« Messieurs, félicitations. Vous avez tenu huit heures treize. C'est un score très honorable. » les félicita Milena.
Zen'kan fit la moue. Ils avaient tenu pendant huit heures treize, mais au final, ils avaient perdu. Jurz'kan fit un pas en avant.
« Vous avez été jugés dignes de recevoir votre première affectation. Vous serez envoyés sur Grinna pour servir sous les ordres du commandant Xel'kan de Delleb à l'avant-poste quarante-six. Ce sera votre nouveau maître, et vous lui devrez respect et obéissance. N'humiliez pas votre ruche et votre sang en vous montrant indignes de cet honneur ! Rompez ! » beugla le maître du couvain.
La nouvelle fit l'effet d'une bombe. Ils allaient sortir de la pouponnière ! Aller sur une autre planète !
Zen'kan frémit. Il allait revoir le ciel. Sentir le soleil sur sa peau. Le vent dans ses cheveux. Entendre le chant des oiseaux.
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« Bonsoir, mon cœur, comment ça va ? » s'enquit Rosanna, retirant les peignes retenant ses cheveux tout en traversant leurs quartiers.
« Bien et toi ? » répondit Ilinka, lovée sur une banquette, tâchant de mémoriser une nouvelle fournée de traités historiques fournie par Delleb.
« Oui. Je sors d'un entretien de quatre heures avec les commandants de la flotte... Je suis vidée. » répondit sa mère, disparaissant dans sa chambre.
L'artiste reparut bientôt, ayant troqué son uniforme pour un survêtement et un vieux t-shirt.
« Tu as fini ton travail ? » demanda Ilinka, surprise.
Normalement, c'était à peine si sa mère revenait pour souper avant de repartir.
« Oui. Et toi aussi. Ça fait combien de temps qu'on a pas passé un peu de temps ensemble, hein ? »
« Papa nous rejoint ? »
«Peut-être plus tard. »
Elle opina. C'était sans doute mieux que rien.
Une servante entra, apportant le repas, et elles se mirent à table. Une soupe de racines violettes, un ragoût crémeux, et des genres de tiges vertes avec un arôme subtilement sucré.
« Alors, raconte-moi ta journée. » suggéra sa mère, alors qu'elles commençaient à manger.
« Rien de spécial. Delleb veut que j'étudie l'histoire de Zerat'shi, victoire des Traçimiens... Tarcimiens... quelque chose comme ça. »
« Les Taracimiens. C'était un groupe de scientifiques lanthiens vivant sur la planète Taracime. »
« Tu connais ? »
« Oui. Elle m'a aussi fait potasser ces vieilles histoires. D'après moi, toutes ne sont pas intéressantes, mais ça reste de la culture générale wraith. »
« Et celle-ci, elle est intéressante ? »
« Lis et dis-moi. »
« Maman ! »
Rosanna pouffa. L'adolescente en profita pour changer de sujet.
« Rien à voir, mais j'ai un peu réfléchi, pour la mission que tu m'as donnée. »
« Ah ? » l'encouragea sa mère.
« Pourquoi ne pas tout simplement faire comme sur Terre, avec des week-ends au bout d'une semaine, et des vacances ? Je veux dire, les week-ends pourraient être des jours de repos « sur vaisseau » et les vacances, ben, de vraies vacances... »
L'idée était d'une simplicité affligeante, pourtant sa mère, loin de la rejeter, posa sa fourchette pour y réfléchir.
« J'aime bien, mais je vois deux principaux problèmes. Tout d'abord, convaincre les gens et en particulier les wraiths de l'utilité de « autant » de temps de repos. Et ensuite, comment définis-tu une semaine ? Les sept jours terriens sont complètement arbitraires. Pourquoi pas quatre ? Ou vingt ? »
« Heu... Je disais ça comme ça. Mais oui, dans l'absolu, pas besoin que ce soit sept jours. »
Sa mère opina.
« Et les vacances, tu proposes combien ? Tous les combien de temps ? »
« Oh... heu... Je n'ai pas encore réfléchi aussi loin... Désolée. »
« Ne t'excuse pas. C'est une très bonne idée. N'oublie juste pas que tu essaies de trouver un système qui fonctionnera tout aussi bien sur un vaisseau qu'une planète, et indépendamment des cycles annuels naturels desdites planètes. »
« OK. Je vais y réfléchir. »
« Et n'oublie pas non plus qu'idéalement, ce doit être un système égalitaire. Qui puisse être appliqué autant aux wraiths qu'aux humains. »
« Ooh... oui, c'est logique. D'accord. »
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La transition fut brutale. Zen'kan aurait voulu profiter du voyage, malheureusement, il passa simplement d'une baie à Darts à une autre, avec pour seul bonus une nausée monstrueuse. Maigre consolation : il n'était visiblement pas le seul à avoir du mal avec la dématérialisation.
Lorsque finalement il osa se redresser, ce fut pour découvrir une vingtaine de guerriers wraiths leur faisant face, parfaitement alignés, derrière leur officier qui les détaillaient d'un œil critique.
« Garde à vous. » siffla ce dernier. Ils obéirent, même le Puant, dont l'estomac vide continuait à se rebeller.
« Bienvenue à l'avant-poste quarante-six, larves. Je suis Xel'kan de Delleb, le commandant de cette base. Autrement dit, j'en suis le seigneur et maître. Notre rôle est de veiller sur le secteur quarante-six et tous ses habitants. Cela concerne tant les menaces spatiales que terrestres. Des ennemis des Ouman'shiis s'en prennent aux populations sous notre protection ? C'est notre devoir de nous interposer. Un fauve s'attaque à leurs petits ? C'est à nous de le traquer et de l'abattre. Mais ne vous excitez pas. Vous serez avant tout des gardiens. Des veilleurs. Pas des combattants. Oumana est la planète ouman'shii la plus peuplée et la mieux protégée, grâce à la ruche de Silla et à la flotte qui ne quitte jamais son orbite. Grinna abrite la seconde plus grande population humaine. Ici, ce n'est pas une flotte qui protège la planète, mais le réseau des avants-postes. Cent trente-trois forteresses comme celle-ci, réparties sur toute la planète. Nous sommes le système de défense de Grinna. Son bouclier, et son épée ! Et il suffit qu'un seul maillon soit défaillant pour que toute la chaîne se brise, alors la défaillance est interdite ! Compris ? »
Ils opinèrent de concert.
« Bien. Mes wraiths vont venir tour à tour choisir parmi vous leurs subordonnées. Ils seront vos référents jusqu'à nouvel ordre. Vous obéissez à moi, puis à mes officiers, puis à vos référents. Et à personne d'autre ! Me suis-je bien fait comprendre ? »
« Oui, commandant ! »
Une fois encore la réponse avait été unanime.
Xel'kan opina, et d'un signe du menton fit signe à ses guerriers qui s'avancèrent, tour à tour, certains désignant directement les deux ou trois élus, d'autres posant une ou deux questions avant d'arrêter leurs choix.
Seuls quatre guerriers n'avaient pas encore fait leur choix, et ils étaient encore une petite dizaine à faire le pied de grue. Zen'kan ne s'attendait pas à être choisi d'emblée. Il était le plus petit et le plus jeune, mais être le dernier qui n'est pris que par dépit n'est jamais agréable. C'est donc avec une sourde appréhension qu'il voyait chaque nouveau guerrier s'avancer.
Le suivant commençait d'ailleurs sa sélection. .
« Toi, frappe-moi. » ordonna-t-il au Rêveur.
Ce dernier mit une seconde à réagir, avant de tenter de lui placer un uppercut, que le guerrier esquiva de peu, se décalant d'un pas seulement, de manière à se positionner devant le suivant.
« A toi. Frappe-moi. »
Le jeune mâle concerné s'exécuta, en vain.
Le troisième parvint à peine lui effleurer la joue.
Le test se poursuivit, le guerrier esquivant à chaque fois les coups de poings, ne faisant jamais plus que se faire effleurer.
Arrivé devant lui, le guerrier lui jeta un regard presque dédaigneux.
« Frappe-moi. »
Zen'kan opina. Recula un peu sa jambe pour consolider son appui, bandant les muscles de son épaule. A la dernière seconde, guidé par un instinct subit, il lança sa jambe en avant, son pied s'écrasant violemment contre le tibia du guerrier, qui bascula en avant avec un grondement de douleur surpris.
Le soldat se redressa, la jambe un peu raide, et sans un mot passa à son voisin.
« Frappe-moi. » siffla-t-il d'un ton infiniment plus dur.
La Balafre s'exécuta, touchant son épaule alors qu'il avait visé la tête.
Le guerrier encaissa une fois encore et poursuivit son expérience jusqu'au bout. Finalement, il repassa devant eux, le pas martial – bien que toujours un peu raide de son coup de pied.
« Toi, toi et toi, avec moi. » siffla-t-il, alors qu'il passait devant lui, la Balafre et Grande-gueule.
Ils obéirent, venant, à l'image de leurs frères, se poster derrière leur nouveau maître pour assister au reste de la sélection.
Il n'était pas le dernier. Quel soulagement !
Enfin, chacun fut attribué à son référent, et ils purent suivre ces derniers pour découvrir leurs affectations.
Zen'kan apprit vite que son nouveau maître se nommait Vallel'kan de Hierolynn, et faisait partie des patrouilleurs chargés des rondes dans l'ensemble du secteur quarante-six.
Il en fut ravi. Il allait sortir chaque jour, pour parcourir les hectares de prairies et de forêts entourant l'avant-poste. Une vraie bouffée de liberté après des semaines d'enfermement dans le couvain !
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« Commandant Jû'reyn, puis-je vous parler ? » s'enquit Rosanna.
Bien entendu, le wraith interrompit aussitôt sa tâche pour la fixer, attentif.
« Que puis-je pour vous, ma reine ? » demanda-t-il avec révérence.
« Suivez-moi, j'aimerais vous parler en privé. »
« Bien sûr. Mon bureau est à votre disposition. » offrit-il, la guidant dans la pièce voisine de la salle du trône, duquel il chassa sans ménagement un Rorkalym perplexe.
Rosanna prit un instant pour contempler l'éternel fatras de dossiers en souffrance, considérablement mieux rangé depuis que le jeune wraith y mettait le nez. Comparé au bureau de Zil'reyn, juste de l'autre côté des portes de la salle du trône, toujours d'un ordre impeccable, l'endroit évoquait presque le repaire d'un archiviste bordélique.
Jû'reyn n'était commandant que de la seule et unique ruche de Silla, contrairement à Zil'reyn, qui suppléait Delleb dans la gestion de l'ensemble des territoires ouman'shiis, et pourtant Jû'reyn semblait avoir perpétuellement cent fois plus de travail que ce dernier.
Le fait que Zil'reyn ait à son service une équipe d'une quinzaine d'officiers et assistants à qui il déléguait bon nombre de ses tâches, y était sans aucun doute pour quelque chose. Pour d'obscures raisons, Jû'reyn répugnait à employer un tel équipage, et elle avait dû le forcer à prendre Rorkalym comme apprenti et assistant. Non pas que le pauvre ait la moindre chance de faire une grande différence dans le domaine malgré tous ses efforts.
S'arrachant à ses considérations, et prenant note qu'il serait sans doute bon qu'elle oblige son commandant à se faire aider davantage, elle se retourna vers l'intéressé, qui ne parvenait pas à dissimuler parfaitement ses craintes face à sa mystérieuse convocation.
« Madame ? »
« Je ne vais pas faire long. Je voulais vous parler d'Ilinka. Je ne vais pas avoir la naïveté de croire que vous vous souciez du bien-être de ma fille... (Il allait protester, mais elle le coupa d'un doigt autoritaire.) En revanche, je sais que vous vous souciez grandement de votre propre bien-être. Pour l'instant, aux yeux de l'immense majorité, faute d'avoir fait ses preuves, Ilinka n'est qu'une larve sans grande importance ni intérêt. Mais plus elle va endosser de responsabilités, plus elle va s'affirmer en tant que princesse, et plus elle attirera l'attention d'opportunistes qui tenteront de profiter de sa jeunesse et de son inexpérience pour leur propre bénéfice. Un jour, je compte bien remettre les rênes de cette ruche à Ilinka. Il serait très... dommage pour vous que ce jour-là, le premier profiteur venu vous vole votre place car il a su faire les yeux doux à ma fille, n'est-ce pas ? »
Jû'reyn opina, grondant vaguement.
« Je vais donc vous demander de veiller sur elle afin qu'aucun parasite de cet acabit ne puisse s'incruster. »
« Bien sûr, Majesté. » approuva-t-il, en se raclant la gorge.
« Bien entendu, il ne s'agit pas d'empêcher quiconque de l'approcher. Juste les profiteurs qui n'auraient rien d'autre que leur propre intérêt en tête. Il est évident que je ne considère par Rorkalym comme entrant de cette catégorie.»
« C'est évident, Votre Altesse. » approuva-t-il obséquieusement.
« Et Jû'reyn, afin que je sois certaine de votre motivation : je suppose que vous n'ignorez pas ce qui est arrivé à votre prédécesseur ? »
Le wraith pâlit.
« Non, Madame. »
« Bien... Dô'mar s'en est pris à Markus et à moi... Imaginez ce qui arriverait à celui qui ferait du mal à notre fille... et à ceux qui, par leur négligence, l'aurait permis. »
« J'imagine parfaitement, madame Gady. » frissonna-t-il.
« Bien. Tout est donc clair pour vous ? »
« Parfaitement clair, ma reine. » approuva-t-il en s'inclinant.
« Fabuleux ! Je ne vous retiens pas plus alors, commandant. Et continuez votre bon travail. Depuis mon retour, vous n'avez rien fait d'autre que m'apporter satisfaction. »
« Vous m'honorez, Majesté. » bafouilla-t-il, toujours pâle.
Un sourire bienveillant aux lèvres, Rosanna retourna à son propre travail.
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« Delleb, est-ce que je peux vous emprunter Ilinka ? » s'enquit Rosanna.
L'ancienne reine la fixa avec suspicion.
« Pourquoi ? » siffla-t-elle.
« J'ai un problème d'agenda. Dans deux heures, la délégation athosienne vient pour tarifer les échanges commerciaux pour l'année. Comme c'est vous qui vous en êtes occupée pendant toute mon absence, je vous aurais bien confié la tâche, mais vos négociations à propos de Tugala sont clairement prioritaires, et on vient de me prévenir qu'il y a eu un incident grave sur le Hutt'inish. Si je n'interviens pas très vite, je vais avoir une mutinerie sur les bras. »
« Et donc, vous voulez envoyer Ilinka négocier un traité commercial à votre place ? »
« Pourquoi pas ? Les produits athosiens sont utiles mais pas indispensables aux habitants de la ruche, elle sait parfaitement communiquer avec des humains, et les Athosiens sont relativement habitués à traiter avec des wraiths. Il y a peu de risque que ça tourne mal. »
« Mais... je ne sais pas du tout ce que je suis censée faire ! » intervint l'intéressée.
Delleb fit une grimace signifiant « vous voyez ? »
« Pas de problème : le commandant Jû'reyn pourra te fournir les rapports des années précédentes, ainsi qu'un résumé des objectifs de négociation de cette année. Pour le reste, j'ai toute confiance en toi. »
Les deux wraiths la fixèrent, dubitatives, puis rugissant, Delleb tourna les talons dans une grande envolée des pans de son manteau de cuir.
« J'ai besoin de mon commandant. Si vous voulez la faire escorter, envoyez donc le vôtre! » grinça-t-elle, vidant les lieux, Zil'reyn sur ses talons.
Sa sortie se fit dans un silence de mort qui se prolongea un peu, puis Rosanna toussota.
« Commandant Jû'reyn, faites préparer une navette pour le Hutt'inish dans les plus brefs délais, et instruisez la princesse Ilinka sur sa mission. Je vous confie les commandes de la ruche en mon absence. »
« A vos ordres, Majesté. » salua l'intéressé, surpris de ses ordres, alors que l'artiste quittait à son tour la salle du trône.
Ilinka resta plantée là, bouche bée.
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« Amène-moi le dossier de négociation avec les Athosiens, ainsi que les archives des trois dernières années. » lui ordonna Jû'reyn d'une pensée sèche.
Rorkalym s'exécuta, téléchargeant les documents demandés sur une tablette qu'il s'empressa d'amener au commandant, ce dernier la lui arrachant presque des mains avant de se tourner vers Ilinka – qui l'avait salué d'un discret sourire malgré son air paniqué.
« Tout va bien ? » souffla-t-il télépathiquement, profitant de n'avoir reçu aucun ordre pour traîner un peu.
« Non, pas du tout ! Dans moins de deux heures, je suis censée négocier un traité commercial dont j'ignore tout! »
« Je suis sûr que tu vas t'en sortir. » répondit-il, rassurant.
« Ben moi pas ! » répliqua-t-elle, lui jetant un regard suppliant par-dessus l'épaule du commandant.
Rory hésita un instant, puis se racla discrètement la gorge.
« Monseigneur ? » murmura-t-il.
Le commandant l'ignora.
« Maître ? »
Aucune réponse.
« Commandant Jû'reyn ? »
« Quoi ?! »
« Je pourrais peut-être assister la princesse dans sa mission. Je n'ai pas étudié ces accords commerciaux, mais j'en ai traité d'autres du même type lors de l'archivage et, dans tous les cas, je pourrais l'aider en prenant des notes pour elle... Comme vous m'avez appris à le faire pour vous... maître .» argumenta-t-il.
Jû'reyn le fixa longtemps, les yeux plissés, tâchant de sonder ses intentions.
« Et pourquoi ferais-tu ça, larve ? »
Rory prit une grande inspiration.
« Parce que vous ne pouvez pas remplacer Sa Majesté madame Gady aux commandes de la ruche et simultanément assister la princesse dans une négociation avec une poignée de paysans. Il apparaît évident qu'Ilinka a besoin d'aide. Il est également absolument certain que personne ici n'a les capacités ou le talent de vous remplacer aux commandes de la ruche... mais quelques humains... primitifs qui plus est... Je ne doute pas que mademoiselle Ilinka pourra y arriver, si je l'assiste, grâce à vos précieux enseignements... » offrit-il, en plus d'une bonne couche de flatterie.
Le commandant le fixa encore un peu puis, trop aguiché par ses cajoleries, eut un geste sec de la main.
« Allez-y, larves ! » siffla-t-il.
Ils ne se firent pas prier. Rory se fit une note mentale d'être un peu plus aimable avec Jade à l'avenir. C'était elle qui, sans le vouloir, lui avait appris à manipuler le commandant.
