It only,
Takes a moment,
For your eyes to meet, and then...
Your heart knows,
In a moment,
You will never be
Alone again.

Y a que les riches pour penser que l'automne et l'hiver sont des saisons sympas – forcément, quand vous avez toutes les couettes et le chocolat chaud à gogo dans une maison où le radiateur fonctionne sans tomber en panne ni être coupé par le proprio pour facture impayée, c'est facile de s'extasier devant les feuilles mortes et la neige.

Pour Jason, un des innombrables paumés dans les rues de Gotham qui ne comptabilisent à leur nom que les fringues sur leur dos et une succession d'abris plus temporaires les uns que les autres, l'automne et l'hiver ça veut juste dire froid, et le froid ça craint. Genre, des tonnes.

Leslie – le docteur Thompkins – a essayé de lui remonter les bretelles quand il est allé la voir y a trois semaines, avec un rhume qui menaçait de se changer en pneumonie vu qu'il ne pouvait pas se chauffer correctement ou manger comme il faut. Essayé de le convaincre qu'un foyer d'accueil, ça pourrait être une bonne idée.

Jason a essayé deux fois, les Services Sociaux. Dans la première famille, les parents s'intéressaient surtout au chèque des allocations vu que ça leur donnait des sous pour boire et oublier un peu qu'ils vivaient à Gotham – c'est dur de leur en vouloir – et dans l'institut d'après, la dirlo voulait former les mômes à faire les poches et cambrioler d'autres immeubles.

Le presque ado préfère encore la rue. Au moins, les gens ne font pas de simagrées ni de comédie – ils veulent vos sous, votre corps ou votre vie franco et quand vous pouvez voir que quelqu'un compte vous en mettre plein la gueule, c'est nettement plus simple de se défendre ou de décamper.

Jason, c'est plutôt le genre à décamper. Parce que, vous l'avez vu ? Il a eu beau dépasser douze ans le mois d'août dernier, les gens persistent à croire qu'il en a dix quand ils le croisent, et il a les muscles assortis. Essayez donc de casser la tête à quelqu'un dans ces conditions, mais ne venez pas vous plaindre quand il vous faudra bouffer des soupes après vous être fait briser toutes les dents. C'est tellement plus sûr, et plus malin aussi, de se tirer au premier signe d'emmerdes.

Alors vraiment, pourquoi il reste posté à ce coin de rue, incapable de s'éloigner de la scène en train de se dérouler devant le vidéoclub désaffecté ?

Le vidéoclub à l'abandon, c'est la piaule de Callum Recel – bon, c'est son occupation plus que son nom, tout le monde a oublié si en vrai c'est Reynolds ou Stone ou un autre truc et Recel ça fait tout aussi bien l'affaire. Ce gars, il est rudement borderline : si quelque chose peut être vendu ou échangé, il mettra la main dessus, et ça veut dire aussi bien des cigarettes et des vidéos trafiquées que de l'héroïne ou un revolver.

Parfois, ça veut dire des gens. Oh, il dit qu'il se contente de présenter des paumés à divers organismes qui cherchent des profils particuliers, mais personne n'est assez bête pour ne pas comprendre. À son crédit, Callum ne fait pas ça souvent, mais quand le mois n'a pas été bon il n'hésitera pas non plus.

Et le mois n'a pas été bon – la Chauve-Souris est salement nerveuse depuis un moment, à se passer les nerfs même sur les petits malfrats, ça diminue l'activité et bien sûr il faut compenser ça. Ce qui est probablement la raison pour laquelle Callum est sorti de son vidéoclub pour palabrer avec la môme.

Elle est pas bien grande, cette môme, mais c'est difficile de mieux la jauger, toute cachée qu'elle est sous son gros duffle-coat rouge avec la capuche rabattue, duquel on voit à peine dépasser des chaussettes jaunes et des baskets rose bonbon. Elle porte aussi un sac à dos noir, mais c'est elle que Callum regarde – non, qu'il examine pensivement, avec la tête du vieux Singh dans son restaurant indien quand il doit choisir les ingrédients à commander pour sa cuisine et se demande lesquels feront rentrer le plus de sous.

Jason devrait partir, mais il reste planté là.

Il regarde alors que Callum se penche, la fausse fourrure gris-noir sur le col de sa veste remontant sur ses joues mal rasées et ses oreilles à cause du geste, continuant de parler à la môme, probablement des cajoleries pour qu'elle accepte d'entrer et plus tard de le laisser l'emmener qui sait où.

Il regarde et il voit la fille trembler.

Ce n'est pas grand-chose, ça dure à peine deux secondes mais il la voit trembler avec tout son corps, comme Maman parfois lorsque Willis se mettait dans une rogne noire, une qui garantissait une grosse trempe et pas juste une lèvre fendue ou un cocard.

Jason devrait partir, mais il s'avance à la place.

« Hé ! »

Callum tourne vers lui des yeux de loup dérangé alors qu'il allait sauter sur la brebis perdue, la môme se fige si complètement qu'elle a l'air de parodier les gargouilles perchées en haut des immeubles de Gotham. Comme réactions, c'est pas bien encourageant et pour cause : en matière de sauveur, Batman est salement mieux qu'un gosse à demi mort de faim portant un t-shirt Supernatural verdâtre à force d'être sale.

« Dis donc, tu serais pas le gosse Todd ? » se décide à lancer le receleur. « Ça fait un moment que j'ai pas vu passer ton père. Il en a pris pour combien, cette fois ? »

Jason manque de grimacer et se retient de justesse. Qu'est-ce qu'il en a encore à foutre, de Willis ? C'est pas comme si cet enfoiré passait plus d'une fois tous les deux mois dans sa vie sans lui mettre des beignes.

« Deux ans » se décide à lâcher le garçon avec une fausse nonchalance. « La vie de gangster lui a pas réussi. »

Le capuchon rouge s'est un peu tourné dans sa direction, et il aperçoit deux yeux vert brillant dans un visage foncé. Philippine ? Amérindienne ? Métisse ? La petite figure est à moitié cachée par le pli de la capuche et l'épaule de la fille, c'est dur de détailler avec précision.

Callum fait la moue, se voulant compatissant, mais ses yeux restent durs et calculateurs, sauf que c'est Jason qui retient son attention maintenant.

« Tu sais » lance le receleur avec un sourire faux qui exhibe ses canines jaunies par la nicotine, « si tu cherches de quoi occuper tes journées, je pourrais toujours t'arranger un petit quelque chose. »

C'est même pas discret, comme tentative, et Jason est tout sauf un abruti. À son tour, il arbore un sourire faux.

« J'ai déjà de quoi » déclare-t-il, un mensonge qui lui tombe sans mal de la bouche, « et elle aussi. »

Callum n'a pas l'air convaincu, mais sans se précipiter pour confirmer, la môme ne proteste pas le contraire alors c'est toujours ça.

« Ma Gunn n'est pas contente de toi, Sandra » poursuit le garçon en saisissant la môme par le bras, aussi doucement que possible, « si encore tu te perdais pas dans l'armoire, tu pourrais sortir toute seule, mais là, tu nous empêches juste de dîner ensemble. »

Callum renifle alors qu'il éloigne la môme du vidéoclub à pas mesurés – il faudrait pas lui donner l'impression que quelque chose pue en se mettant à courir – mais n'essaie pas de les retenir. Quand on grandit dans les mauvais quartiers de Gotham, on apprend vite à reconnaître quand l'affaire est perdue.

C'est après parcouru trois rues que la môme fait entendre sa voix.

« Nana. »

« Quoi ? »

« Tu m'as appelée Sandra, tout à l'heure. Mais c'est Nana. »

Elle inhale presque ses voyelles, les r roulant dans sa bouche, et ça fait penser Jason à Myriem Khalifa, une Égyptienne qui a habité dans l'immeuble en face de chez lui et Maman jusqu'à ce que les services d'immigration lui tombent sur le dos. Un accent arabe, pour aller avec un visage brun – il se trompait complètement de continent.

Et Nana, c'est un nom, ça ? En tout cas, c'est celui qu'elle vient de lui donner.

« Comme tu voudras. Je suis Jason. »

« Jason » elle répète, faisant chanter les syllabes de manière imprévue. « Pourquoi tu es intervenu ? Tu aurais pu partir. »

La môme paraît vraiment curieuse, pas du tout agacée, mais Jason sent quand même sa nuque se raidir. Comment ose-t-elle lui demander ça alors que lui-même n'a aucune idée de la réponse ?!

« Et pourquoi pas ? » riposte-il, le ton agressif et il le regrette déjà, tandis que ses oreilles brûlent violemment dans l'air froid.

Mais elle ne prend pas peur. Non, elle a juste l'air… surprise.

« Juste parce que ? »

Maintenant, Jason est embarrassé, presque humilié, parce que dit comme ça, c'est con à pleurer. Et elle le fixe, avec les coins de sa bouche qui remuent, et tout d'un coup, elle – oh.

Jason a besoin d'une dizaine de secondes avant de se rappeler comment respirer.

C'est totalement idiot de réagir comme ça, c'est juste un sourire, et même pas un beau éclatant comme celui de Wonder Woman – rien qu'une ébauche de sourire, une de travers, une qui ne devrait pas lui illuminer la figure comme ça, ne devrait pas contenir autant de joie.

Ça ne devrait pas être réel, un sourire pareil, et pourtant c'est juste devant lui, et il n'a jamais rien vu d'aussi réel.

And we'll recall, when time runs out...

That it only,
Took a moment,
To be loved...
A Whole...
Life...
Long.

It Only Takes a Moment vient du film Hello, Dolly! que la plupart connaît comme le film préféré du robot Wall-E.