Is love so fragile
And the heart so hollow?
Shatter with words
Impossible to follow
Sayin' I'm fragile
Try not to be
I search only . . . somethin' I can't see
Bruce avait été très loin d'imaginer qu'il retrouverait sa fille en train de démonter sa voiture avec l'aide d'un titi des rues crasseux lorsqu'il s'était garé dans Crime Alley pour y mener ses recherches.
Lorsqu'il avait imaginé sa fille au cours de la semaine dernière, cela avait été dans des circonstances nettement plus cauchemardesques.
(il sait ce qui arrive aux enfants quand ceux-ci se retrouvent seuls, il sait)
Il n'en revient toujours pas de ne pas avoir étranglé l'assistante sociale quand celle-ci lui a annoncé, tête basse et catastrophée, qu'Anastasia avait disparu du foyer où elle avait été emmenée. Ou du moins de ne pas l'avoir battue au sang. C'est terrifiant de réaliser la présence de ces pulsions en lui, même s'il avait déjà vaguement conscience de leur existence – il porte le costume de Batman, après tout, le symbole de la terreur plutôt que de celui de l'espoir – mais jamais encore elles n'avaient à ce point rugi pour se déchaîner sans bride.
Bruce n'a tué ni brutalisé personne, mais Batman a passé au peigne fin la zone où Anastasia Wayne a été aperçue pour la dernière fois. Il pense que plus d'un criminel a réappris à craindre jusqu'à son nom pendant cette semaine.
Batman est habitué à ce que les gens le redoutent, y compris ses alliés. Diana et Clark ont été mal à l'aise en sa présence, lors des premiers temps de leur coopération – et n'est-ce pas flatteur de parvenir à intimider des êtres qui auraient été vénérés comme des dieux dans des temps reculés pour leur puissance ? Même Alfred a frissonné la première fois qu'il a vu le garçon qu'il connaissait si bien porter le masque pour la première fois.
Batman n'est pas habitué à être jugé ridicule, ni même irritant. Et malgré tout, c'est ainsi qu'Anastasia et son jeune compagnon – Jason, il croit l'avoir entendu l'appeler Jason – ont réagi face à lui. C'est… déroutant. Un brin déstabilisant.
Jason n'a pas arrêté de lui lancer des regards de travers, alors qu'il remettait les pneus à leur place, et ne s'est pas calmé en dépit d'avoir accepté la proposition faite par Bruce de lui payer un hamburger – l'estomac du garçon avait grogné bruyamment, et Bruce n'allait quand même pas le laisser aller le ventre creux, Alfred ne l'avait pas élevé sur ce principe.
Pendant un bref moment, il a cru qu'il devrait emmener Anastasia à l'hôpital pour étouffement et convulsions, mais son fou rire s'était graduellement calmé, au point qu'elle n'avait laissé échapper que de petits gloussements tout le long du trajet vers Big Belly Burger, et ses yeux continuent à scintiller alors qu'il passe la commande.
(il l'a rencontrée voilà un mois et demi et jamais il n'a entendu son rire avant aujourd'hui)
L'employé de la caisse semble vouloir s'évanouir quand il se retrouve à servir Batman, et le justicier est certain que personne n'a commandé de cookie parmi eux. Un chili-burger avec une part de tarte aux pommes pour Jason, une boîte de nuggets au poulet avec des frites, une gaufre à la myrtille et un milk-shake fraise-banane pour Anastasia et un thé glacé – il faut bien qu'il prenne quelque chose – pour lui, oui. Mais un cookie dans tout ça ?
Ça le travaille pendant que les enfants mangent et boivent – même un petit milk-shake est trop pour qu'Anastasia le finisse toute seule, si bien qu'elle partage avec Jason – et ils en arrivent aux desserts lorsqu'il se décide enfin à parler.
« Anastasia, je sais que ni toi ni moi n'apprécions les Services Sociaux, mais tu ne peux pas fuguer quand tu te trouves sous leur garde. »
Sa fille se raidit, sa gaufre à peine entamée dans la main. C'est une chose étrange, l'expression de son visage : ces lèvres pincées au point de blêmir ne peuvent venir que de Talia, mais ce regard plat, lourd de reproche et de mépris, Bruce ne l'a encore jamais vu que dans son miroir.
« Bien sûr que je peux. Je l'ai fait » répond-elle, et il sent monter la frustration, au point qu'un grognement lui échappe.
Jason sursaute en entendant le bruit rauque, et Bruce se sent vaguement honteux – il a toujours eu cette tendance à émettre des bruits plus ou moins étranges, et aucun effort de corriger l'habitude n'a marché au point qu'il a renoncé à essayer, en dépit des réactions gênées ou irritées que ça provoque.
« Je ne parle pas de ta capacité à le faire » rectifie-t-il, « je te dis que tu ne devrais pas le faire. Quand les Services Sociaux te placent dans une maison, tu restes là-bas jusqu'à nouvel ordre. »
« Non. »
La réponse a fusé immédiatement, froide et implacable, un tranchant de rasoir ou de lame de couteau qui jaillit face à une agression ou au simple sous-entendu qu'une attaque est possible.
La frustration de Bruce ne s'arrange pas – pourquoi refuse-t-elle de comprendre ?
(pourquoi Dick a-t-il refusé de comprendre ses opinions, pourquoi a-t-il commencé à se quereller avec lui au moindre prétexte, pourquoi est-il parti)
« Anastasia. »
« Non » s'entête sa fille, et cette fois il discerne une lueur affolée dans ses prunelles vertes, « personne ne m'aidera là-bas – je ne connais personne – c'est trop différent... »
Sa respiration accélère, puis freine, tandis que le sang afflue brutalement sous ses pommettes, et Bruce se tend instinctivement, prêt à réagir si elle subit une attaque de panique. Mais Anastasia se contrôle – à peine, mais elle se contrôle.
« Il n'y a pas Damian » souffle-t-elle d'une voix étranglée, « et il n'y a pas toi, et il n'y a pas Alfred, et il n'y a pas u'mmi ou Tessa – pourquoi tu veux me laisser toute seule ? »
Oh.
Bruce… ne comprend pas vraiment la solitude comme la plupart des gens. C'est quelque chose qui a plongé jusque dans ses os lorsqu'il avait huit ans, mais même auparavant, la connexion ne passait pas vraiment bien entre lui et le reste de la race humaine. Qu'il se trouve au sein d'une réception mondaine ou au milieu d'un désert, c'est du pareil au même.
Néanmoins, ce serait un mensonge d'affirmer qu'il ne veut être proche de personne. Il a Alfred, il a Clark et Diana et dans une moindre mesure la Ligue des Justiciers, il a peut-être Gordon et si c'est encore possible Dick – tous des gens essayant de renverser les barrières qu'il dresse autour de lui-même, tous des gens à qui il remettrait sa vie sans hésiter.
C'est rassurant, de savoir que ces gens existent dans sa vie. Mais pour Anastasia, savoir ne semble pas suffisant, la proximité est nécessaire aussi. Peut-être qu'avec le temps, ce sera assez de savoir, mais pour l'instant elle est trop paranoïaque, trop déstabilisée par un excès de changement, et il n'arrive pas à le lui reprocher.
Après une enfance passée dans les Ombres, après un déménagement à Gotham, toute personne rationnelle veut forcément se reposer sur quelqu'un de fiable.
« Et si je te trouvais un placement temporaire, quelque chose avec ma recommandation, tu y resterais ? »
Elle ne baisse pas les armes aussitôt, d'ailleurs il ne s'y attendait pas.
« Tu me jures que c'est sûr ? Que tu nous reprendras moi et Damian dès que possible ? »
« Oui » dit-il, car il n'y a pas d'autre issue possible.
Et juste comme ça, le visage brun d'Anastasia se détend.
« Je te fais confiance » déclare-t-elle avant de se tourner vers le garçon dénutri qui les a écoutés d'une oreille distraite pendant qu'il finissait son propre repas. « Est-ce que tu veux venir habiter chez nous ? »
Jason s'étrangle, et Bruce manque avaler de travers lui aussi.
Un chat ou un chien, ou même un oisillon déplumé, passe encore. Mais qui s'en va réclamer à ses parents de pouvoir adopter un gamin des rues ?
(il chasse traîtreusement l'exemple qui veut s'imposer à lui car les circonstances sont tout à fait différentes, Alfred était après tout son majordome et Dick venait du cirque plutôt que du caniveau, il y a un monde de différence, non ?)
« Anastasia » parvient-il à grogner, attirant sur lui un regard vert dans lequel honte et repentance brillent par leur absence.
« Il y a plein de place » rétorque-t-elle, « et Alfred le nourrira sans mal, il mange de tout. »
« Et moi alors ? » grince le garçon. « Pourquoi je ferais ça ? Je sais me débrouiller tout seul. »
Bruce ne doute pas de cette affirmation, Jason lui paraît du genre tenace, mais comme il l'a dit tout à l'heure à sa fille, juste parce que tu peux ne signifie pas que tu devrais. Et connaissant les statistiques, constatant le gabarit de Jason, combien de temps pourra-t-il survivre dans l'East End, sans succomber à un gang ou à une attaque criminelle ?
Pour sa part, Anastasia cligne lentement des yeux.
« Tu t'es occupé de moi. »
« C'est un reproche, princesse ? »
« Non. Mais tu t'es occupé de moi. Alors laisse-moi m'occuper de toi. Au moins un peu. »
Jason semble prêt à refuser, ouvrant déjà la bouche, mais il hésite, les mots ne sortent pas, et finalement, il s'avachit un peu sur lui-même.
« … C'est pas pour la vie » prévient-il, toujours un brin d'agressivité dans la voix, mais nettement moins qu'au début, et Anastasia hoche la tête.
« Acceptable. Désires-tu poser d'autres conditions ? »
De son côté, Bruce se sent de plus en plus vexé – il est tout de même sensé être le chef de famille, et voilà que sa préadolescente de fille entreprend de négocier un pupille sans même le consulter, il y a de quoi prendre la mouche, n'est-ce pas ?
(mais il ne ferme pas sa porte)
I have my own life
And I am stronger than you know
But I carry this feelin'
When you walked into my house
That you won't be walkin' out the door
Still I carry this feelin'
When you walked into my house
That you won't be walkin' out the door
Pour ce chapitre, vous avez droit à Leather and Lace par Stevie Nicks et Don Henley.
