Me used to be angry young man
Me hiding me head in the sand
You gave me the word, I finally heard
I'm doing the best that I can

En tant que sujet anglais, Alfred Pennyworth n'a jamais vraiment compris l'intérêt de célébrer Thanksgiving – il peut certainement comprendre l'intention derrière la date, mais il considère les origines pour le moins sordides de la fête assez rebutantes et n'éprouve pas de connexion particulière avec la fondation des premières colonies, aucune émotion comme celle qui monte en lui lorsqu'il entend la voix de sa Majesté à la radio pour l'adresse de Noël.

Peut-être est-ce ridicule, mais Alfred est né au Royaume-Uni et se considère fermement anglais malgré plusieurs décennies de résidence dans les États-Unis. Qu'on ne vienne pas critiquer la Reine en face de lui, et il s'abstiendra de dénigrer les coutumes locales.

Alfred se sent d'autant plus déconnecté de Thanksgiving que Monsieur Bruce s'est longtemps abstenu de toute occasion festive. L'arrivée de maître Dick a bien sûr changé la donne, le petit acrobate adorait décorer le Manoir et semer la pagaille un peu partout sous prétexte de rentrer dans l'esprit de la fête, mais ça n'empêche que le majordome se sent nettement rouillé dès qu'il faut célébrer une occasion ou une autre, surtout quand c'est une tradition typiquement autochtone plutôt que globalement répandue comme Pâques ou le Nouvel An.

Si bien que lorsque son employeur a pris la décision d'emmener ses enfants chez Monsieur Kent pour le quatrième jeudi de Novembre, Alfred a éprouvé davantage de soulagement que de contrariété. Partiellement car cela lui permettrait une soirée de congé et lui épargnerait des efforts irritants, et partiellement car Monsieur Bruce a accepté l'invitation d'une connaissance, dans un cadre qui n'est pas celui du travail, avec l'intention plus ou moins avouée de demander conseil.

Bruce Wayne a toujours eu un mal considérable à admettre qu'il ne pouvait pas arriver seul à trouver une solution ou résoudre un problème. Ça remonte à bien avant l'allée – combien de fois Martha Wayne a-t-elle rassuré son fils que non, s'avouer vaincu ne voulait pas dire que vous étiez incurablement bête, que tout le monde avait besoin d'aide parfois ? Alfred a perdu le compte, mais il se rappelle bien que la frustration du jeune garçon n'a jamais perdu en intensité.

Quand il a déclaré la guerre à l'élément criminel de Gotham, Monsieur Bruce s'est encore davantage refermé sur lui-même, persuadé que le masque qu'il portait ne l'autorisait plus à échouer, qu'il lui fallait transcender sa mortalité faillible et devenir une légende de brutalité et d'ombre dont les coups touchaient leur cible sans jamais manquer, dont l'intuition ne se trompait jamais.

L'influence de Ra's al Ghul, également, se fait sentir dans cette insistance à jouer cavalier seul – l'antique terroriste et assassin a réalisé l'anxiété du garçon sur lequel veille Alfred, et au lieu d'apaiser cette anxiété a cherché à la renforcer parce que la peur de l'échec motive les assassins et que les humains biens dans leur peau refusent de suivre des idéologies fanatiques. Pour ce crime, le majordome éprouve un ardent désir de présenter Ra's al Ghul à son fusil chargé de ses chevrotines les plus meurtrières.

Le dirigeant de la Ligue des Ombres reviendra probablement de cette mort, il a déjà trompé la Faucheuse à tant de reprises que cela en devient indécent, mais ce serait immensément cathartique pour Alfred.

L'opportunité ne se présentera sans doute jamais, Alfred ne nourrit aucune illusion là-dessus – il devra se contenter de réparer les dégâts comme il le fait toujours, quoique généralement avec de la vaisselle brisée et du plâtre abîmé, et d'encourager Monsieur Bruce à sortir de sa coquille sans la conviction que cela n'aboutira qu'à le voir écorché vif par le mépris de ses pairs.

Clark Kent constitue un premier pas des plus acceptables, le journaliste pratiquement incapable de méchanceté gratuite ou accidentelle. Pas de risque qu'il cause une blessure émotionnelle irréparable et prêt à réparer immédiatement si cela se produit malgré tout.

Emmener les enfants est une bonne chose, aussi : aucun des trois petits n'a la moindre idée de ce à quoi ressemble un foyer ordinaire et équilibré, et pour toutes les qualités de Monsieur Bruce, le quotidien qu'il fournit à sa famille est loin d'être ordinaire, un gamin des rues et un jeune saltimbanque l'ont réalisé dès qu'ils ont mis le pied au Manoir.

Les enfants traumatisés ont besoin de normalité, d'une ancre qui les rattache à la terre. S'il existe un groupe ayant besoin de quelqu'un pour les garder les deux pieds sur terre sans crainte d'être emporté par la tornade, c'est la famille Wayne tel qu'elle est actuellement.

Et puis, personne n'est une île. Un beau jour, les enfants devront quitter le Manoir pour vivre leur vie comme l'a déjà fait maître Dick, et en préparation de ce jour ils doivent apprendre à socialiser, à se confronter aux gens. Une célébration tranquille en petit comité, c'est un bon démarrage pour cela – l'école pour les garçons, ce sera l'étape au-dessus et Alfred espère que tout ira bien pour maître Jason et maître Damian.

Il espère également pendant tout l'après-midi, et la tension ne quitte ses épaules qu'une fois la voiture se garant devant le porche du Manoir, Monsieur Bruce émergeant de l'habitacle avec une expression hésitant entre la perplexité et son habituelle neutralité pour quand il est de bonne humeur, maître Jason et miss Anastasia luttant pour garder les yeux ouverts tandis que maître Damian dort sans gêne dans les bras de sa sœur.

« Je présume que la journée a été un succès » déclare le majordome dont les lèvres menacent d'esquisser un sourire.

Monsieur Bruce grogne – pas dans le registre contrarié, il exprime une confirmation, c'est assez délicat d'entendre la différence pour qui n'a pas l'habitude et même après une vie de familiarité Alfred avoue hésiter sur l'interprétation parfois. Les enfants ne répondent même pas, à moins que le large bâillement de maître Jason ne soit considéré comme tel et ce n'est certainement pas l'opinion du majordome.

« Un tel succès que les enfants ne tiennent plus debout » finit par avouer Monsieur Bruce après un bref regard en coin à l'adresse de son pupille, calculant visiblement la probabilité que le garçon se roule en boule sur le paillasson au lieu d'attendre qu'il soit couché entre des draps propres pour clore les paupières et sombrer dans le domaine de l'inconscience.

Alfred s'écarte de la porte afin de laisser la petite troupe rentrer, commencer à se mettre à l'aise. L'espace d'un instant, il se demande s'il lui faudra aider les enfants à se mettre en pyjama – les choses n'en viennent heureusement pas là, mais il faut leur tenir la main jusqu'à la porte de leurs chambres respectives pour les empêcher de se perdre en empruntant le mauvais couloir ou escalier, et renoncer carrément au bain.

Monsieur Bruce vient de border maître Damian (qui a dormi à poings fermés tout du long) lorsque le majordome se décide enfin à poser la question qui s'impose.

« Considérez-vous l'expérience satisfaisante au point de la recommencer ? »

Son employeur ne répond pas tout de suite, caressant doucement les cheveux rebelles de son fils qui se rebiquent en tous sens. Alfred patiente, conscient de la pulsation lente dans sa gorge et ses poignets.

« … Ce n'est pas exactement un choix, si Clark a décidé que j'ai enfin jeté l'éponge et me suis résigné à ne plus être un simple collègue. »

« Si vous le dites, Monsieur Bruce » se borne à commenter le majordome.

C'est curieux, le nombre de gens qui prétendent ne pas avoir eu le choix – pour ce qui était de tuer, de voler, de courtiser une femme ou pas, de tendre la main à quelqu'un ou pas. Mais la mort, la détresse, l'inconfort restent des options en dépit de leur manque d'attrait. Personne n'oblige personne à être un lâche, un monstre ou un héro.

Il y a une raison pour laquelle les gens ne croyant pas aux choix deviennent les plus méprisables des vauriens, ou les plus admirables des modèles.

I admit it's getting better (better)
A little better all the time (it can't get no worse)
Yes, I admit it's getting better (better)
It's getting better
Since you've been mine

Getting so much better all the time

Pour ce chapitre, vous avez droit à Getting Better, par les Beatles.