et commencez l'inventaire. Dora et moi, on vérifie l'étage supérieur."

"C'est toujours les mêmes qui s'amusent", estime Aelius.

"Et tu te demandes pourquoi Rafael trouve plus cool la carrière d'Auror qu'Analyste ?", rétorque ma mentore.

30 janvier 2021 Dora

Ça pourrait être une journée de travail normale : réunions stratégiques, debriefings, rapports, signatures, gestion d'équipe. Mais il y a ce décompte — vingt heures, quinze heures, dix heures — avant l'assaut. Est-ce que j'ai peur pour ma fille ? Est-ce que j'ai peur pour Sopo ? Est-ce que j'ai même réellement peur ? Je n'arrive pas à répondre à ça, je m'accroche aux procédures et aux tâches à accomplir. Certainement comme Iris doit le faire. Cent fois, j'ai envie de l'appeler, cent fois, je décide que rajouter du pathos n'aidera personne.

Comme cette réunion dans le bureau de Shacklebolt pour lui présenter le plan final. À qui sert-elle vraiment ? Maisonclaire et Zorrillo savent déjà tout. Keggs et Groves, qui l'encadrent, le premier pour les Tireurs d'élite, le second pour la Brigade, aussi.

"L'équipe de renfort pour l'Irlande embarquera en milieu de soirée sur un bateau de pêche. L'équipe locale les rejoindra à l'embarcadère de Portulin. La magie doit être évitée autant que possible...", explique posément Ron.

Notre Ministre l'écoute avec attention. Moi, je pense à l'équipe : un Tireur d'élite ; quatre policiers. Aucun ne connaît Sopo, je m'en suis assurée en expliquant mes raisons à mon adjoint parce que Ron n'a pas besoin d'avoir à se demander si je doute de lui. Les équipes me paraissent fonctionnelles. Le plan est solide. C'est ça que je me répète. Iris est solide. Et Sopo... Sopo a choisi. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons, mais il a choisi.

"Bruce Wind est un tireur expérimenté ayant une bonne habitude du travail avec une force mixte", développe Ron à propos de l'équipe de renfort pour l'Irlande. "De même, les quatre renforts policiers ont l'habitude de travailler avec nous et ils sont volontaires..."

"Qui ne voudrait pas aller en enfer sous les ordres d'Iris", commente Shacklebolt en me regardant. On est toujours transparent pour ceux qui vous ont formé.

"J'ai l'adjointe la plus populaire de la Division", souligne Ron me sauvant d'avoir à répondre. "Il y aura un dernier briefing ici. Puis les équipes partiront pour Édimbourg d'où la moitié rejoindra Darnell. J'accompagnerai les autres jusqu'au bateau pour l'Irlande. Finnigan assurera la coordination... "

Tout le monde ayant approuvé et ayant garanti être disponible, je peux retourner à mon bureau pour trouver Samuel, plus souriant que moi - n'est-ce pas peu dire ?-, sur le pas de ma porte.

"Commandante, tu voulais le verdict", il m'aborde sans détours. Comme j'acquiesce, il continue, a priori à l'aise avec le fait de tenir cette conversation en public. Un bon signe, j'imagine. "On espérait cinq ans, mais on est contents de trois."

"Si Iris était là, on ferait la fête", affirme Théo Paulsen qui l'a rejoint.

Sam n'adore pas l'intervention, je le vois. Théo n'a pas l'air de s'en rendre compte. On peut dire qu'en cinq ans, mon filleul a certainement appris à baisser la tête et à réfléchir avant de l'ouvrir. Mais, là, visiblement, il s'estime légitime pour s'immiscer dans une célébration qui ne lui doit rien. Ou il est simplement sincère, content de toute célébration. Ou il veut en savoir davantage sur Iris avec qui il ne cesse de se mesurer intellectuellement. Trois mauvaises raisons. Thomas Coughlin, qui a assisté Samuel dans ce procès, nous écoute avec une réserve qui en dit long sur la persistance de certaines choses.

"Je serais réellement heureuse de pouvoir annoncer la date de son retour", je décide de répondre, imaginant que Samuel a objecté qu'il n'avait pas la tête à la célébration. "Sauf que je ne peux pas encore. Que dit la Communication du Département du verdict, Samuel ?"

"Qu'il faut attendre la presse de demain avant de pavoiser", me répond Samuel.

"Sage", je commente. "À défaut de dépenser votre paie au pub, allez vous reposer, vous l'avez bien mérité. Bravo à tous les deux. Bravo Thomas", je précise.

"Merci, Commandante", se réjouit Coughlin.

"Les filles seront contentes si je rentre tôt", estime Samuel — avec davantage de double intention, je pense.

"Je peux passer ce soir", je propose, décidant de ne pas me protéger. Je vois que Samuel le mesure.

"Si tu restes à Londres", il commente avec cette subtilité qui est sa marque de fabrique.

"Des opérations à suivre", je confirme sans sourire.

"Ah... il se dit...", commence Théo. Sam et moi le dévisageons d'un même ensemble qui le fait taire. Thomas, l'Irlandais qui doit bien avoir encore assez de contacts là-bas pour en savoir plus, a l'air inquiet pour lui. C'est dire. "Pardon. Mauvaise idée."

"La sécurité parfois, c'est le silence, Théo", je lui rappelle gentiment — franchement, je suis gentille. Mais j'aurais hurlé qu'il aurait autant blêmi.

"Bien sûr, Commandante. Mes excuses", il m'affirme, et c'est sans doute tout son passé de Gryffondor qui fait qu'il ne s'enfuit pas.

"À tout à l'heure alors, Commandante", rajoute Samuel en entraînant ses jeunes collègues avec plus de gentillesse lui aussi qu'il n'est réputé en avoir. Peut-être comme Iris le ferait, je me dis.

Quand les filles sont couchées, sans que ni Samuel ni moi n'ayons évoqué la mission d'Iris devant elles, j'annonce que je vais rentrer. Mon gendre et subordonné a bien le droit de ne pas avoir à me supporter toute la soirée. Qu'il ait voulu que je passe faire diversion pour les filles ne veut pas dire qu'il ait envie que je reste.

"Iris... Iris m'a raconté quand Remus était venu la rejoindre lors de cet assaut dont nous étions tous les deux... — un assaut que tu menais est sans doute une formulation plus juste..."

"Je préférais la première, Samuel", j'affirme.

"Ça te ressemble bien de dire ça", il commente avec plus de liberté que souvent, mais il est assis au bar de sa cuisine et je suis debout. Ça doit équilibrer les choses, les remettre à leur place. "Quoi qu'il en soit... je me suis dit, pendant que tu lisais une histoire aux filles, que... c'était une espèce de justice poétique que... qu'on passe cette soirée... au moins une partie... ensemble."

"Je vais aller au briefing de départ des renforts", je lui indique, touchée malgré moi.

"J'imaginais bien", il prétend. Il y a eu certainement de l'envie dans ses yeux. Il voit que j'ai remarqué. "Je sais bien que je n'ai aucun rôle dans cette histoire."

"Bah, je suis certaine que Bruce Wind n'a aucune envie de t'affronter en duel", je tente — une blague de vestiaires, pas une blague de belle-mère.

"Wind ?", il relève avec une satisfaction nette. "Bien."

"Je n'ai fait que valider des équilibres pensés par Ron", je lui rappelle.

"Ça fait partie des trucs qui me rassurent. Ron, toi... vous êtes tous les deux des chefs qui pensent aux équilibres. Pas seulement parce que c'est Iris."

"Elle a récupéré Mark", je lui livre encore. J'imagine que tout ce qui rendra concret l'opération sera bienvenu. "Darnell a pris l'équipe écossaise avec Dikkie et Winnie."

"Iris, Mark et Eolynn ?", il vérifie avec un peu d'alarme.

"Ce n'est pas ce que tu avais envie d'entendre", je constate.

"Eolynn... elle aurait été mieux avec Caradoc... Dès que c'est moi ou Iris... elle perd une partie de son cerveau... Iris dit que c'est à cause de Kane mais... je me demande quand même si... Clairement, je n'ai pas su lui donner assez confiance en elle-même... "

La confiance. Je revois la jeune Nydia Lytton à qui Sopo et moi avons redonné l'envie de faire l'Auror après l'accident de Hawlish.

"Je ne dirais pas que ce qui manque à Eolynn soit la confiance en elle. Plutôt la reconnaissance de ses pairs... Et, à ce titre, je suis peut-être aussi responsable que toi, Samuel. Je ne pouvais pas être sa belle-mère et sa commandante... D'ailleurs, je n'ai été ni l'une ni l'autre de façon satisfaisante de son point de vue, j'imagine."

"Le mélange n'a peut-être pas aidé", il reconnaît, et Merlin sait qu'il est bien placé pour juger de ma prestation dans les deux domaines. Mais, à la différence d'Eolynn, Samuel était un Auror reconnu avant de devenir mon gendre.

"Et tu as été un meilleur mentor pour Adrian", je lui rappelle. "Mais avec ou sans nous, Eolynn... a grandi. Foote l'a répété. Elle accompagne Iris depuis des jours maintenant sans qu'elle nous ait alertés... Ron n'a pas eu l'air de penser qu'il y aurait un problème. Elle t'a dit quelque chose que je devrais savoir ?" Samuel secoue la tête. "Et faire partie de cette opération peut lui donner... cette confiance et reconnaissance... "

"Buvons alors à leur équipe", décide Samuel, certainement pour couper court à une conversation qui ne peut pas réellement en être une et il le sait. "Buvons à leur concentration et à leur succès."

Je souris et je m'assois au bar en attendant le verre de vin qu'il me sert. Attendre ici est sans doute bien mieux que de ruminer seule sur la solitude du pouvoir.