XVII La légende
1999 (Rafael)
Je vis clairement mieux notre retour à Londres que Nydia. C'est comme si on avait fait un bond dans le passé, au moment de l'accident de Herman Hawlish. Non, pas comme si, ça me paraît même pire. Parce que quelles raisons aurait-elle de se sentir coupable cette fois ?
C'est ce que je lui répète quand j'arrive à engager la discussion avec elle. Les destructions ont d'abord été faites par nos trois assaillants. On s'est défendus. Peut-être moins bien que nos chefs l'aimeraient, mais on n'a pas attaqué ou causé des destructions les premiers. Et, quant à la cause de l'attaque, le plus probable était effectivement qu'à tort ou à raison, les trois types s'en soient pris à moi.
C'est en effet toute la maigre défense que j'ai développée en plus des différentes théories avancées par le lieutenant Amilcar de la Division andalouse : une erreur, une mégarde, un mouton noir pour un autre. Je ne crois pas que je convaincs vraiment quiconque. Zoya avec sa patience légendaire prend un air plein de compassion.
Albus, lui, dit qu'il a du mal à y croire : "Je sais bien que tout est possible, mais j'ai réellement du mal à croire que ça soit par erreur. Peut-être que c'est une histoire que tu ignores, Sopo. Parfois, on ne dit pas tout dans les familles."
Nydia, elle, a l'air de ne porter aucune attention aux pourquoi. Ce qui lui importe, ce sont les comment. Le comment elle n'a pas su une fois de plus être à la hauteur de son rôle d'Auror, en particulier. Et, le traitement qu'on reçoit de notre hiérarchie britannique ne l'aide pas à changer de refrain. Personne n'enquête sérieusement sur le pourquoi de cette attaque — pour eux, l'enquête est andalouse et ne peut que le rester. Par contre, qu'on n'ait pas eu le dessus, ça, ça les défrise. On nous impose des entraînements collectifs et individuels. On nous fait reconstituer l'attaque et en particulier le moment où on a été collectivement débordés et travailler à des alternatives.
Je ne dis pas que c'est inutile. Zoya et Albus s'y soumettent avec un certain soulagement. Comme si ça venait réparer, répondre à une question restée ouverte dans leurs têtes. Et, moi aussi, je suis content d'identifier nos erreurs et de me promettre de ne pas les répéter. Mais ça réduit quand même toute l'affaire à un manquement technique et professionnel de notre part, même si Shacklebolt nous assure que si le point ne peut pas être oublié dans notre dossier, il n'envisage aucune sanction disciplinaire ni pour les Aurors assermentés ni pour les Aspirants - "au-delà de ce que vos mentors peuvent juger utiles" dans le dernier cas, juge-t-il opportun de rajouter. Je crois qu'il fait ça juste pour que Tonks-Lupin lève les yeux au ciel en l'entendant.
Insensiblement, d'entraînement en mission, je sens Nydia s'éloigner de moi. Il est possible que je ne fasse pas tout ce qu'il faut pour la retenir. Je suis occupé à hanter la bibliothèque de l'Université magique de Londres pour retrouver ces ouvrages que Fonsfata et Weasley ont utilisés pour retracer l'histoire de ma baguette. Je passe tout mon temps libre à me plonger dans l'histoire des Moriscos, les connaissances de leur magie, mon histoire. Je me repais étrangement de tout le mal qui leur a été fait. Je me glorifie de leurs savoirs et de leur réputation de magiciens avancés en potions et en astronomie, des rituels compliqués qui leur sont attribués, de leur utilisation de l'or et des pierres précieuses comme agent catalyseur ou protecteur. Je remplis des parchemins de notes sur le sujet, regrettant pour la première fois de ma vie de ne pas lire l'arabe et de devoir me contenter de traductions. Ce n'est sans doute pas spécialement romantique ou inclusif, il faut bien l'admettre.
Un soir d'automne, alors que le vent marin s'engouffre dans les rues de Londres, alors qu'on sort du pub avec la bande, je veux passer un bras sur les épaules de Nydia et elle repousse ma main. Toutes les conversations s'arrêtent en même temps que mon cœur.
"Ne le prends pas mal, Rafael... Mais tu n'en as plus envie, et moi non plus... Je vais... Je ne rentre pas à l'appartement... J'ai trouvé une autre colocation", elle annonce, quittant mon regard pour affronter celui des autres. "J'ai besoin de nouvelles... relations... J'ai trouvé autre chose. Avec des artistes et des artisans. Je viendrai chercher le reste de mes affaires... un autre jour... On se voit à la Division", elle conclut avant de s'enfuir.
"Et sa chambre, on est censés la payer ?", s'agace Ogden quand il a surmonté sa surprise.
"Albus, comme si c'était le problème !", soupire Zoya.
"Elle a raison, Sopo ?", me questionne alors Dikkie avec ses yeux limpides et ses cheveux blonds presque argentés de fille du Nord. "Tu n'avais plus envie ?"
"Peut-être plus autant qu'avant", je reconnais avec une facilité qui vaut confirmation.
"Alors, c'est aussi bien", elle propose.
Je n'ai que partiellement conscience que Zoya entraîne Albus en lui proposant qu'ils aillent chez elle, ce soir. Comme sous l'effet d'un sortilège, comme si c'était normal et logique, je suis pour ma part Dikkie jusqu'à chez elle
oo
Ma relation avec Dikkie est exactement l'inverse de celle avec Nydia. Et pas seulement parce qu'elle a cette demi-tête de plus que moi que Nydia, elle, me rendait. Tout le monde le sait très vite et, en même temps, personne ne commente. On n'a aucun geste ou commentaire non professionnels à la Division. Elle ne vient pas se réfugier dans mes bras comme Nydia. Elle est comme une flamme, brûlante et droite, forte et fragile, dangereuse et lumineuse. Exaltante.
Sans doute un peu pour éviter le regard de Nydia, on fréquente moins la bande. On passe des heures à s'entraîner au duel. On passe des heures aussi à la bibliothèque, où Dikkie m'aide dans mes recherches avec une opiniâtreté qui me sidère. Ensemble, on retrace l'histoire de cette Bahyya et cet Amaro Altamira, racontée par Don Curro devant Tonks-Lupin. On arrive ainsi à retrouver la liste des familles sorcières qui se sont attachées à "civiliser" cette Andalousie mauresque.
Il y a les Leales, les Fioralquila et les Casagrande, toujours prêts à fournir des troupes pour ravager des villages. Je le savais avant, mais là, je vois leurs noms dans tous les édits cités par les historiens. Dois-je dire que mes mains tremblent quand je tombe sur un édit limitant l'accès aux baguettes enchantées pour les populations n'ayant pas fait la preuve de leur "loyauté à la magie blanche" ? Dans ces charmants projets de civilisation d'une Andalousie réputée "barbare", le nom des Allodia — nom également porté par le dernier "amoureux" connu de ma mère — revient souvent comme leur financier. Et, pour finir, on trouve des Fervi mais aussi, et de manière intéressante, des Piedra Fuerte, pour évoquer le "bien commun" dans un sens ou dans un autre. Et, qu'il y en ait eu pour essayer de protéger les femmes et les enfants des Moriscos est évidemment à mettre à leur crédit.
C'est en creusant ce que la bibliothèque de l'Université de Londres sait des magies maures que je tombe sur Cyrus Lupin. Logiquement, dans la section ethnomagique. Plus exactement, c'est lui qui me repère.
"Rafael ? ¿Cómo está? Ha pasado mucho tiempo ! C'est ma mère qui te fait faire des recherches à des heures pareilles ?", il m'aborde, souriant, confiant, complice.
"Pas du tout", je promets. J'ai dans les mains un livre dont le titre édifiant - Pureza de sangre y guerras de religión en la Península Ibérica - ne lui échappe pas.
"Je ne te voyais pas comme un nostalgique de la Reconquista" est sa formulation précise. "Encore que cet Altamira n'est pas un pro sang pur à la noix... En tout cas, c'est ce que dit Lasting, notre prof en histoire comparative des magies européennes", il indique, ses yeux gris sont maintenant pleins de questions. "Mais t'as besoin de ça ?"
"Juste besoin d'éclaircir des trucs."
"Après ce qui s'est passé à Grenade ?" est sa question suivante.
Évidemment, sa mère est rentrée du Japon à cause de ça, comment ne serait-il pas au courant ? !
"Désolé d'avoir gâché vos vacances", je tente une manœuvre de diversion.
"Bah, les miennes n'ont pas été trop bouleversées. Un peu plus de baby-sitting, sans plus", il répond. "Elle était trop inquiète pour toi", il rajoute avec ses yeux gris si semblables à ceux de sa mère adoptive que des pans entiers de rumeurs sont construits sur cette similitude.
"Fallait pas", je marmonne.
"Tu déconnes ?", il insiste en secouant la tête comme si j'étais déraisonnable.
Je ne saurai jamais où cette conversation nous aurait menés, parce qu'on entend la voix de Dikkie qui se rapproche de nous : "Tu fais quoi Sopo ? Tu ne trouves pas ?"
"Je vois que certaines rumeurs sont vraies", commente Cyrus, amusé. "Salut, Forrest."
"Oh, Cyrus", elle lâche, un peu décontenancée, je le note sans savoir qu'en faire. Est-ce que je veux savoir, par exemple, s'ils ont pu s'embrasser un jour dans un des recoins de cet immense château écossais ? On m'a présenté Ginevra Weasley comme son amoureuse de toujours, mais est-ce totalement le cas ?
Je ne me suis pas encore remis de cet embryon de jalousie - est-ce que les moutons noirs sont jaloux ? - et Dikkie de cette rencontre, quand Cyrus décide de nous planter là avec la même simplicité qu'il peut mettre à s'occuper de toi : "Puisque tout ne va pas si mal, je vous souhaite une bonne soirée à tous les deux", il sourit. "Rafael, si tu quieres a tomar un cerveza... llámame !"
"Tu l'as fait fuir", je constate avec un peu de regret. Je sais que je n'oserai pas l'appeler pour aller boire une bière malgré son invite.
"Moi ? ça m'étonnerait. Plus Gryffondor que lui, tu meurs", affirme Dikkie. "Peut-être même que Godric lui laissera sa place un jour au panthéon des gars qui ont plus de courage et de superbe que de jugeote !"
Je retiens qu'elle avait été aussi prompte à m'imaginer nul et sans intérêt. Je n'ai pas trop envie qu'elle confirme.
ooo
Dikkie s'installe plus ou moins avec moi dans la colocation ; Zoya aussi. Albus arrête de parler du prix de la chambre laissée par Nydia. Ma nouvelle petite amie est donc là le jour où je reçois cette missive que m'apporte un petit hibou, un athene noctua typique de l'Andalousie — ce que je signale à ma compagne.
"Ton grand-père ?", elle imagine alors que, moi, je sais déjà que ce n'est pas le cachet de Don Curro — que je n'appelle pas 'grand-père', même dans ma tête. Ce qui se lit dans le cachet, c'est comme un assemblage des symboles moldus de toutes les religions présentes historiquement dans la péninsule, contenus dans un cercle doré.
Sans tellement de surprise, le parchemin que je déroule après avoir lancé tous les sortilèges prudents qui nous sont venus à l'esprit est apparemment vide.
"Un message secret", elle commente avec excitation.
"Aucune idée de comment le faire apparaître", je regrette.
"Rafael, quelqu'un prend la peine de t'envoyer un message... Il suppose ou espère que tu sauras le lire !", elle estime.
Une de mes lectures me revient alors opportunément en tête et je vais jusqu'à chercher dans mes notes accumulées avant de sortir presque fièrement un parchemin que j'agite sous le nez de Dikkie : "Un saphir, il nous faut un saphir… On devrait voir les lettres du message apparaître au travers."
L'achat d'une pierre taillée me paraît d'abord au-delà de nos moyens, mais Dikkie, pratique, me dit qu'on peut la revendre une fois qu'on aura le message. Ça nous demande quasiment toutes nos économies, mais quelques heures plus tard, on déchiffre ensemble le message.
EN GAGE DE CE QUE TU POURRAIS APPRENDRE, NOUS AVONS DÉCIDÉ DE TE DONNER LE NOM DE CÉFIRO ALTAMIRA. UN FRÈRE ÉTERNEL POUR NOUS.
"J'ai déjà vu ce nom", je commente.
"L'historien... celui qui a retracé l'implantation des familles du... nord en Andalousie", se souvient Dikkie, évidemment.
Un homme de la génération de ma mère, je réalise sans savoir quoi en faire. Comment enquêter d'ici sur un homme qui écrit sur l'histoire et non qui soit dans les livres ?
"Retournons à la bibliothèque", décide immédiatement Dikkie et je ravale mes doutes pour la suivre, content qu'elle mette autant d'énergie dans cette affaire.
Le nombre de livres écrits par ce Céfiro se monte à une dizaine. La bibliothèque de Londres en possède sept. On peut dire qu'il a écrit un livre presque chaque année. Tous tournent sur l'histoire de la magie mauresque. Pas un sujet évident pour un Altamira.
Sur les conseils de la bibliothécaire, nous cherchons des recensions de ses autres livres dans des magazines spécialisés. Un vrai travail d'enquête. C'est comme ça, au détour d'une phrase, qu'on apprend que "ce jeune historien prometteur et iconoclaste aura trouvé une fin tragique bien trop tôt." Le texte est signé par un professeur de l'Université de Londres — un certain Horatius Lasting. Dikkie me traîne dans les couloirs jusqu'à ce qu'on trouve son bureau. Peut-être que si Cyrus ne m'avait pas dit que c'était un type ouvert, je n'aurais pas osé.
"Un homme que je n'ai que trop peu croisé", raconte Lasting quand il a surmonté la surprise de voir de jeunes Aspirants s'intéresser à l'histoire sorcière ibérique. Je ne sais pas si mon invention de projet de recherche sur l'Andalousie, ma région d'origine, pour l'expliquer à mes pairs, le convainc réellement. "Un esprit aiguisé qui m'a impressionné néanmoins."
"Comment a-t-il disparu ?", le relance Dikkie.
"Il se serait suicidé", regrette Lasting après une longue hésitation
"Vous n'avez pas l'air certain", remarque ma petite amie.
"Votre ami sera peut-être d'accord pour reconnaître... vous êtes après tout des apprentis Aurors, que l'Andalousie est sans doute un endroit où certaines personnes se suicident plus fréquemment que d'autres... Les Moriscos notamment", il souligne en me regardant.
"Altamira n'est pas un nom mauresque", je trouve la ressource de lui rétorquer.
"Mais Céfiro s'intéressait de très près à leur destin... On le disait fiancé avec une femme de cette communauté... Comme son ancêtre légendaire Amaro avant lui — disaient certains. Et, une fois, à Madrid, il m'a présenté une jeune femme... aussi superbe qu'impressionnante... une Andalouse... comme vous", il souligne. Après un silence pensif, il ajoute : "Je n'ai bien sûr aucune preuve de ce que j'avance. Mais les historiens se suicident peu. Ils ont toutes les raisons du monde d'être immunisés contre les déceptions que la vie réserve à leurs contemporains. Y a-t-il une injustice sans précédent ?", il se questionne, les yeux dans le vide. "Encore moins quand ils ont des livres en cours d'écriture comme Céfiro était réputé l'être. Des manuscrits qu'on n'a jamais retrouvés... Des pertes pour la science."
oooo
"Est-ce que tu ne vas pas un peu vite en besogne ?", s'interroge Dikkie quand, une fois seuls, je lui raconte que Céfiro pourrait être l'amant inconnu de ma mère, avant cet Allodia chez qui elle a été retrouvée pendue. En un mot, mon père.
"Crois-moi, il y a peu de sangs purs qui osent la mésalliance avec des Maures officiels", je réponds avec humeur. "Des gens de la même génération qui se suicident... même l'historien..."
"Des preuves, Aspirant Soportújar !"
"S'il y avait eu des preuves, je m'appellerais Rafael Éolo Altamira de Piedra Fuerte !",
Dans ma tête, c'est Alcides Fervi qui dit ça, avant de répéter que ce serait un nom plus facile à porter que "Soportújar", évidemment. J'essaie d'imaginer ma si jeune maman — mon âge à peine — rêvant d'un avenir pour moi durant sa grossesse. Un avenir où j'avais un père et, elle, un mari avec une stature sociale impressionnante. J'essaie de me dire que rien n'est moins sûr. Que je projette des relations idylliques entre Azahara et Céfiro. Que Dikkie a raison de souligner que je n'ai aucune preuve. Mais je n'arrive pas à me convaincre.
Céfiro s'est suicidé comme ma mère, trois ans plus tard. On a pourchassé ma grand-mère et on a fini par avoir sa peau. Et, il n'y a pas un mois, on a essayé de m'enlever ou de me tuer dans les ruelles de Grenade en utilisant des garçons encore plus désespérés que moi. Qui que soit la Hermandad, ils étaient les seuls à avoir donné des éléments qui donnent du sens et de la consistance à tout ça. Un destin de mouton noir, construit de toutes pièces par d'autres, je décide en serrant les poings. Ça faisait longtemps.
2021 (Iris)
La cage de verre n'explose pas. Le haut se désagrège sous les sortilèges de mon équipe sans trop d'éclats de verre. Sopo s'est accroupi les deux mains sur la tête pour se protéger. À le voir, patient et désarmé, j'avoue que je dois me gendarmer et ne pas oublier de rester prudente envers lui. Un infiltré, ça se retourne. Il pourrait être un piège laissé à notre intention. Il pourrait même ignorer être un piège.
"On le lévite ?", questionne Mark avec impatience.
"Andrew et toi. Les autres, on reste vigilants."
"Tu le connais, ou pas ?", souffle Aidan pas assez bas pour ne pas être entendu.
Tout le monde attend ma réponse, pas de mystère. Parfois, trop souvent peut-être, je considère sa familiarité comme un moyen de dépasser la trop grande retenue des autres. Mais là, je n'ai pas de doute.
"La question n'est pas ce que je sais de lui, Logan", je réplique, et l'emploi de son patronyme lui fait hausser les sourcils et acquiescer martialement. Pas que j'en sois fière, mais je ne suis pas là non plus pour être gentille ou ménager sa fierté. Sans compter que ça sert utilement de mise en garde aux autres.
Sortir Sopo de sa gangue de verre prend plusieurs essais qu'il subit patiemment. Quand Mark et Andrew le déposent au sol, je répète à mon équipe de rester vigilante et, cette fois, ami ou pas, personne ne moufte.
"Eolynn avec moi. Examen. Les autres, en joue."
Vu mes sorties précédentes, ils ne sont pas foncièrement surpris et s'exécutent. Sopo a toujours son air patient et résigné, même si son regard doré me paraît essentiellement curieux à chaque fois qu'il se pose sur moi.
Je fais tous les contrôles — déguisement, poison, imperium, suggestions — auxquels je peux penser. Eolynn les double avec concentration et sérieux. Je pourrais déléguer, mais je décide que je m'en voudrais trop. Je le fouille donc moi-même, magiquement puis manuellement, à la recherche d'une baguette — et je n'en trouve pas. Pas plus que d'armes blanches ou de poing. En fait, il n'a rien dans ses poches ou dans ses chaussettes, ou dans ses sous-vêtements, pas même un mouchoir.
La conclusion logique est qu'on n'est pas les premiers à le fouiller. Je regarde Eolynn et je vois qu'on est d'accord, avec la même réticence à accepter notre propre conclusion. On baisse ensemble nos baguettes, je suis contente de voir que les autres, eux, ne bougent pas.
"Satisfaite... Auror Lupin ?", se risque Sopo. Il a une voix un peu rêche et rauque, comme s'il avait soif. Ce qui peut être le cas.
"Pour l'instant... Auror Soportújar", je réponds donc en lui tendant une gourde que j'ai sortie de mon équipement.
"Tu hablas español", il constate, une fois qu'il a pris une longue gorgée d'eau.
"Suffisamente", je confirme. "Mi portugués mejora."
Il hoche la tête comme si c'était évident et logique — ce qui est le cas, mais je le remarque quand même.
"J'adorerais parler du bon vieux temps ou de mes compétences linguistiques, mais il paraît que l'horizon doit changer de relief par ici", je le relance, et il a un éclair dans les yeux qui dit bien qu'il a compris la référence aux messages. Je ne sais pas exactement ce que ça lui inspire dans le fond.
"Le rituel a commencé" est sa sobre réponse en anglais.
"On sait."
Par contre, on ne sait pas ce qu'il fiche dans une cage en verre. Il semble qu'il l'entend sans que je lui explique.
"Je ne savais pas où... où l'extérieur en était", il commence. Il y avait comme une majuscule à ce mot "extérieur" quand il le prononce. "J'ai... j'ai voulu retarder... le processus. Laisser plus de temps. J'ai commencé un contre-rituel... pas très loin d'ici — mais ils ont peut-être condamné la pièce ; le plus rapide pour eux... J'ai été découvert et traîné devant Leales", il raconte sans amertume. "Il a trouvé que le meilleur linceul serait ces corridors... sans parler du fait d'attendre d'être consommé par le flux magique du rituel..."
"Il en a dit autant ?"
"Les gens deviennent très bavards quand ils pensent que leur secret périra avec vous."
Je lui accorde le point d'un demi-sourire.
"Elle t'a envoyé me sauver ?", il questionne alors, changeant totalement de registre. Ou plutôt revenant à ce registre intime qui n'a pas réellement lieu d'être selon moi. Mais peut-être qu'il a besoin de mesurer qui nous sommes. Peut-être que, moi aussi, je postule qu'il doit nous faire confiance sans prendre la peine de construire les raisons de cette confiance.
"Non. Je suis celle... enfin, Mark, et comme je suis sa cheffe, ça m'est retombé dessus, est celui qui a repéré les emprunts bibliothécaires de Siofra", je lui explique en allant jusqu'à désigner Wang de la main. "En creusant, on a fait sortir Bruxelles et tes collègues espagnols de leur réserve... et gagné le droit d'être ceux qui nettoient ces corridors."
"Le temps est compté pour ce nettoyage", il souligne.
Je fais signe à Eolynn, qui regarde sur son jeton et nous renseigne : "7 heures et douze minutes d'après les experts. Ils demandent d'ailleurs si on a identifié l'infiltré..."
Une brûlure dans ma poche m'interrompt avant que je ne réponde. J'hésite, mais ne trouve aucune justification à ne pas regarder un message m'arrivant par jeton. C'est Caradoc. Pour la première fois depuis longtemps. "Relevés utiles ?" est sa question. Je manque de lui répondre que j'ai trouvé l'infiltré en le faisant. "C'est le plan", je me contente de rappeler sobrement. Il va me falloir plus que ça pour abattre mon jeu.
"Darnell", j'explique néanmoins à haute voix pour mon équipe.
"Il se rappelle que tu existes", commente Mark, et je crois bien que tous les autres sont de son avis. Facile, c'est aussi le mien.
"Ils ont dû se faire rappeler à l'ordre", je postule au moment où arrive un autre message qui me demande si on est loin du but. "Eolynn, estimation de la distance ?"
"Une heure", elle répond et j'entends sa réticence. Elle n'a pas très envie, elle non plus, de jouer collectif.
"Je lui réponds qu'on y sera avant eux s'ils sont bien où on croit", j'annonce en m'exécutant. "Et d'ailleurs allons-y. Sept heures, c'est beaucoup et peu en même temps."
"On fait quoi de lui ?", questionne Eolynn en désignant notre rescapé.
"On l'emmène. Shannen, Bruce, surveillance rapprochée. Rien de personnel", je rajoute pour Sopo alors que mes subordonnés se mettent en place.
"Non, je vois ça", est sa réponse presque amusée.
"Et l'identification ?", me rappelle Eolynn, avec à propos. Tous les regards sont sur moi comme des brûlures.
"Probable", je décide.
Eolynn hésite un quart de seconde puis se résout à transmettre cette formulation.
"Il y a une autre équipe ?", questionne Rafael Soportújar au bout de deux nouveaux corridors.
"Partie du manoir écossais", je confirme sobrement.
J'attends, mais il ne creuse pas. Il a l'air beaucoup plus occupé à regarder les parois jusqu'à s'arrêter net et affirmer : "C'est ici. Le contre-rituel, je l'avais commencé derrière ce mur." Il pose ses deux mains sur la maçonnerie qui semble en effet assez sommaire, ferme les yeux et continue. "Ils n'ont pas pris la peine de l'arrêter."
"C'était quoi, ce contre-rituel ?", je décide de demander. Eolynn regarde sa montre et les autres se retiennent de poser des questions — ils font bien.
"Créer une rupture, un champ immun à la magie, dans le réseau de corridors... qui a un dessin bien particulier — j'espère que vos experts s'en sont rendu compte."
Mark acquiesce, croise mon regard et détourne les yeux. Le manège n'échappe pas à Sopo.
"Faut pas lui en vouloir. Ton ancien aspirant, non ? Je vous observe depuis tout à l'heure. Rien que dans son lancer de sorts... je te retrouve... "
"A-t-on le temps pour ces petits jeux, Sopo ?", je soupire.
"Bonne question, Iris Lupin", il me rétorque, sur un ton qui est si clairement piqué à ma mère que je ne sais qu'en faire. "J'aimerais qu'on ait le temps de récupérer ma préparation et qu'on l'emmène avec nous. Puisqu'on est partis pour s'approcher. Autant avoir avec nous de quoi bricoler des choses... "
Aidan ne dit pas qu'on a de quoi dans nos musettes, mais je pense que tout le monde entend combien il se retient. Même lui en est gêné, je pense.
"C'est transportable ?", je m'enquiers plutôt.
"Oui, c'est stable, un cercle qui réunit diverses potions contenues dans des chaudrons d'or... un champ magique tellurique, comme celui qu'ils comptent appeler, produira une chaleur qui les fera fusionner mais... le cercle résistera, créera un point de fragilité... dans l'idéal, il faudrait un réseau de cercles, mais... "
"C'est ce que nous sommes chargés de créer", je l'interromps parce que je n'ai pas besoin d'un autre briefing. J'ai besoin qu'on avance et qu'on passe à l'action. "Du coup, le mieux est-il de laisser ce dispositif là où il est ou de l'intégrer... "
"On devrait demander aux gars du Département", essaie Eolynn.
"Mais d'où sortirions-nous ce cercle ?", je lui oppose.
"Je ne sais pas exactement pourquoi tu ne veux pas dire qu'il nous l'a donné."
"Parce que les ordres sont de protéger les infiltrés", je lui rappelle. "Pas de clamer qu'ils nous conseillent. On ne sait pas ce qui peut fuiter. L'incertitude, celle-là du moins, me paraît nous créer un avantage."
"On peut dire avoir trouvé ce dispositif sans personne — sauf ton respect", elle objecte encore. Décidément, elle a gagné en assurance.
Je rumine qu'elle a raison. "Ok, transmets qu'on a trouvé un dispositif de contre-rituel semblable à celui conseillé. Je te parie que tu en auras vite assez de répondre aux questions des gars des Mystères, mais admettons que ça aboutisse à un bon conseil."
"Faudrait pas plutôt qu'on avance, Iris ?", questionne Shannen pendant que Eolynn écrit. On s'est tous assis, tirant nos gourdes et nos fioles de soutien. Je partage avec Sopo.
"Si on n'a pas de réponse au bout de nos cinq minutes de pause, je mets ça aux voix", je réponds, soutenant le regard de Sopo. "Je veux bien que tu exprimes tes idées — dans mon équipe, on s'exprime", j'explicite. Je retiens que c'est pour moi la justification de pouvoir emmener les gens "en enfer". Je ne suis pas là pour me justifier.
"Je vois ça", il commente, avec un regard scrutateur que je ne m'explique pas totalement. J'attends. Rien de plus ne vient. Je soupire et il se décide : "Stupidement, je te compare à quelqu'un qui est peut-être ta mère et ton Commandant suprême, mais pas ta mentore ou quelqu'un qui a directement forgé ta pratique… Votre autorité n'est pas exactement au même endroit. Une fois que je t'ai dit ça, je ne t'avance en rien. Donc, oublie."
Aidan ravale un sourire que Sopo ne rate pas. "Tu la connais depuis longtemps, non ? Désolé, je ne sais pas ton nom."
"Agent principal Logan, Aidan Logan. Oui, je connais Iris depuis nos onze ans. Je lui fais une confiance absolue là maintenant, pour qu'on réussisse notre mission et qu'on fête ça au pub."
"Tu sais quoi, Auror Lupin", reprend Sopo, se détournant très brutalement de Logan pour braquer ses yeux dorés sur moi. "Une solution serait de relier ce dispositif aux autres plus tard. Puisque vous en avez sûrement. Le localiser avec précision et le relier plus tard."
"Tu as des connaissances... pratiques en rituels... qui dépassent de loin... ce qu'on apprend à l'Académie", je décide de formuler.
"Si tu avais lu mon dossier... tu saurais sans doute que je les avais avant d'entrer à l'Académie... — au moins leurs bases... Mais, tu n'as pas lu mon dossier ; pourquoi l'aurais-tu lu — je n'étais pas là... "
"Iris, ils disent de laisser le dispositif là où il est et de le relier aux autres", m'informe alors Eolynn — et je me dis qu'heureusement quelqu'un reste concentré sur notre relation avec le monde extérieur.
Sopo, lui, hoche la tête comme si c'était une grande surprise. Je me prends à me dire que ce type a peut-être le triomphe modeste et que c'est une chouette qualité.
