And you laugh and you cry
and you live and you die
cause you don't really know who you are
all alone in this world
orphan boy, orphan girl
cause you don't really know who you are
Si le vieux Snow n'avait pas mentionné Bruce Wayne comme le meilleur de ses élèves, Jakita Wagner aurait probablement méprisé le milliardaire. Ce qui est le cas, en fait, surtout quand elle apprend sa dernière frasque.
Néanmoins, c'est tempéré par le fait qu'elle sait qu'il s'agit d'un masque, un moyen d'empêcher les curieux de s'intéresser d'un peu trop près à un homme brillant. Pour sa part, le vieux Snow se montrait aussi désagréable que possible, aussi reclus que possible afin de s'assurer que personne sauf les plus motivés ne viendraient quémander ses services ou son tutorat – et avoir passé un peu plus d'un an auprès de lui en dévoile long sur le vrai tempérament de Bruce Wayne.
Pour cette raison (peut-être aussi un peu par sentimentalité) Jakita achète les journaux ou regarde la télé quand il est question du milliardaire. Quatre fois sur cinq, elle roule des yeux devant la dernière sottise qu'il invente pour être sous-estimé.
Cette fois-ci, c'est la cinquième.
À première vue, c'est encore une gaffe : comment appeler la brusque apparition de deux enfants illégitimes dans la vie d'un coureur de jupons notoire, après tout, si ce n'est pas le terme qui convient ? La Gazette de Gotham a publié une interview, accompagnée d'un encadré qui espère que cette mésaventure va fourrer un brin de plomb dans la cervelle de « Brucie ».
L'interview contient aussi une photo, un portrait de famille plutôt, Bruce assis sur un canapé, tenant son fils de trois ans sur les genoux et sa fille de douze ans blottie contre lui, aucun des enfants ne fixant la caméra.
La façon dont la fille penche la tête permet à ses cheveux de glisser, dévoilant un front brun ruiné par une cicatrice étonnante. On jurerait que c'est un éclair, tranchant sur la peau foncé et menaçant de s'abattre sur le sourcil noir de la fille.
Jakita connaît cette cicatrice. Elle a entendu sa description au cours d'une enquête qu'elle a discrètement menée en Grande-Bretagne il y a onze ans de cela. Elle sait sur quel front elle devrait se trouver, et plus elle y réfléchit, plus elle soupçonne que oui, il s'agit bien de la bonne fille.
Entre Athanasia Potter et Anastasia Wayne, il n'y a qu'une très faible différence. Jakita sait aussi que Sirius Black s'est brièvement volatilisé avec l'enfant, la Survivante (mais qu'est-ce que c'est que ce titre idiot ?) de la société sorcière anglaise, avant que celle-ci ne soit prétendument retrouvée. Elle sait qu'il s'est produit un incident à Poudlard en juin dernier, et que la fille supposée être l'idole du Ministère anglais s'est avérée être un tigre de papier, probablement morte à l'heure actuelle.
Jakita sait que ce qui s'est passé à Godric's Hollow le soir de Halloween, onze ans auparavant, est encore inexplicable. Et elle connaît la date de naissance de la fille – inscrite noir sur blanc dans l'interview.
L'heure n'est pas précisée, mais Jakita a une bonne intuition, héritée de ses parents et constamment mise à l'épreuve par plusieurs décennies d'aventures rocambolesques et de missions périlleuses, qui ne lui a encore jamais fait faux bond.
La question, si la fille Wayne est bel et bien ce qu'elle pense, est… que faire ?
La réponse est étonnamment simple : rien. Ça tombe sous le sens – pourquoi donc s'en aller ôter la fillette à son père alors que celui-ci est en mesure de lui fournir tout ce dont elle a besoin, qu'il s'agisse d'une vie aisée ou de protection ? Alors qu'elle se trouve dans la position idéale pour accomplir la mission qu'elle sera appelée à remplir ?
Oh, il ne s'agit pas de détruire un bête mage noir. Comparé à ça, Voldemort le terroriste fait figure de petit joueur. Non, c'est tellement plus crucial. C'est planétaire, en vérité.
Mais ça peut attendre. La fille peut attendre. Elle n'a encore que douze ans, pas seize ou dix-neuf, alors ça ne commencera pas avant minimum quatre ans. Qu'elle profite donc de ces quatre ans.
Pour sa part, Jakita gardera l'œil ouvert, mais elle est loin de se faire du souci. C'est rare de tomber sur une situation aussi bien goupillée, elle ne va pas cracher là-dessus.
Martha Wayne (nom de jeune fille Kane) avait appris à son fils l'importance de la présentation à force d'œuvres charitables, un apprentissage que son voyage autour du monde n'avait fait que renforcer : quand il s'agit de livrer bataille, la réputation possède une importance non négligeable. Surtout dans l'arène des relations sociales.
L'interview accordée à Vicky Vale avait été le coup d'envoi : un moyen de présenter Damian et Anastasia en douceur, comme des enfants normaux quoique pourvus de leurs particularités, des enfants très satisfaits d'avoir emménagé chez leur père et désireux de rester auprès dudit parent.
De son côté, Bruce avait décidé de donner l'image du nouveau père pris au dépourvu mais sincèrement décidé à agir dans l'intérêt de ses enfants, renonçant de fait à ses travers les plus embarrassants ou du moins s'efforçant de les réduire.
(les meilleurs mensonges sont ceux contenant une part de vérité, après tout)
L'article avait paru dans la Gazette de Gotham. Il n'avait pas dû être assez convaincant, vu la présence de la femme en tailleur pantalon gris dans son bureau, cheveux châtain attachés en chignon, pas de maquillage en dehors d'un rouge à lèvres clair. Posture détendue, aucune indication d'entraînement aux armes ni aux arts martiaux. Expression se voulant neutre, inspirant la compréhension.
Bruce veut lui saisir la gorge et serrer jusqu'à sentir la colonne vertébrale craquer sous ses doigts.
« Puis-je savoir » demande-t-il avec une voix dont le timbre plat ne reflète pas du tout le rugissement qui enfle sous sa peau, « la raison pour laquelle les Services Sociaux vous ont envoyé ici, Miss Rodrigo ? »
« Rosario » rectifie la femme poliment. « C'est Miss Rosario. »
Un rameau d'olivier, cette correction. Bruce ne le saisit pas, mais il sourit – c'est à dire qu'il dénude ses dents. L'assistante sociale tique mais refuse de fuir.
En temps normal, le Chevalier Noir admirerait son courage. Dans les circonstances présentes, ça ne parvient qu'à l'exaspérer davantage.
« Monsieur Wayne, mon département n'a pu s'empêcher de remarquer quelques irrégularités concernant la situation de vos enfants. Nous avons cru comprendre qu'ils logeaient préalablement au Moyen Orient... »
« Le Pakistan » reconnaît Bruce, la bouche soudain sèche.
Il n'aurait pas dû laisser Vicky noter ça pour l'interview, mais sur le moment, ça avait été une explication si parfaite pour la timidité des enfants, la différence entre les deux pays ça déboussole forcément, n'est-ce pas ?
« Oui, et ils sont également nés là-bas ? Pourtant, vous n'avez pas soumis ni réclamé de visa de séjour à leur noms. »
Les papiers, il avait complètement oublié les papiers. Idiot, idiot, idiot. Il s'était laissé prendre par surprise, d'abord par l'arrivée même des enfants, ensuite par leur découverte avant qu'il ne se ressaisisse. Et bien sûr, les faux passeports ne pouvaient pas l'aider même s'il avait voulu prendre ce risque, vu qu'ils utilisaient le nom Raatko plutôt que Wayne.
Idiot, idiot, idiot.
« A moins que les documents ne soient au nom de leur mère… ? »
Talia aurait certainement plusieurs fausses identités préparées pour sa progéniture, toutes pourvues d'une documentation adéquate, mais Bruce avait été incapable de la contacter ou même de la trouver depuis un mois et demi. Il savait qu'elle avait été présente au manoir incendié, mais elle s'était volatilisée depuis.
(oh seigneur faites qu'elle aille bien faites que les enfants ne revivent pas la tragédie de leur père faites que Bruce n'ait pas encore perdu quelqu'un d'aimé)
« C'est une procédure en cours » déclare Bruce, le sang lui cognant aux tempes et il est sûr que ça se voit, il est certain que son interlocutrice peut voir ses veines pulser sous l'effet de la panique, ou sinon c'est qu'il est encore meilleur comédien qu'Alfred. Ou bien elle a un réel besoin de se faire prescrire des lunettes, c'est possible également.
En parlant de vision, il peut constater que ses sourcils un peu trop épilés se froncent imperceptiblement. Oh ho.
« M. Wayne, permettez-moi d'être franche. J'ai jeté un coup d'œil à vos antécédents comme parent d'accueil... »
Bruce se mord presque la langue pour ne pas cracher les mots qui lui brûlent la bouche, comment osez-vous me critiquer d'avoir ouvert ma porte à un garçon traumatisé que vous auriez envoyé en détention pour mineurs simplement car ses parents étaient forains.
« … et la situation administrative étant ce qu'elle est, nous ne pouvons pas laisser les enfants sous votre toit alors que vous n'êtes pas leur tuteur désigné. »
Il se fige. Le souffle passe mal dans ses poumons, tout à coup, et il est prêt à jurer que son pouls s'est arrêté.
Devant lui, l'assistante sociale frémit, ses traits brièvement réorganisés par la frayeur. Apparemment, son expression a trahi ce qu'il ressent.
(Bruce ne peut pas s'empêcher de penser qu'elle mérite cette terreur, cette épouvante alors qu'elle s'en prend à sa famille, à son monde)
« C'est une mesure temporaire, M. Wayne » babille-t-elle, la voix parcourue d'un trémolo humide, indiquant qu'elle va bientôt ou fondre en larmes ou mouiller sa culotte, « juste le temps de tout vérifier, tout mettre en ordre. Si tout va bien, vos enfants reviendront très bientôt. »
Est-ce qu'elle se rend compte de ce qu'elle vient de dire ? Elle ne doit pas avoir d'enfants elle-même, autrement elle réaliserait l'inhumanité de ce verdict, la monstruosité d'une séparation même si celle-ci n'est pas supposé durer.
Si. Le mot a la dureté et le tranchant d'un couperet de guillotine, il assourdit comme la déflagration d'un pistolet tirant dans la nuit.
Si. Si tout va bien.
(à Gotham, ce n'est pas souvent que ça va bien)
Hear me laughing as you run from your calling
see me crying in the storms that rage
one way or another, you will be going
to obey is such an easier way
Run Baby Run par Jason Upton pour ce chapitre.
