S'excusant d'un poli signe de tête en direction de la retardataire, Emma récupéra sa veste de costume qu'elle avait abandonnée sur le dossier de sa chaise avant de suivre de près la brune qu'elle rattrapa non sans mal. Malgré les talons hauts qu'elle portait, celle-ci marchait incroyablement vite.

« C'est une affaire difficile, à en voir la mère comme le fils. » Souffla-t-elle en arrivant à sa hauteur.

« Les gens ne montrent leur vraie nature que lorsqu'ils sont poussés dans leur retranchement, c'est pour cette raison que les humains sont si vicieux. » Marmonna Regina avant d'accélérer le pas.

Elle n'avait aucune envie de perdre son temps à discuter de l'audience avec sa nouvelle collègue, elle devait au plus vite se pencher sur le dossier pour se remettre au travail. Il y avait des zones d'ombres – beaucoup trop de zones d'ombres – mais elle avait bien l'intention de les attirer, les unes après les autres, sous la lumière de son jugement.

Sans un mot de plus, elle continua d'avancer – creusant ainsi la distance qui la séparait de la blonde qui s'était arrêtée en écoutant sa réponse. Elle arriva finalement devant le petit bloc de pièce réservé à la chambre des crimes de mineur et salua Ashley d'un simple hochement de tête.

« Madame Mills ! La maman de Devin est là. » Annonça la secrétaire, un air grave sur le visage.

La brune la regarda fixement, les yeux ronds. Que devait-elle faire ? Elle ne pouvait tout de même pas renvoyer cette mère de famille en plein deuil mais que pouvait-elle faire de plus pour elle, si ce n'est rendre justice à son enfant ?

Après quelques secondes d'hésitation, elle prit une profonde inspiration pour s'armer de courage puis elle posa le pied dans son bureau où une jeune femme, au teint pâle, à la mine fatiguée et aux yeux cernés l'attendait bel et bien. Elle déposa ses documents sur son bureau avant de venir s'asseoir, face à elle, autour de la petite table qu'Ashley avait visiblement désencombré pour leur rencontre.

Pendant quelques longues minutes qui parurent interminable, les deux femmes se regardèrent sans prononcer le moindre mot. Finalement, ce fut la mère de la victime qui brisa le silence qui devenait de plus en plus pesant :

« J'ai entendu dire que c'était un jeune délinquant. C'est vrai ce qu'ils disent ? Il n'ira pas en prison ? Comment quelqu'un de si jeune est-il capable de commettre un tel meurtre ? Comment quelqu'un, comment un peu peut-il couper les bras et les jambes d'un jeune enfant ? Et pourquoi... Comment se fait-il qu'il ne soit pas envoyé en prison ? »

Face à son regard vide, Regina ne sut soudainement plus quoi dire. Elle voulait sincèrement la rassurer, lui faire savoir que l'assassinat de son fils ne resterait pas impuni et pourtant, aucune des phrases qu'elle formulait dans sa tête n'étaient assez significative pour oser être prononcées.

« Madame... » Souffla-t-elle en cherchant ses mots.

« Je n'arrête pas de voir Devin dans mes rêves. A chaque fois, il ne fait que pleurer, sans ne jamais dire un seul mot. Mon enfant ne fait que pleurer, madame la juge ! Vous savez, lors de son premier anniversaire, Devin a attrapé une ficelle en laine comme le veut la coutume chez nous. Celle qu'il tenait dans ses mains symbolisait la longévité mais la ficelle s'est cassée. C'était l'ancienne ficelle de mon premier anniversaire, c'est à cause de ça que mon enfant est...C'est ma faute s'il n'est plus là, tout est ma faute. » Annonça la jeune femme qui pleurait à chaudes larmes.

La brune était sincèrement désolée pour cette mère de famille qui voyait son monde s'écrouler sans ne rien pouvoir y faire. Elle voulait lui assurer qu'elle n'y était pour rien, lui faire savoir que la culpabilité qui la rongeait n'avait pas lieu d'être, lui dire que cette ficelle usée par le temps n'était qu'une simple coïncidence mais elle ne pouvait pas, elle n'y arrivait pas.

Devant ce chagrin affiché sans honte, sans barrière, elle ne parvenait à formuler aucun mot. Elle avait comme perdu l'usage de la parole, sa voix était comme bloquée dans sa poitrine et elle se retrouvait spectatrice de cette douleur qu'elle ne pouvait soigner. Sans quitter des yeux les perles d'eau salées qui roulaient sur ce visage déjà bien torturé par la fatigue, elle empoigna la boite de mouchoir qui se trouvait sur son bureau pour la glisser devant cette mère endeuillée.

Ce n'était pas grand-chose, moins qu'une bouteille à la mer dans son océan de souffrance, mais elle ne pouvait faire plus pour le moment.

« Ça, ce sont des plats que Devin adorait manger. Je sais que vous ne pouvez pas accepter de cadeau mais j'y tenais. » Annonça-t-elle en posant sur la table un petit sac en carton duquel s'échappait une odeur des plus alléchantes.

Le prenant entre ses mains, Regina voulu tout d'abord refuser mais face aux pleures qui résonnaient de nouveau dans la pièce, elle se résigna. Elle senti la chaleur de la nourriture caresser les paumes de ses mains à travers les récipients et elle se demanda à quel point les cuisiner avait dû être dur pour cette jeune femme qui venait de tout perdre.

« Merci, je vous remercie. » Souffla-t-elle tout bas.

La jeune femme sembla touchée de ne pas recevoir de refus et ses sanglots se calmèrent peu à peu. Elle retrouva finalement son calme et se sentit honteuse d'avoir accaparé la juge aussi longtemps, elle lui faisait perdre son temps – pourtant si précieux – avec ses larmes au lieu de la laisser travailler. Après s'être longuement excusé, elle s'en alla rejoindre son époux qui commençait à s'inquiéter.

La brune laissa s'échapper un profond soupir de soulagement en voyant la porte se fermer. Très sincèrement, elle n'était pas certaine de pouvoir rester neutre plus longtemps. Elle ne devait, en aucun cas, partager la peine de cette mère mais elle ne savait que trop bien ce qu'était la douleur qu'elle ressentait, ce vide qui avait élu domicile à la place de son cœur, cette lourdeur dans l'estomac... Quelques secondes de plus en sa présence aurait suffi pour la faire pleurer à son tour et ça, elle se le refusait.

Le cœur lourd, elle retourna à son bureau pour se replonger dans son dossier. Elle ne releva la tête de ses papiers que bien plus tard, le soleil avait quitté le ciel pour laisser place à la nuit et les muscles de son dos lui faisaient regretter d'être restée aussi longtemps dans cette position inconfortable. Pendant qu'elle se massait doucement la nuque, elle posa les yeux sur la photo du petit Devin qu'elle avait affiché sur son bureau.

Le jeune garçon souriait de toutes ses dents. Apparemment, cette photo avait été prise pour immortaliser sa rentrée des classes quatre mois auparavant. Son sac à dos bleu avec des dizaines de petits dinosaures en décoration sur le dos, ses cheveux bruns parfaitement coiffés sur son front et ses yeux pétillants de vie, il ressemblait à n'importe quel enfant, heureux de pouvoir retrouver ses amis à l'école.

Cet enfant aurait dû avoir la vie devant lui. Il aurait dû continuer sa scolarité avec le même sourire débordant d'insouciance jusqu'au moment où il serait entré dans une prestigieuse école pour rentrer ses parents fiers. Sans doute serait-il devenu médecin ou architecte, peut-être aurait-il préféré consacrer sa vie aux autres en devenant pompier ou ambulancier. Quoi qu'il en soit, il aurait dû avoir le droit de choisir, il aurait dû avoir le droit de vivre mais ce droit, pourtant inaliénable, lui avait été ôté de la pire des manières.

Ce garçon avait une bonne bouille d'enfant, il aurait sans doute accompli de grande chose à l'avenir pour rendre le monde meilleur mais, à présent, tout ce qui restait de lui se résumait à quelques photos et une sordide affaire d'homicide. Sa vie lui avait été volé et la seule trace qu'il avait pu laisser de son passage sur terre n'était autre que l'histoire de sa mort.

Devin méritait mieux que ça. Il méritait mieux que d'avoir des centaines de milliers de personne, agglutinées devant leur poste de télévision, à la recherche de la moindre information sur cette affaire pour satisfaire leur curiosité morbide. Il méritait d'être respecté et honoré à sa juste valeur, il méritait que le monde ait connaissance de l'enfant qu'il avait été plutôt que de la victime qu'il était. Il ne méritait pas d'être un sujet de discussion sur une émission ou autour d'un repas familiale, il ne méritait pas d'être traité comme un monstre de foire, il ne méritait pas non plus de voir son histoire être récupéré de la pire des façons par tous les bords politiques dans le but de propager un peu plus leurs idéaux.

Tout ce que cet enfant méritait, c'était de reposer en paix et pour l'aider à atteindre ce repos bien mérité, Regina était déterminée à lui rendre justice. Nicholas Zimmer ne s'en sortirait pas, pas après avoir ôté la vie à un innocent, pas après avoir détruit la vie d'une famille entière et certainement pas après en avoir ris.

Ses yeux glissèrent sur le reste de la pièce qui était légèrement éclairé par la lampe allumée sur son bureau et elle constata qu'il n'y avait aucune trace de sa collègue. Emma n'avait pas pointé le bout de son nez après les quelques mots rapidement échangés à la fin de l'audience. La blonde n'était même pas revenue pour chercher son hideuse veste en cuir rouge qui pendouillait depuis le dossier de sa chaise. Regina avait pourtant l'impression de ne pas avoir été acerbe dans sa manière de lui répondre, elle était tellement en colère de la réaction de Nicholas mais elle avait, tout de même, veiller à ne pas s'emporter sur la jeune femme alors pourquoi celle-ci n'avait pas daigné revenir ?

Soupirant, elle décida de tout simplement laisser tomber. L'affaire sur laquelle elle travaillait était bien trop importante pour qu'elle ait le temps de se prendre la tête avec les sentiments de sa jeune collègue. Elle empoigna sa tasse de café qui était vide depuis déjà bien longtemps et se demanda s'il y avait une chance, même infime, pour elle de trouver du café sans avoir à mettre le pied en dehors du tribunal.

Alors qu'elle était sur le point de quitter son bureau, elle remarqua le petit sac que la mère de Devin lui avait déposé un peu plus tôt dans la journée. Elle l'avait laissé sur la table en l'avait complètement oublié. Elle s'en approcha et déposa les divers contenant devant elle. Elle ne pouvait empêcher ses mains de trembler alors qu'elle observait les petits récipients isothermes décorés à l'effigie de divers dinosaures.

Comme tous les enfants de 9 ans, Devin devait beaucoup apprécier ces animaux d'un autre temps.

La brune avait toujours eu du mal à comprendre d'où pouvait bien venir cette fascination envers les dinosaures. Pourquoi est-ce que tous les jeunes garçon, à un moment donné de leur enfance, étaient en admiration face aux reconstructions de ces animaux qui avaient tout pour être terrifiant ? Comment cet intérêt pouvait bien naitre en eux ? Elle n'en avait pas la réponse et ne l'aurait sans doute jamais.

Lentement, très lentement, elle dévissa le bouchon de la gourde ce qui lui permit de découvrir ce qui semblait être un velouté d'épinard dont l'odeur ne se fit pas prier pour envahir la pièce. Elle souleva ensuite le couvercle du plateau repas et ne put s'empêcher de sourire tristement en voyant des nuggets en forme de dinosaure. Elle en avait si souvent mangé, à tel point qu'elle avait fini par les détester. Il y avait également des coquillettes accompagné de petit dés de jambon, de l'omelette roulée coupée en lamelle mais aussi du riz aux carotte.

Voir toute cette nourriture, bien que chaque plat eût l'air excellent, lui retourna l'estomac. Elle eut un haut de cœur et s'empressa de remettre le couvercle à sa place, elle abandonna le tout sur la table et retourna s'asseoir derrière son bureau.

Regina tenta de se concentrer sur les documents qu'elle avait juste sous les yeux mais l'odeur des bons petits plats étaient bien trop présente pour qu'elle y parvienne. Elle ne pouvait détacher son regard du plateau comme s'il s'agissait d'un ennemi qui pourrait l'attaquer si elle venait à baisser sa garde.

Elle ne comprenait pas pourquoi la mère de Devin s'était donné autant de mal à lui préparer tous les plats que son fils avait l'habitude d'aimer manger. Elle n'arrivait pas à saisir la symbolique derrière ce geste. Prendre le temps de tout cuisiner, tout en sachant pertinemment que l'enfant n'était malheureusement plus là pour se régaler... C'était un véritable crève-cœur. Elle n'osait imaginer la douleur qui avait dû l'habiter tout du long.

Soupirant, elle se releva. Elle ne pouvait décemment pas laisser autant de nourriture finir à la poubelle, pas en sachant tout le courage qu'il avait fallu à la jeune femme pour y arriver. Elle s'installa alors sur l'une des chaises et attira le plateau face à elle. Elle resta stoïque pendant de longues minutes avant d'enfin plonger sa fourchette dans le riz, elle le tripota nerveusement avec son couvert avant d'en attraper quelques grains qu'elle porta à sa bouche.

Elle eut, presque immédiatement, envie de tout recracher. La nourriture était loin d'être mauvaise, bien au contraire, mais son être tout entier n'était plus que douleur. Se faisant violence, elle avala difficilement ce qu'elle avait dans la bouche avant de continuer avec un peu d'omelette, sans oublier le velouté d'épinard dont elle but une gorgée directement à la bouteille.

Lorsqu'elle croqua dans un nugget en forme de dinosaure, ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase de son cœur. Alors qu'elle mâchouillait lentement le morceau de volaille, les larmes roulaient silencieusement le long de ses joues, ruinant au passage le maquillage qui recouvrait ses cernes bien marquées.