CHAPITRE 13 :

Le capitaine, très occupé par ses responsabilités, ne se rendait que rarement chez lui, se contentant de somnoler dans une antichambre attenante à son bureau, dans l'hôtel qui accueillait également ses mousquetaires. Sa demeure, située près des limites extérieures de la ville, était somme toute modeste pour un homme de son rang, mais à la fois somptueuse. De nombreuses boiseries ornaient les murs, les plafonds et le grand escalier qui menait à l'étage. En entrant dans le manoir, Aramis en apprécia les détails avec grande attention. C'était la première fois qu'elle venait à cet endroit, mais elle ne put réprimer un certain sentiment de familiarité : cette demeure lui rappelait beaucoup celle qui l'avait vue grandir à Noisy-le-Sec. Elle aurait donc pu se laisser émouvoir par des souvenirs de ses anciennes amours avec François, mais il n'en fut rien; il n'y avait que Philippe qui prenait place dans ses pensées.

« Agissez avec grande familiarité », l'avertit Tréville en se penchant à son oreille lorsqu'il la vit tourner le cou dans tous les angles. « Vous devez faire croire à nos domestiques que vous êtes une habituée de la place. »

« En effet! » répondit-elle en se raidissant légèrement, changeant aussitôt son comportement pour une attitude désintéressée. Le capitaine disait vrai : il ne fallait pas qu'elle oublie son rôle ou qu'elle baisse sa garde! Grâce au ciel, ici, au moins, elle ne serait pas constamment épiée et surveillée par des gens prêts à vendre tous ses secrets! Du moins le croyait-elle.

« Installez-vous et je vous rejoindrai pour le repas du soir, » dit l'homme en faisant signe à une femme de chambre qui n'attendait que son signal pour s'approcher. Puis, à la soubrette : « Assurez-vous que madame soit confortable. »

Aramis réprima un grognement. Elle n'avait pas besoin d'une servante, et encore moins d'une gouvernante qui la surveillerait! Mais le capitaine n'eut pas l'occasion de recevoir ses doléances, il était déjà reparti. Mais, se raisonna-t-elle, un peu de solitude lui ferait sans doute le plus grand bien. Malgré que 'solitude' fusse un bien grand mot : comment être seule quand tout votre être, toutes vos pensées était imprégnés de la présence d'une autre personne?

On la dirigea vers son appartement.

« Est-ce que vous aimeriez que je vous prépare un bain ce soir, madame la comtesse? »

Aramis sourit ironiquement; même une inconnue connaissait déjà son point faible!

Pendant que les domestiques s'affairaient ici et là, elle vaguait avec nonchalance à travers les couloirs de la maison tout en tentant de se distraire. Il était difficile de songer à autre chose que lui, de ne pas se remémorer chaque geste, chaque parole, chaque regard qui avaient provoqué leur rapprochement. Eux, debout devant le miroir. Le nœud dans le jabot de dentelle. Ses paumes sur ses épaules, ses doigts qui glissaient derrière sa nuque et se mêlaient à ses cheveux. Sa bouche sur la sienne…Puis, telle une avalanche, Philippe qui retournait son baiser, sa langue dans sa bouche, ses lèvres dans le creux de son cou, ses mains qui s'enflammaient sur ses cuisses…

Elle n'avait pas réalisé qu'elle avait cessé de marcher et, appuyée contre l'embrasure d'une porte, elle avait même fermé les yeux pour mieux revivre ce moment.

« Madame? » interrompit la domestique.

Aramis serra les dents et réprima un soupir d'exaspération. Elle ne serait définitivement pas seule ces prochaines heures!

«Ah, c'est vous. » Un long souffle de contentement fut poussé pour ajouter aux mensonges qui allaient suivre. « C'est toujours agréable de revenir à la maison, vous ne trouvez pas? » mentit la mousquetaire. « La vie au couvent n'est pas aussi luxueuse… J'aime prendre le temps de me remémorer les bons souvenirs!...»

La domestique parut mordre aux facéties.

« Monsieur vous attend pour le dîner… »

Déjà? Que le temps passait vite parfois! Un repas fut partagé avec son supérieur, à demi en silence. La présence des laquais les empêchait de tenir une conversation de mousquetaires, et Tréville était peu enclin à meubler l'espace de faussetés seulement pour paraitre courtois ou pour jouer un rôle de mari. On se contenta donc de commentaires sur le poulet servi, sur le muscat versé ou d'autres platitudes sur les personnes entrevues lors de la messe à laquelle ils avaient assisté le matin même. Aramis aurait eu mille choses à dire pourtant! et le nom de Philippe aurait été prononcé mille fois.

Après le repas, le bain promis l'attendait dans un boudoir à l'étage et, sans se faire aider, elle se dévêtit avant de se glisser dans l'eau chaude et parfumée. Est-ce que Philippe la trouvait belle? Peut-être devrait-elle se faire faire une nouvelle toilette…Quels étaient les goûts de Philippe? Elle lui demanderait son avis. Avait-il un parfum préféré? Elle le questionnerait bientôt aussi. Philippe, Philippe, Philippe….

Prendre un bain accompagnée d'une servante la divertit et lui rappela sa jeunesse, lorsqu'elle était encore sous la tutelle de son oncle. Cela faisait bien sept années qu'elle n'avait pas laissé une autre personne brosser ses cheveux et frotter son dos. La cuve étant plus grande que la bassine de bois que les marchands de bains offraient, elle put étirer un peu plus ses jambes et elle se délectait d'avance de prendre du temps pour rêvasser, ou juste se détendre….

« Ah! Madame! » l'interrompit de nouveau la jeunotte affolée.

Quoi encore?!

« Mais que vous est-il arrivé? »

Aramis se demanda qu'est-ce qui avait tant choqué l'autre quand cette dernière passa ses doigts sur son épaule : parmi d'autres, des traces rougeâtres, souvenirs de Belle-Isle et de la route vers Calais, s'y trouvaient.

Baste!

Fallait-il qu'elle soit si insouciante, si imprégnée de Philippe qu'elle en oublie encore l'essentiel?

Baste! Baste!

« Petite impertinente! » s'exclama aussitôt Renée en se couvrant vainement de ses mains. « Sortez d'ici! »

Mais n'attendant pas que la petite décampe, Aramis se leva d'un trait dans un ruissellement d'eau, passa rapidement un peignoir en terrassant la plus jeune d'un regard noir, et quitta la pièce en faisant claquer la porte derrière elle. Dans son empressement, elle avait toutefois oublié qu'il y avait deux sorties dans ce boudoir. L'une donnait sur son appartement, l'autre sur la chambre du capitaine lui-même. Aramis se trompa d'ouverture et se retrouva dans la chambre de son maitre alors que ce dernier y était.

La pièce que Tréville se réservait était petite mais paraissait délicieusement confortable. Un agréable tapis épais couvrait le sol, des tentures sombres cachaient les fenêtres, un large lit trônait contre le mur opposé à l'entrée du boudoir. Enfin, sur la gauche, un petit secrétaire de bois acajou était éclairé d'un beau chandelier; c'est là où l'homme était affairé, une plume à la main, quand sa subalterne fit irruption.

« Mais que faites-vous ici? » s'indigna-t-il en la voyant dans cet état si indécent. Il dirigea son regard à l'opposé.

Baissant les yeux alors qu'elle réalisait son erreur, rougissant, serrant son vêtement contre elle, la femme bredouilla son mécontentement envers la domestique, se plaignit des oreilles et des yeux indiscrets qui la cernaient jusqu'ici. Tréville, à voix haute, lui promit de la renvoyer. Puis il ajouta, tout bas : 'Je parie qu'elle a posé son oreille contre la porte. »

Aramis s'étouffa de rage, prête à pourfendre l'effrontée avec la lame du capitaine qu'elle chercha aussitôt des yeux. Ce dernier, plus calme, l'arrêta.

« Avons-nous quelque chose à cacher? Nous sommes, à leurs yeux, un couple marié.

Vous pouvez dormir ici. » Du menton, il désigna son lit. « J'ai du travail et je suis attendu très tôt demain. »

Impassible, l'homme se remit à son ouvrage sans s'incommoder davantage de la présence de son 'épouse'.

Gênée, elle s'approcha lentement du lit puis se glissa presque avec réticence sous les couvertures.

« Vous manigancez quelque chose! » grommela-t-elle.

« En effet! » répliqua-t-il par-dessus son épaule, sans pudeur. « Le rétablissement de ma réputation! »

Aramis comprit toute l'étendue de ce commentaire, étouffa encore nouveau juron et remonta les couvertures jusque sous son nez. Pendant quelques instants où seuls les grattements de la plume contre le parchemin se faisaient entendre, elle pesta contre l'autre homme, mais ses pensées prirent rapidement une autre tournure.

Philippe….

Malgré son extrême fatigue, elle n'arrivait pas à trouver sommeil. Comment dormir quand sa tête n'était remplie que d'images des événements de la veille, que d'images des événements qui pourraient se produire lors de leur prochaine rencontre. Leurs lèvres entremêlées. Leurs corps entremêlés. Comment en étaient-ils arrivés là? Elle leva le nez : Tréville, toujours concentré, lui tournait le dos, presqu'immobile. Elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller : de toute évidence, il n'entendait pas ses pensées.

Philippe…

Adultère... Le mot résonnait étrangement en elle. Est-ce que l'adultère n'était pas l'affaire de gens mariés? Il fallait peut-être plutôt utiliser le mot fornication. Et cette pratique, autant que la première, semblait fortement répandue. Philippe l'aimait, et ils avaient forniqués. Voilà. Était-il nécessaire d'en faire tout un plat et de se prendre la tête pour si peu? Le seul adultère qu'elle avait commis pourrait être celui envers la confiance que Tréville lui manifestait. Mais s'il n'en savait rien…si personne n'en savait rien, tout irait très bien!

Un péché sans réelles victimes en était-il vraiment un? Les seules victimes étaient les deux coupables…coupables de fornication? Pourquoi devrait-elle se sentir plus coupable qu'un autre? Qu'une autre? Pourquoi devrait-elle être plus coupable qu'Athos entrant fièrement à la caserne le matin en racontant ses aventures de la veille? Que Porthos montant les escaliers du bordel avec une fille sur chaque épaule? Que ces mêmes filles ricanant joyeusement, anticipant gaiement la nuit de folies? Que ces filles qui riaient plus ouvertement que les femmes des salons mondains…mais ces dernières riaient néanmoins, derrière leurs grands éventails, en se racontant comment elles échappaient à la vigilance de leurs époux…qui n'en avaient autant rien à foutre qu'elles puisqu'ils faisaient la même chose de leurs côtés!

Philippe…

Certes, leur rapprochement avait été étrange. Très rapide. Pouvait-il en être autrement? Que lui dirait-elle la prochaine fois? Serait-elle gênée? Serait-il gêné? Cueillerait-il ses baisers dès qu'il la verrait, dès que la porte se serait refermée sur eux? Ou est-ce qu'il l'ignorerait en feignant que rien ne s'était passé?

Philippe…!

Avait-il apprécié? S'était-elle montrée trop hardie? La jugerait-il? Ce n'avait pas été parfait, certes….mais c'avait été leur moment juste pour eux. Elle n'était pas parfaite non plus. Il n'était pas parfait, mais c'était lui, et c'était bien assez. Ils auraient bien d'autres occasions d'avoir plus de temps pour se parler, se connaitre d'avantage, de s'aimer…

Milles et uns scénarios surgissaient dans son imagination, la plupart étant de nature heureuse. Philippe s'enflammant en lui déclarant à nouveau son amour. Philippe l'embrassant fougueusement dans un coin sombre du palais. Philippe lui lançant discrètement des œillades délicieusement concupiscentes au milieu d'une foule de courtisans. Ils vivraient leur amour en secret, à l'insu de tous. Eux seuls comprendraient tout ce qui se cacherait derrière leurs façades rigides et désintéressées.

Philippe…!

Oh qu'elle avait hâte de le revoir! Ne serait-ce que pour rire de ses blagues et se gaver de son sourire. Et savoir que ses yeux se poseraient sur elle, et sur elle seule car, entre toutes les femmes, elle était celle qu'il avait choisie…il l'avait choisie! Voilà, c'est celle que j'aime!

Puis les pensées négatives rampaient vers elle. Peut-être qu'il ne voudrait pas poursuivre cette relation dangereuse. Peut-être se sentirait-il plus coupable qu'elle. Peut-être n'avait-il pas aimé et préférait la compagnie d'une autre. Une plus jeune. Une plus belle. Une plus accessible. Une moins secrète…

Depuis la veille, il n'avait pas fait de tentatives pour communiquer avec elle et cela la rendait presque nerveuse. D'un autre côté, le pouvait-il sans attirer l'attention, sans provoquer un torrent de rumeurs saugrenues? Réalistement, il valait bien mieux qu'il garde le silence, qu'il fasse comme s'il n'était nullement intéressé à son sort, qu'il appréciât la compagnie du garde du corps affecté à sa protection, qui qu'il soit.

Mais Philippe!...

Comme elle souhaitait sa présence! Seulement pour voir ses beaux et doux yeux bruns, l'entendre rire gentiment alors qu'il lui offrirait son bras…elle pouvait sentir la chaleur de sa peau contre la sienne…et que dire de ses lèvres! Ses lèvres étaient imprimées sur les siennes, pesaient sur les siennes, délicieuse pression du baiser qui avait laissé une empreinte indélébile! Oui définitivement, le souvenir de François avait été rangé dans le plus beaux des écrins. Jamais elle ne l'oublierait, mais maintenant toute son âme lui sommait de revivre. Son cœur lui permettait ce changement, elle ne se sentait plus coupable de ne pas continuellement penser à lui, bien qu'elle savait qu'au détour d'une expression, d'un regard, d'un geste de Philippe, elle se dirait avec une douce nostalgie heureuse 'Ah oui, ça me rappelle François!'

Voilà donc les pensées qui l'accompagnèrent vers le sommeil et qui la gracièrent à son réveil, puis lui tinrent compagnie tout le lendemain.

Athos avait bien remarqué que le prince n'était pas habité de son habituelle humeur pétillante– c'était le seul mot qui lui venait en tête pour qualifier Philippe. Peu enclin à voir éclater une nouvelle rumeur qui embourberait sa consoeur Aramis et qui prendrait sa source dans l'absence de cette dernière auprès du prince, il s'était mis en tête de divertir son auguste protégé. Et peut-être en savoir plus sur cette maîtresse inconnue.

« Vous ne semblez pas d'humeur, Votre Altesse. Quelque chose vous tracasse ? »

Philippe ne répondit pas.

« C'est votre maitresse…elle vous manque, n'est-ce pas ? »

Vous n'avez pas idée…

« Vous ne l'avez pas vue depuis un bon moment… » C'était plausible : Aramis l'aurait mentionné, si elle avait dû escorter le prince dans un endroit inhabituel.

Un si court, mais si long moment à la fois…

« Vous pourriez allez la voir… »

Philippe soupira. « Je crois que nous nous sommes quittés en mauvais termes, la dernière fois. Je l'ai…je l'ai sans aucune doute insultée. » Cherchant à tout prix à mettre de la distance entre sa 'maitresse' et Aramis, il continua. « Et j'ai sans doute été très grossier envers Madame de Tréville également. »

Athos éclata de rire. « Qu'est-ce qui pourrait tant la scandaliser qu'elle ne veuille plus vous voir ? »

Athos baissa la voix et invita Philippe à se rapprocher. « Les conversations à la caserne des mousquetaires ne sont pas très… » Athos arrêta un instant sa phrase pour trouver le mot adéquat. « Pas très intelligentes! » conclut-il.

Philippe sourit et poussa un faible rire. « Oui, je comprends le sous-entendu. » Pour changer le sujet de la discussion qui pouvait prendre à tout moment une tangente dangereuse, il fit toutefois feinte de paraitre soulagé en ajoutant. « Eh bien, vous me soulagez, Monsieur Athos! Cela me rappelle une broutille qui a eu lieu, entre moi, Sa Majesté et Gaston et….»

Philippe déblatéra une histoire ennuyante entre les trois personnages princiers, et Athos se maudit de ne pas avoir le talent de sa bien-aimée duchesse pour tourner les conversations à son avantage. Non pas qu'il prenait réellement plaisir à cueillir des ragots, mais les rapporter à Marie rendait toujours cette dernière d'excellente humeur, et voir ses yeux noirs briller, son sourire s'ouvrir et les fossettes de ses joues se creuser le rendait immanquablement heureux, lui aussi.

D'un autre côté, il ne pouvait que louer l'habilité du prince à dévier le sujet, il l'avait remarqué! Phillipe racontait son récit d'un débit parfait, qui ne laissait à l'auditeur aucun moment où il pourrait glisser un mot ou une question sans interrompre impoliment. Après quelques phrases, il était impossible de reparler d'Aramis ou de la maitresse secrète sans paraitre outrageusement intéressé. Le mousquetaire se contenta donc de hocher la tête, signe qu'il invitait son interlocuteur à poursuivre son monologue; il aurait bien d'autres occasions d'en savoir plus sur les bonheurs et malheurs de son nouveau protégé!

Le reste de la journée se passa donc dans le plus grand désintérêt. Le lendemain fut toutefois beaucoup plus coloré, spécialement lorsqu'il escorta le prince qui alla visiter son frère cadet.

« Ah, Philippe! Viens te joindre à nous! Oh! mais tu as laissé tomber cette encombrante escorte enragée! Sage décision, nous allons pouvoir parler plus librement! »

Gaston, entouré d'une troupe d'hommes et de femmes aussi excentriques que lui, était affalé dans un confortable fauteuil, un verre d'armagnac à la main. Un claquement de ses doigts ordonna à un valet de servir des rafraichissements à ses nouveaux invités puis, d'un geste du bras, il désigna et présenta sa petite assemblée à son frère.

« Justement, nous nous apprêtions à écouter la jeune Angélique nous parler de ton dragon! » Aucun scrupule envers le fait qu'Athos pouvait rapporter les commérages à son capitaine.

Philippe jeta un regard vers le mousquetaire. Ce dernier haussa les épaules pour signifier qu'il ne fallait pas s'inquiéter.

« Alors, Angélique! Parles-nous des Tréville! Qu'as-tu remarqué? »

Un silence religieux plana alors parmi les convives qui se retournèrent tous vers la jeune servante.

« Monsieur est toujours aussi sévère…il a laissé sa dame seule toute la journée, s'enfermant dans sa chambre pour lire des rapports, et même lors du repas, ne lui a qu'à peine adressé la parole! »

« Quel homme étrange! » commenta un des convives. « Ils semblaient bien complices lors de la messe hier…»

« Mais de toute façon, que voulez-vous qu'elle sache entendre de la charge d'un mousquetaire? » questionna un autre.

« Ha! » reprit Gaston « J'imagine l'homme rentrer chez lui tous les soirs, avec sa paperasse sous le bras, en hurlant 'Femme! Laisse-moi, j'ai du travail!' Et plus tard, ils se mettent à table et il ne fait que parler de ses rapports! Et plus tard encore ils se mettent au lit, mais il continue de parler de ses rapports! Alors la drôlesse se dit 'J'en ai assez! Je retourne à mon couvent!' Mais pardon, Angélique, continue de nous divertir!»

« Alors Madame s'est baignée plus tard. Oh, si vous aviez vu ce que j'ai vu! »

« Mais dites! Dites! » s'impatienta une des dames.

« D'abord, ses bras…elle… » Angélique grimaça et gesticula avant de se retourner vers sa maitresse et, sans même lui demander, toucha son bras « Regardez comme votre peau est souple, madame!...Mais elle…c'est..c'est dur! C'est maigre! Les veines sont apparentes et bombées!»

Athos étouffa un rire.

« Sangdieu! Es-tu certaine que c'est une femme, et non un homme qui se cache sous cette robe? »

« Oh oui, monseigneur! c'est vraiment une femme! »

Avec le dos de sa main, Gaston tapa doucement le torse de Philippe, qui se tenait à sa droite, et se pencha vers lui. « Je te l'avais dit! Elle est difforme! »

« Ensuite, ses vêtements sont étranges! Elle ne porte pas d'escarpins…mais une sorte de…de bottines de cuir souple. »

« Plus pratique pour courir et vous défendre, si vous voulez mon avis… » murmura à son tour Athos à l'intention du prince.

« Elle ne porte pas de corset! »

« En a-t-elle vraiment besoin? » répliqua sans réfléchir le mousquetaire. « Je la trouve plutôt maigre… »

« Je te trouve bien au courant, Monsieur Athos! » fit Gaston en affichant une mine intentionnellement intéressée et pleine de allusions vicieuses.

« Bien sûr, nous la côtoyons régulièrement. C'est l'épouse de notre capitaine, et…et… »

« 'Et…et..?' se moqua le prince cadet, copiant son interlocuteur. « Est-ce toi qui s'est occupé de son …entraînement? » l'interrompit le duc toujours aussi impertinent.

On s'échangea des œillades entendues alors qu'un rire impudique parcourut le groupe, à l'exception évidente d'Athos et de Philippe.

Athos soupira. Il regarde brièvement les composantes de l'assemblée et tenta de jauger quelles rumeurs saugrenues allaient être inventées, lesquelles parviendraient aux oreilles de Chevreuse, puis ce qu'il devrait composer pour calmer la potentielle jalousie de Marie. Il s'était porté à la défense d'Aramis sans vraiment juger des conséquences que cela pourrait occasionner.

« Et encore! Je n'ai pas terminé! » ressortit la soubrette, non contente de ne plus être le centre de l'attention. « Elle a des cicatrices…des coupures! Sur les bras, les mains, les flancs, un peu sur les jambes! Elle a même un trou dans l'épaule, comme si on l'avait transpercée!»

« Dif-forme, » répéta Gaston à l'intention de son frère.

« Son dos est couvert de stries! »

« Ça c'est la meilleure! » s'esclaffa Gaston. « Une adepte d'auto-flagellation? Ça aussi, je te l'avais dit, Philippe! Difforme ET bigote! Bi-gote! »

« Oh, pour la bigoterie, j'en doute maintenant! »

Tous les visages s'étaient de nouveau tournés d'un bloc vers la petite. Athos avait levé un sourcil amusé, soulagé que l'attention ne soit plus sur lui, mais de son côté Philippe avait blêmi d'un cran.

« Ils sont restés ensemble dans la chambre. Toute la nuit. »

Un brouhaha de plaisanteries remplit la pièce. Athos s'en voulut d'être outrageusement plein de curiosité, mais Philippe ne se sentit plus très bien.

« J'en ai assez entendu, je n'aime pas qu'on entache la réputation d'Aramis… » grommela-t-il pour lui-même en se levant de son siège.

« Pardon? »

« Artémis! » repris rapidement Athos. « Artémis…c'est son surnom. »

« Parce qu'elle a un petit surnom en plus, la bougresse! » gloussa de plus belle Gaston en se tordant de rire et tapant sur sa cuisse. « Artémis! Artémis! Mais regardez-la donc, elle n'a rien de la beauté d'Artémis! Peut-être son adresse aux armes, mais pas la beauté! Non, tiens, ça lui va bien…mais j'imagine plutôt qu'elle se serait elle-même transformée en chienne, en cerbère enragé! » Sa main mima une gueule canine. « Warf! Warf! Warf! » singea-t-il en chatouillant la femme à sa gauche.

Un peu plus tard, lorsqu'Athos fut relevé de son tour de garde et qu'il rejoignit l'hôtel de Chevreuse, Marie l'attendait déjà, les sourcils froncés, les bras croisés et tapant bruyamment du pied.

« Artémis, hmm? »