Voici le monde si proche, je suis à mi-chemin,

Regarde, il est si vaste, comment oserais-je ?

Regarde-moi, je n'ai plus qu'à suivre mon destin

Ou devrais-je ? Non !

Nous y allons !

Quand l'avion se pose à Los Angeles, l'homme doit carrément retirer la tablette des mains de Nana pour l'arracher à l'univers de La Planète au Trésor, et encore fredonne-t-elle Un homme libre pendant tout le débarquement alors que Damian lui ronfle sans gêne aucune sur l'épaule. Elle sent des regards irrités lui picoter la nuque, mais ses cordes vocales diffusent trop d'euphorie dans le reste de son corps pour qu'elle se sente honteuse.

Pour sa part, l'homme semble assez amusé, un peu faraud de lui avoir tant fait plaisir. C'est nouveau, les domestiques de la havelî étaient supposés contribuer au confort et au plaisir de leurs maîtresses, c'était basiquement une obligation de leur rôle, et on ne tire pas fierté de quelque chose qui va de soi. Pourquoi être fier que le soleil se lève chaque matin ?

D'un autre côté, le contact est clairement blanc, alors elle ne peut pas attendre de lui qu'il réfléchisse normalement. Ce serait plus simple mais ce ne serait pas logique. Alors elle se montrera magnanime, même si ça l'agace un peu.

A-t-elle encore l'énergie d'être agacée, d'ailleurs ? Tout ce temps de voyage s'écroule brusquement sur ses épaules et ses paupières, mais son esprit gavé d'images et de chansons la tourmente trop énergiquement pour que l'idée du sommeil lui soit réconfortante, et c'est assez désagréable comme situation. Presque autant que d'avoir à effectuer une course d'obstacles quasi létale après un jeûne de cinq jours.

Elle est si engourdie qu'elle remarque à peine la subite agitation de l'homme. Enfin, si, elle remarque, mais c'est comme les films qu'elle a regardés au cours du voyage, ça arrive mais derrière un écran, c'est trop loin pour qu'elle s'en soucie vraiment.

« Merdoum, c'est pas le moment » il peste, « ça se voit pas que je suis déjà occupé ?… Oh, et puis zut, hein. »

Sur ces mots, il décide de héler un taxi et demande une adresse située dans un quartier qui s'appelle North Hollywood – Nana croit entendre Bollywood, sauf qu'en fait non. Il passe tout le trajet à gribouiller laborieusement sur une feuille de papier tandis que Nana sombre inéluctablement dans une torpeur comateuse, et c'est à peine si elle enregistre que le véhicule s'arrête, que l'homme descend et la fait descendre, puis dirige ses pas vers un immeuble. Si Nana a encore les yeux ouverts quand leur trio rentre dans l'ascenseur du bâtiment, elle a renoncé à lutter contre leur fermeture quand les portes se rouvrent dans un feulement.

« Et ben, tu tiens encore debout, petite ? T'en fais pas, on est chez Rayner maintenant. Il faut juste – mais bien sûr qu'il est pas là, sinon ce serait trop simple, pas vrai Murphy ? »

Elle pense qu'il crochète une serrure, elle n'est pas sûre, mais en tout cas il y a un bruit métallique, et puis l'homme la porte pratiquement pour lui faire franchir le seuil et c'est drôle parce qu'elle tient toujours Damian, et subitement elle se retrouve à l'horizontale sur une surface pelucheuse, débarrassée de son sac à dos et de ses chaussures.

« Bon, ben, voilà. En espérant que Rayner ne fera pas sa diva, il n'a qu'à suivre les instructions et tout est plié. Désolé de vous lâcher, mais quand ça urge, ben, ça urge. »

Sur la tête de Nana, une large main forte se pose un moment.

« Ça va pas être facile pour toi, petite. Mais tu sais quoi ? D'ici le vingt-cinquième siècle, tout le monde saura encore ton nom. Je suis content de partager ma ville avec toi. »

Nana frissonne, elle ne sait pas pourquoi, mais la pure sincérité dans la voix de l'homme se pose sur sa peau, s'infiltre lentement en elle.

Tout le monde saura ton nom.


Kyle Rayner n'avait pas passé une bonne journée. Comme d'habitude, il était arrivé en retard en cours (un de ces jours, il s'achèterait un vrai réveil avec une sonnerie de Silent Hill), le fils Duchêne (il faudrait vraiment qu'il se décide à se rappeler le nom de baptême de cette andouille, autrement il finirait par lâcher le surnom en public et là les carottes seraient cuites) avait passé toute la pause déjeuner à le traiter de pédale après avoir aperçu son carnet à croquis dans son sac, et maintenant il allait devoir plancher toute la soirée sur des maths.

Franchement, ça coule de source que quand il rentre à l'appart pour trouver la porte fracturée et deux mômes à la tête d'immigrants illégaux en train de pioncer sur le sofa, il n'éprouve qu'une certaine résignation. Si la journée doit être naze, autrement y mettre carrément le paquet, hein ?

Il y a juste une mouche dans le potage, c'est le papier plié posé sur la table à café devant le sofa, qui arbore son nom en grosses lettres maladroites. Car personne n'envoie de courrier à Kyle. Si une lettre tombe dans leur boîte, c'est toujours pour sa mère, Moira.

Comme les deux immigrants n'ont pas l'air de vouloir se réveiller pour lui fournir des explications, l'adolescent ouvre le feuillet, et la première chose qui lui saute aux yeux, c'est que l'écriture est digne de ses premières tentatives de rédaction à cinq ans. Ou alors, c'est un singe qui a tenu le stylo. En tout cas, ça frôle le miracle que ce soit lisible.

Il déchiffre.

Kyle Rayner,

Je sais que cette situation a l'air louche, mais ce n'est pas ce que tu crois ! J'étais supposé emmener les enfants chez leur père, mais une urgence vient de me tomber sur le dos, et nous étions dans le coin, alors tu feras l'affaire.

C'est simple, de toute façon : appelle juste le numéro en bas de page, et quand tu atteindras Matches Malone, dis-lui que les enfants de Miranda Tate sont chez toi. S'il se méfie, dis-lui que Miranda s'était trompée après leur mariage en Afghanistan, en fin de compte ce n'était pas une fausse couche. Il devrait venir tout de suite.

Sois gentil avec les petits, le voyage les a fatigués. Si tu veux les occuper, fais-leur regarder Disney ? Ou raconte-leur du Flex Mentallo, ça les fait toujours rire.

Je compte sur toi !:)

En dessous des mots, une suite de chiffres : probablement le numéro de téléphone.

Toute cette histoire, ça puait. Le genre trafic de personnes, parce qu'en général, on amène les enfants perdus au commissariat ou aux services sociaux pour des problèmes de garde, au lieu d'entrer par effraction chez un pékin moyen. Oh Seigneur, est-ce qu'il s'agissait d'un réseau de pédophiles international, comme dans le dernier épisode de la série criminelle que Maman adorait regarder le soir ? Il était trop occupé à s'imaginer un futur dans les BD pour finir en prison !

Oui, mais.

Flex Mentallo.

Personne ne savait pour Flex Mentallo, même pas Maman. Oh, elle était au courant de ses aspirations de dessinateur, mais pas du fait qu'il avait décidé de passer à l'acte !

Bon, il était le premier à reconnaître que son premier effort était assez ridicule (ben oui, un mec qui active ses super-pouvoirs quand il prend des poses de culturiste, c'est un brin idiot quand même, il sait ça) mais ça restait sa percée dans le domaine de la bande dessinée. Et il la protégeait jalousement, cette percée, les feuillets soigneusement cachés sous son lit.

Saisi d'une impulsion, il court vérifier dans sa chambre. Non, le lit est toujours aussi défait que ce matin, le matelas n'a pas bougé. Personne n'a été fouiller, personne ne sait.

Sauf qu'il y a ces deux mots sur la page, Flex Mentallo, l'air tout innocent et pourtant très, très accusateurs.

Kyle revient dans le salon en traînant les pieds. Les gamins n'ont toujours pas bougé, et il s'inquiète un peu à l'idée qu'ils soient morts. Mais non, il les entend ronfler de manière presque inaudible, c'est juste que leur sommeil tient quasi du coma.

D'ici quelques heures, Maman devrait rentrer, et à tous les coups, elle va piquer une crise, appeler le serrurier et la police, et puis ça se réglera tout ça.

Je compte sur toi !

Sur le papier, le smiley a un œil un peu de travers, presque comme s'il essayait de faire un clin d'œil. Et le téléphone est juste à côté de la télé.

Je sens l'herbe et la terre comme je les ai rêvés,

Cette brise, la première, je l'entends m'appeler

Et je le découvre enfin, c'est ça la liberté...

Pour ce chapitre, on reprend Où se cache la vraie vie ? de Raiponce.