I'm nothing special, in fact I'm a bit of a bore
If I tell a joke, you've probably heard it before
But I have a talent, a wonderful thing
'Cause everyone listens when I start to sing
I'm so grateful and proud
All I want is to sing it out loud

La main d'Anastasia est fiévreuse alors que Bruce l'aide à s'extirper gentiment de la voiture. Devant eux se dresse le Conservatoire des Arts Classiques de Gotham, lequel ressemble bien plutôt à une cathédrale gothique avec ses longues fenêtres en ogive et les gargouilles décorant sa façade – les fondateurs originels de la ville avaient une préférence esthétique des plus particulières, et cette préférence persiste à s'imposer encore aujourd'hui malgré les efforts de rénovation d'architectes plus modernes et contemporains.

Le directeur, Carlos Fitzjames, les attend sur les marches, arborant une cravate blanche sur sa chemise noire et son veston noir. C'est le genre de détail incongru qui vous reste à l'esprit pendant des semaines, et Bruce sent déjà monter l'agacement – enfin, ce n'est pas la faute du directeur, l'homme n'est pas venu pour recevoir des critiques sur ses choix vestimentaires.

« Directeur, c'est un plaisir de vous voir. »

« Je vous retourne le compliment, M. Wayne. Est-ce votre fille qui se cache à moitié derrière vous ? »

Anastasia respire un peu fort, sa main se contractant et se relâchant sur les doigts de son père qui ne bronche nullement face aux changements de pression, et elle vise résolument un point au-dessus de la tête de Fitzjames alors qu'elle s'adresse à lui non sans hésitation.

« Monsieur... »

Le directeur sourit aimablement, habitué aux artistes caractériels et émotionnellement fragiles ainsi qu'aux enfants qui débutent à peine dans les arts du spectacle et restent incertains de leur potentiel.

« Puis-je exprimer que c'est un honneur de rencontrer la petite-fille de Martha Kane, une de nos plus grandes bienfaitrices. Qui sait, peut-être qu'un jour, tu joueras dans l'une des salles qu'elle a aidé à rénover ? »

Anastasia penche la tête sur le côté, son expression perdant de sa neutralité pour se faire légèrement inquisitrice.

« Cela dépendra des acoustiques. Et de l'instrument. »

Fitzjames leur fait signe d'approcher, les invitant à le suivre dans les tréfonds du conservatoire. À l'intérieur, les couloirs sont clairs et lumineux, le sol dallé d'un jaune pâle vaguement apaisant.

« Oui, ta lettre disait que tu sais jouer du piano et du violon, n'est-ce pas ? C'est ta mère qui t'a donné des leçons ? »

« Mmh hmm » fredonne la fillette – Bruce ne peut pas s'empêcher de nommer sa première-née une fillette, elle a l'air si petite, elle rentre dans des robes taillées pour une enfant de neuf ans voire dix si on veut se montrer particulièrement généreux. « Un être humain complet a besoin de maîtriser un art au minimum. Les animaux ne connaissent rien à l'art. »

« Pas vrai » la corrige doucement son père. « Il y a un gorille qui peint des tableaux, et avec beaucoup plus de talent que moi. »

« Alors le gorille est une personne et mérite d'être reconnu en tant que tel » conclut nonchalamment Anastasia, comme si c'est l'évidence même, et Fitzjames sourit du coin de l'œil, visiblement amusé par une telle candeur dans le raisonnement.

Leur destination se trouve au deuxième étage, une pièce aux allures de salon dans lequel ont été arrangées une douzaine de chaises en demi-cercle autour d'un piano. Trois des chaises sont occupées, et Anastasia frémit lorsque trois paires d'yeux se posent sur elle et Bruce.

« N'aie pas peur, d'accord ? » lui murmure le Chevalier Noir. « Ce sont simplement les juges, tout ce qu'ils feront, c'est écouter ta musique. Tu n'as rien à craindre d'eux. »

Les ongles de sa fille menacent néanmoins de lui entamer la peau alors qu'elle se présente d'une voix à peine audible et hoche la tête avec raideur tandis que les juges lui donnent leurs propres noms, et Bruce se retrouve à l'accompagner jusqu'au piano pour qu'elle puisse se percher sur le tabouret, gigotant pour que sa jupe ne se retrouve pas à l'étrangler en tirant sur son col et à faire des plis inconfortables sous ses fesses.

Anastasia souffle bruyamment par la bouche alors qu'elle pose les deux mains sur le clavier, tandis que Bruce s'installe sur l'une des chaises avec les autres adultes. Un instant de silence, avant qu'une note hésitante s'élève dans l'atmosphère confinée.

La note est bientôt suivie d'autres, tandis que la musicienne en herbe teste l'instrument qu'elle a reçu, des notes qui se fondent les unes dans les autres, s'enchaînent le plus naturellement du monde, glissent et dansent dans les airs, blanches et noires suivant le rythme de la partition, et puis Anastasia ouvre la bouche et –

Bruce sait que sa fille chante, tous les soirs elle récite une prière qui sonne davantage comme une berceuse lorsqu'elle embrasse son petit frère, et la serre résonne quand elle se trouve à l'intérieur et que quelqu'un passe à côté, mais l'entendre comme ça, il sent son cœur se serrer alors que ça ne devrait pas.

Parce que – il n'y a même pas de mots dans cette chanson, Anastasia se contente de répéter les notes qu'elle joue sur le clavier mais à l'aide de ses cordes vocales, son filet de voix haut et clair comme la première lueur du jour quand le soleil ne fait pas encore mal aux yeux, quand le monde se réveille à peine dans la lumière jaune, quand les gens sortent à peine du sommeil et sont tout juste assez vifs pour penser bonjour, je suis là, je suis là.

Je suis là. Tout simplement.

Bruce bat des paupières. Il ne sait pas combien de temps vient de s'écouler, mais la musique s'est arrêtée. Anastasia a fermé la bouche, ses mains reposant sur ses genoux, ses pieds balançant faiblement d'avant en arrière alors qu'elle se voûte un peu en avant.

Un des juges renifle, puis Fitzjames prend la parole et après avoir écouté Anastasia, sa voix résonne de manière maladroite entre les quatre murs :

« Anastasia, mon petit, est-ce que ta mère t'a fait donner des cours de chant ? »

La fillette fronce les sourcils.

« Non ? Mais les domestiques m'ont montré comment réciter le Coran, et ils aimaient quand je le faisait. »

« Soprano » décrète l'un des juges, le regard brillant. « Souple et agile, mais vu qu'elle n'a pas encore atteint la puberté, ça pourrait évoluer – peut-être dans les graves, elle n'est pas montée très haut dans la tessiture... »

« Parce qu'elle n'était pas d'humeur, voilà » proteste sa collègue qui reniflait tout à l'heure. « Donnez-lui sa chance, elle nous produira des aigus à faire voler le cristal en éclats, j'en suis certaine. »

Fitzjames se tourne vers Bruce.

« M. Wayne, je dois vous supplier à genoux de ne pas laisser perdre la voix de votre fille. J'ai entendu des chorales et des solistes par dizaines après avoir accepté ce poste, et Anastasia pourrait bien compter parmi les meilleurs. Imaginez ce qu'elle deviendra avec de l'entraînement ! »

Le milliardaire considère sa fille. Quand il a décidé de l'inscrire pour une audition, il pensait que ce serait limité aux instruments de musique, et voilà que ça a tourné très différemment. Mais aucun plan ne survit au contact avec la réalité, n'est-ce pas ?

« Anastasia ? Qu'en penses-tu ? »

La fillette se triture l'extrémité de l'index.

« Après avoir couru, ça fait mal aux pieds et aux genoux. Si je chante, ça me fera mal à la gorge ? »

« On n'en viendra pas là » s'écrie aussitôt Fitzjames. « Vu ton âge, tes cordes vocales changent encore, il faut y aller doucement pour ne pas les endommager… si ça te fait mal, c'est que le professeur s'y prend mal. »

« Oh » souffle Anastasia. « Alors… pourquoi pas. »

Le directeur et les juges arborent des sourires radieux, à présent.

« Merveilleux, ma petite. Attends quelques années, et le monde entier voudra t'entendre chanter. »

So I say
Thank you for the music, the songs I'm singing
Thanks for all the joy they're bringing
Who can live without it? I ask in all honesty
What would life be?
Without a song or a dance, what are we?
So I say thank you for the music
For giving it to me

Pour ce chapitre, vous avez droit à Thank You for the Music par ABBA.