I hear the train a-coming, it's rolling 'round the bend

And I ain't seen the sunshine since I don't know when

I'm stuck at Folsom Prison and time keeps draggin' on

But that train keeps a-rolling'

On down to San Antone

Ayant vécu trente-sept ans à Gotham, Pilar Rosario aime à croire que son réflexe d'avoir peur a fini par brûler à force d'usage répété. Bien sûr, ce n'est pas du tout vrai, et elle doit le réapprendre à chaque nouvelle attaque de super-vilain.

Ce qu'elle n'imaginait certainement pas en début de semaine, c'était que Brucie Wayne activerait ce même réflexe. Parce que, franchement, le Prince de Gotham est un idiot qui vit sur son nuage, tout le monde sait ça et lui porte une affection aussi indulgente qu'exaspérée et vaguement méprisante en conséquence.

Sauf que lorsque Pilar s'est retrouvée piégée dans ce bureau avec lui, tout ce qu'elle a pu voir est que Bruce Wayne mesure au minimum un mètre quatre-vingts, a des muscles qui sont tout sauf de la gelée, des expressions plus terrifiantes que niaises et un regard qui lui hurlait de tomber raide morte à ses pieds.

De quoi lui remettre en mémoire le dossier de Richard Grayson.

Ce dossier-là, le département n'aime pas trop y penser. Principalement car le premier employé sur le cas était si franchement corrompu et raciste qu'il optait pour la facilité et la maison de redressement chaque fois qu'il tombait sur un gamin aux antécédents moins que parfaitement reluisants. Inutile de le dire, personne n'a été très contrarié de le voir virer sans cérémonie.

Mais ce n'est que le sommet de l'iceberg, le travailleur social véreux. Richard Grayson se présentait fréquemment à l'école avec des bleus, coupures et autres hématomes, parfois un bras ou une jambe dans le plâtre. Soi-disant, les résultats d'un garçon physiquement très remuant et accoutumé à effectuer des acrobaties périlleuses.

Ça pourrait n'être qu'une coïncidence. Mais Pilar refuse de prendre ce risque, de tenter le sort alors que deux enfants vulnérables pourraient en pâtir.

Les enfants en question ne semblent pas apprécier ses efforts. Remarque, c'est peut-être une question de stress, ainsi que le fait qu'il a fallu les placer dans des foyers séparés – Gotham est un trou à rats qui perd constamment de l'argent à construire des protections toujours plus élaborées, et ce sont les services qui prennent plein la tête pour ça.

Le petit garçon – Damian – a mordu la femme à laquelle il a été assigné quand elle a voulu le prendre dans ses bras. Heureusement que Mme Morliss ne s'est pas vexée, elle a trop de bouteille pour en vouloir à un petit qui ne comprend sans doute rien à la situation et essaie seulement de se défendre avec les maigres moyens du bord, à savoir l'agressivité.

La fille – Anastasia – elle… elle ne dit rien. Elle n'a rien dit du tout à Pilar, et ce depuis le début, en dépit des tentatives de l'assistante sociale de la mettre à l'aise. Elle l'a juste fixée avec des yeux de poisson mort – vides et insistants.

Elle la fixe depuis tout à l'heure, et Pilar s'oblige à respirer profondément pour ne pas se mettre à hurler après la gosse. D'accord, c'est perturbant, mais ça ne justifie pas une claque. C'est juste un regard. C'est juste une gamine.

Elle se répète cela pendant tout le trajet en voiture, mais elle n'en ressent pas moins un kilo de tension fuir sa nuque et ses épaules quand la fille descend enfin et que la porte de son foyer d'accueil se referme derrière elle.


Nana a envie de pleurer. Elle a envie de vomir. Elle a envie de hurler.

Si elle commence, elle sait qu'elle ne s'arrêtera pas, loin de là, à moins d'une correction violente. Alors elle décide de ne pas réagir à la place.

(comme à Nanda Parbat)

(mais Nanda Parbat est sensé avoir fini pour elle)

La femme des services sociaux essaie de lui parler, de la faire parler, mais si Nana ouvre la bouche le vomi et les pleurs et les cris vont se répandre à l'extérieur, donc elle garde les lèvres bien collées l'une à l'autre. Et puis, elle n'a pas envie de parler à cette femme qui a tout gâché, qui est venue pour les arracher elle et Damian à leur père et sa protection, son affection maladroite, son ombre immense.

Cette femme a offensé baba, ce qui signifie qu'elle a offensé Nana. Aussi bête que ça.

Nana rumine donc sa colère alors que la femme l'emmène loin du Manoir Wayne (la maison trop froide et trop grande mais c'est la maison de sa famille), la sépare de Damian, la conduit dans une maison qu'elle ne connaît pas auprès de gens qu'elle ne connaît pas.

Le couple se veut souriant, rassurant. Elle doit réprimer un frisson de dégoût, de panique quand ils lui disent bonjour – elle ne veut pas leur parler, elle ne veut pas enlever son duffle-coat rouge ni ses chaussures, elle ne veut pas être ici.

(elle n'est pas en sécurité, elle n'est plus en sécurité, elle n'a rien ni personne pour se défendre)

Il y a d'autres pensionnaires, mais ils sont tous plus grands qu'elle. Enfin, ça ne veut rien dire, Nana est tout à fait consciente d'être en dessous de la moyenne pour son âge (parce qu'elle est née trop tôt, elle a toujours été fragile jusqu'à son sixième anniversaire) mais ça ne contribue pas à la mettre à l'aise, c'est certain.

Elle ne veut pas leur parler non plus, elle ne peut pas leur parler. Peut-être qu'eux essaient, en tout cas elle voit leurs bouches remuer mais le bruit blanc dans ses oreilles noie tout, et elle devrait apprendre à lire sur les lèvres, ce serait utile à l'avenir.

Ils lui font visiter la maison. À un moment, ils arrivent à une chambre, bien entendu, qui contient deux lits dont un vide. Nana ne se retient plus et plonge dessous, c'est plein de poussière et c'est étroit surtout avec le sac à dos et le manteau qu'elle n'a pas retiré, mais rien à faire.

Ils veulent la déloger. Elle décoche des coups de pieds à l'aveuglette et au moins l'un doit toucher sa cible vu qu'elle entend un grognement de douleur. Après ça, ils la laissent tranquille, même si un échange de mots inquiets et irrités se poursuit un bon quart d'heure à côté du lui avant que les bruits de pas signalant leur départ ne se fassent entendre.

Elle ne veut pas rester dans cette maison, elle ne peut pas, c'est juste impossible. À peine arrivée, elle étouffe déjà, ses oreilles lui font mal tellement elles sont attentives, guettant le moindre indice d'une embuscade, le moindre déclic d'une arme.

(parce qu'elle sait ce qui arrive, quand les Américains réussissent à coincer quelqu'un, et s'ils ne se gênent pas pour faire des atrocités alors qu'ils sont au Pakistan pourquoi se gêner dans leur propre nation)

Si seulement elle avait un visage familier avec elle, mais il n'y a personne. Au moins à Nanda Parbat, elle avait Tessa. Au moins pendant le voyage jusqu'à Gotham, elle avait Damian.

Damian.

Damian aussi est tout seul.

Damian a trois ans et n'a pas encore entamé son apprentissage avancé du combat et des armes.

Damian est vulnérable.

(et tu sais, kroshka, si une grande sœur naît en premier c'est pour veiller sur les petits frères qui viennent après elle)

La peur et la nausée et les larmes ne refluent pas face à cette constatation. Mais ils perdent certainement du terrain, parce qu'il y a désormais une priorité plus importante.

Nana est consciente de ses priorités, et personne ne l'empêchera de les remplir, même pas elle. Surtout pas elle.

Well, if they freed me from this

Prison, if this railroad train was mine

I bet I'd move on over a little farther down the line

Far from Folsom Prison, this is where I want to stay

And I'd let that lonesome whistle

Blow my blues away

Pour ce chapitre, vous avez droit à Folsom Prison Blues de Johnny Cash.