Chapitre IV - Gratte-ciel
La bourbe des marécages n'avait rien à envier à l'asphalte de la mégacité. Coruscant ne pouvait déjà pas se vanter d'exemplarité lorsqu'il s'agissait de jeter un regard aux plus démunis, mais Motok suppurait de vice et de malchance. Derrière les néons chamarrés des enseignes racoleuses, le choix des addictions ne manquait pas dans ce dédale de cupidité, d'envie et de luxure, et béni soit l'élu qui parviendra à s'extirper de ses entrailles par sa seule volonté. Les journées étaient courtes et les nuits s'éternisaient sur Cyrkon. Son soleil avait déjà entamé son crépuscule lorsque les Jedi pénétrèrent dans les quartiers interlopes de la ville qui ne pouvait être plus vivante au couchant.
En louvoyant entre les négoces et les invitations salaces, les deux hommes déambulèrent à la recherche d'un refuge. Les lieux n'étaient peut-être pas les plus avenants de la capitale mais la foule et l'obscurité étaient tout ce dont ils avaient besoin pour dissimuler leur apparence déplorable. Sur la route, ils s'étaient débarrassés d'une partie de leur armure, bien trop reconnaissable, et avaient échangé certaines plaques contre deux capes assez grandes pour cacher le reste de leur attirail. Motok n'aime la politique que quand elle fait marcher les affaires leur avait déclaré la ferrailleuse sur le chemin, et il était vrai que malgré tous les potentiels partisans de la République qui pouvaient se trouver ici, la meilleure solution restait de faire profil bas. Leur samaritaine n'avait d'ailleurs pas dérogé à cette mentalité tandis qu'elle les déposa à l'entrée de la cité avant de continuer sa route vers une usine de production de droïdes pour les Séparatistes.
Obi-Wan restait aux aguets du moindre regard trop insistant. Cette quête pour trouver une radio ou même un simple comlink devenait risible. Il était déjà peu avisé d'accorder sa confiance au premier venu, mais le bénéfice qu'il pouvait y avoir à livrer deux Jedi à la Confédération était bien plus alléchant qu'un simple acte de bonté envers deux miséreux. Avec du recul, le maître en vint même à se demander s'ils ne s'étaient pas jetés directement dans la gueule de la bête tant chaque coin de rue ne semblait au final être guidé que par ses propres intérêts sous les yeux d'une autorité corrompue. De fait, on ne trouvait plus de police humanoïde mais quelques sentinelles robotiques scrutant les environs à la recherche d'infractions. Les citadins étaient loin d'être d'une grande aide et quitte à avoir le choix, le Jedi aurait tenté sa chance en plein désert.
— Hé, vous savez où je pourrais trouver des bonbons Kwazel ?
— La joute rytlothienne est ouverte ce soir ! Vous, jeune homme, vous m'avez l'air taillé pour être champion !
— Cinq truguts pour vous détendre. Ça vous dit, messieurs ?
— Attention où vous allez, les gars ! Ce tunnel, c'est un vrai coupe-gorge.
— Vous voulez une bonne adresse pour la nuit ? Le Lilac Limbo, c'est là qu'on trouve les plus mignonnes.
Exaspéré par une recherche aussi vaine, Obi-Wan soupira et s'assit lourdement sur le banc en métal d'un arrêt de bus désaffecté. Anakin s'invita à ses côtés avec un dépit mêlé de contrariété sur le visage. Il y eut un silence où chacun contempla la scène artificielle de ciment et d'acier sans qu'aucun passant ne leur jette un regard, et c'est en levant machinalement une main pour toucher sa barbe que l'aîné devina le triste spectacle que son apparence devait renvoyer. Après un coup d'œil dans sa direction, son acolyte émit un rire bref.
— Pour le coup, on va devoir se passer de vos talents de séducteur, maître.
Ce dernier ne chercha même pas à lever les yeux au ciel à cet affront et se contenta de l'ignorer.
— Au moins, on ne peut pas dire qu'on ne se fond pas dans le décor, ajouta son compère.
Un mutisme pesa une nouvelle fois sur eux où plusieurs éclats de voix hilares et furibonds résonnèrent dans les lacis de bitume. Obi-Wan s'accorda ce temps pour donner une pause à ses pensées. Il se laissa divaguer aux bruits alentour jusqu'à ce qu'Anakin se lève prestement et commence à épousseter ses habits.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'enquit son ami en fronçant les sourcils.
— Je mets en pratique ce que vous m'avez appris, répondit-il le un sourire en coin.
D'un signe de tête, il désigna la devanture d'un hôtel. Deux femmes, une lasat et une humaine coquettement habillées, hélaient lascivement quelques promeneurs à venir se relaxer dans leur établissement. Celui-ci ne cachait rien des services luxurieux qu'il proposait mais force était de constater qu'il était certainement l'un des plus respectables du coin.
Le jeune Jedi arrangea ses vêtements tant bien que mal, réajusta sa cape et peigna ses cheveux. Quand il eut terminé, il se tourna vers son acolyte, clairement à la recherche de son approbation.
— De quoi j'ai l'air ?
Obi-Wan se tordit d'un rictus moqueur en constatant que les efforts de son ami l'avaient à peine rendu présentable. Il lui offrit une chance malgré tout et se leva pour aller à sa rencontre afin de lisser la capuche de sa pèlerine et recoiffer ses boucles rebelles. Il termina ses retouches en frottant du coin de la manche les quelques gouttes de sang séchées sur la tempe du jeune homme qui détourna le visage et grommela.
— C'est bon, c'est bon. Je pense qu'elles ont déjà vu pire.
Le maître recula pour le toiser en retour.
— Justement. C'est aussi respecter leur travail, rétorqua-t-il.
Anakin fit la moue mais un sourire narquois réhaussa le coin de sa bouche. Son aîné prédit immédiatement la bêtise qui allait de paire avec cette expression et se prépara à maintenir son flegme.
— C'est du vécu ? En tant que client ou en tant que-
— Dépêche-toi, le coupa-t-il en le poussant dans le dos. Et ne me fais pas honte.
Le chevalier osa lui lancer un dernier regard provocateur auquel le maître répondit en roulant des yeux. Ce dernier le suivit dans l'ombre de ses pas et prit ainsi un malin plaisir à constater l'étendue des charmes de son ancien apprenti. Il y avait peut-être trop de nonchalance à son goût et pas assez de retenue dans ses paroles, si bien qu'il crut un instant que la proximité que son acolyte créa avec les rabatteuses ne le perde à son propre jeu. La seconde qui s'ensuivit démontra cependant sa mainmise sur la situation.
— Une radio ? Toutes nos chambres sont équipées d'un communicateur qui peut vous retransmettre jusqu'à Nal Hutta, vanta soudainement la grande lasat.
Nal Hutta. Obi-Wan eut soudain le vague souvenir que Kit Fisto lui avait parlé d'une mission de repérage sur cette planète. Il devait y atterrir sous quelques jours et si la chronologie collait à sa mémoire, il devait déjà y être.
— Et les oreilles discrètes se paient ici ? s'enquit son coéquipier.
La femme se fendit d'un rire chaud et caressant, travaillé pour ravir n'importe quel cœur. Elle s'appuya négligemment sur la rampe du perron et ses yeux mordorés scintillèrent de la lumière pourprée des lampions.
— Peut-être bien. Mais si nos clients reviennent c'est qu'on fait bien notre travail.
— Et vous m'avez l'air experte, renchérit Anakin en se penchant vers son interlocutrice.
Le pelage de la lasat s'ébouriffa et un sourire ravageur étira ses lèvres.
— Je vous laisserai juger.
Obi-Wan s'était peut-être laissé trop absorber par le jeu de regards des deux protagonistes pour remarquer la présence de la deuxième rabatteuse à ses côtés qui vint effleurer sa robe du bout des doigts en fredonnant.
— Et ton ami ? Qu'est-ce qui lui ferait plaisir ?
Elle semblait plus jeune et surtout plus discrète, mais bien que son visage trahissait encore une légère nervosité, son attitude était bien assez décontractée pour faire comprendre qu'elle savait déjà mener la danse.
— Un peu de confort. Ce sera bien assez, répondit poliment Obi-Wan.
La jeune femme minauda et le jaugea sous ses longs cils. Cet air la rendait aussi candide qu'espiègle et le maître douta momentanément de l'âge de son interlocutrice.
— Mmh… Et si vous me laissiez prendre soin de vous ?
Elle réduisit la distance dans la seconde et caressa sa mâchoire d'une main leste.
— Un bon bain chaud et je retrouverai le prince caché sous cette cape, suggéra-t-elle en tentant de tirer la capuche qui ombrait encore son visage. Vous serez chouchouté, dorloté… entre de bonnes mains.
— Ma compagnie lui suffira, intervint le chevalier.
L'enjôleuse tourna la tête vers Anakin et le dévisagea curieusement tandis que celui-ci s'avançait pour murmurer dans sa direction.
— Il est difficile à satisfaire… Et je ne suis pas très partageur.
Obi-Wan décocha une œillade noire à son acolyte. Un sourcil arqué et l'air suffisant, ce dernier ne cacha pourtant rien de son contentement lorsque la jeune femme gloussa à ses mots.
— Je vois. Ces messieurs cherchent de l'intimité avant tout, dit-elle en partageant un regard avec sa complice.
Le maître ravala ainsi sa fierté en constatant que la pétulance de son cadet avait certainement été la meilleure carte à abattre. Mais bien qu'il aurait aimé en vanter les mérites, ce sera une anecdote qu'il se gardera de raconter au conseil. Du coin de l'œil, il vit la lasat se renfrogner, certainement déçue de ne pas être tombée sur des clients plus dépensiers. Elle regagna progressivement une mine enjouée et, d'un signe de la main, invita ses nouveaux clients à entrer dans l'établissement.
— Venez, messieurs. On a tout ce qu'il vous faut.
Obi-Wan marqua un temps d'hésitation, se contentant de regarder son compère suivre les rabatteuses dans leur antre. Constatant qu'il ne suivait pas la cadence, Anakin se retourna, clairement dubitatif, avant de revenir sur ses pas et se planter aux côtés de son ami.
— Fais un effort ou elles vont croire que j'ai le pire amant du monde, dit-il en tirant le bras de son aîné.
Ce dernier lui adressa un regard morne tandis que le coin de ses lèvres se réhaussa méchamment.
— Pas étonnant quand on voit le play-boy qui l'accompagne.
Le jeune homme se tut à cette réplique et Obi-Wan le devança, se délectant de ce silence rarement observé chez son acolyte en pensant avoir au moins gagné cette répartie.
— Je me souviens d'une histoire où un certain Jedi s'était fait passé pour le mignon d'une marquise zygerrienne…
Le maître s'interdit de tout mouvement. Comment…? Il fit volte-face et fixa son cadet dont l'expression stoïque ne trahissait aucune malice s'il ne vit pas les ridules qui s'étaient formées aux coins de ses yeux. Raviver une mésaventure honteuse était courant mais pas anodin pour les deux Jedi, et elle pouvait même être une des meilleures armes pour déstabiliser l'autre mais celle-ci en particulier n'était pas censée se savoir. Tout simplement parce qu'il ne lui en avait jamais parlé, et seules les Étoiles savaient à quel point il n'en avait ni le cœur ni le courage.
Anakin prit les devants sans demander son reste. Son ancien apprenti avait bien des défauts mais écouter aux portes n'y figurait pas et Obi-Wan savait que s'il ne s'était pas lui-même trahi après quelques verres, une seule autre personne aurait pu divulguer ses déboires.
— J'étais encore padawan et c'était bien avant que tu n'arrives, marmonna-t-il.
Le chevalier haussa les épaules.
— Je ne juge pas.
— Quinlan n'était même pas là quand ça s'est passé. Il a dû te raconter ça comme ça l'arrangeait. Comme d'habitude.
Il tournoya sur un pied pour faire face à son ex-mentor, les paumes levées en signe de rémission.
— Je n'ai rien dit.
Le maître s'attarda encore un instant à scruter son visage dont il figura les différentes façons d'effacer ce sourire en coin, puis secoua la tête et soupira avant de le rejoindre en quelques pas. En le dépassant, il ébouriffa les cheveux de son acolyte et tira doucement sur les mèches en piètre punition. Anakin se fendit d'un rire tandis qu'il se défilait sous son emprise. Insolent, songea Obi-Wan en se déridant malgré lui.
Après tout, son sort aurait été bien moins prévisible si cette histoire était tombée dans l'oreille d'un autre. Son ex-padawan était taquin mais loin de la brute tyrannique, et il savait garder les secrets pour un usage au mieux moqueur, au pire provocateur. Mais si la confidence était encore en sûreté entre les mains du jeune homme, son aîné ne put s'empêcher de regretter de voir sa pudeur, déjà assez fragilisée après tant d'années vécues ensemble, s'ébranler aussi aisément. C'était pourtant un risque auquel il s'était déjà préparé dès lors où il entendit Quinlan vanter leurs péripéties chevaleresques à son padawan, en ce temps obnubilé par tout acte héroïque des Jedi. Les dés avaient été jetés, et à cette heure il espérait simplement qu'Ahsoka resterait préservée d'une telle image. Par chance, les sons et les animations de l'hôtel ne laissèrent pas sa pensée divaguer plus en détail, et c'est un rien plus tard qu'il se repositionna aux côtés de son compère pour poursuivre leur route. Le deuil de son amour-propre attendra.
Lorsqu'ils pénétrèrent enfin dans la bâtisse, les deux hommes furent accueillis par une nuée de parfums entêtants dont la fragrance unique frôlait l'ivresse. Le vermillon des lampes extérieures laissa place au pourpre irisé d'une voilure d'étoffes formé par un ballet aérien de méduses de soie et de mousseline. Le logis s'étendait sur trois étages et compensait l'étroitesse de ses murs par la hauteur d'un plafond couvert d'un ciel étoilé aux couleurs ondoyantes de bleu, de violet et de rose. Le soin apporté au décor promettait une expérience bien plus agréable que les clubs crapuleux qu'ils avaient dépassé, et même si beaucoup de clients enterrait leur bienséance une fois le seuil franchi, l'établissement sauvait les apparences. L'intimité prévalait sur la débauche et pour la première fois depuis qu'il avait mis les pieds dans cette ville, Obi-Wan ressentit un semblant de sécurité.
On les conduisit au second étage, bien plus sobre et surtout bien plus calme. De la galerie, ils avaient une vue imprenable sur le hall d'entrée dont le sol transparent laissait entrevoir le bar animé du sous-sol et tandis que la lasat qui les avait accompagnés déverrouillait la porte de la chambre, une clameur résonna au rez-de-chaussé. Une voix de baryton qui entonna un chant commercial vantant les meilleurs services de l'hôtel et la qualité des prestations. Le tempo du refrain s'accompagna d'une bourrasque de tulles et de dentelles évoquant les courbes de quelques danseurs-fantômes qui virevoltèrent dans les hauteurs, froufroutant et caressant tout individu sur leur passage. Une surcharge sensorielle qu'Obi-Wan ne pouvait plus supporter.
— La Nayade est ravie de vous accueillir.
Les mots de leur hôte se frayèrent un chemin étonnement facile au travers de ses pensées et résonnèrent comme un carillon doux et clair. Un spectre voluptueux avait posé son visage opalescent sur l'épaule de son compagnon lorsque celui-ci entra dans l'appartement, la créature artificiel enlaçant sa proie dans une dernière cajolerie avant de disparaître dans un soupir. Le maître avait emboîté le pas dans l'espoir de fuir le capharnaüm grandissant au dehors. À peine s'était-elle emparée de la poignée de truguts en paiement pour la nuit que la rabatteuse sortit de la pièce, une main posée sur le panneau de verrouillage et les lèvres tirées dans un petit sourire.
— Je vous souhaite une belle soirée, messieurs.
La porte se referma sur cette dernière parole et plongea les deux Jedi dans la quiétude salutaire du lieu. Sans même échanger un regard, ils partagèrent la même incrédulité.
— Trois fois, annonça Anakin en touchant l'escarcelle de sa ceinture. Ils ont essayé trois fois en cinq minutes. J'ai l'air si naïf que ça ?
Obi-Wan haussa les épaules. Il devait avouer qu'il ne s'était pas attendu à voir une malhonnêteté aussi viscérale. La débauche de moyens employée pour plumer la clientèle était pourtant admirable tandis qu'il se remémora les membranes holographiques du fantôme qui étaient passées sous la cape de son ami quelques secondes plus tôt, ou encore les mains baladeuses de quelques travailleurs patinant sur son bassin en quête d'une poche lourde de monnaie.
— On fait surtout étrangers, répondit-il simplement.
Le chevalier expira sa fatigue avant de s'affaler sur la méridienne de velours et river son regard sur un plafond clouté d'étoiles.
La chambre ne criait pas au faste mais était équipée de bien assez d'apparat pour plonger ses invités dans une oasis de fantaisie. Un tapis de soie, une salle de bain aux dalles noires, un lit boursouflé de coton mais il y avait surtout cet aquarium au fond de la pièce. S'étalant sur toute la longueur du mur et seule source de lumière, la beauté sereine du spectacle était hypnotique. Dans le sable volcanique ondulait des algues bariolées sur fond d'outremer, des phytoplanctons voletaient dans l'espace comme des lucioles éclaireraient une mangrove, un banc de poissons-néons tournoyait de concert et des seiches roulaient leurs ailes luminescentes en anges des abysses. À force de prétendre, Obi-Wan aurait pu se perdre à la comédie et croire que la nuit lui était effectivement réservée. Coupé du monde et de ses obligations... Il secoua la tête. Ces pensées parasites n'étaient pas nouvelles mais leur récurrence devenait provocante et même s'il savait que les récents évènements l'avaient surmené, il ne pouvait pas accuser la fatigue indéfiniment. Mais cette tentation oisive devenait de plus en plus forte.
Comme un rappel à son devoir, un communicateur radiophonique patientait dans une alcôve près de l'entrée et le jeu de diodes lui indiqua fatalement que le temps continuait sa course. Il jeta un œil à son compère avachi, un bras posé sur le front et les yeux déjà mi-clos. Le maître restait perplexe. Il était rare de voir Anakin aussi exténué, même après de telles péripéties. Il était clair que l'épuisement n'était pas physique mais moral, et c'était certainement un pan du métier que le jeune homme avait encore beaucoup de mal à contrôler. Obi-Wan ne voulut pas le malmener et le laissa se reposer.
— Je vais envoyer le signal, annonça-t-il en activant l'émetteur.
––
La fièvre s'intensifiait. Il avait connu pire mais la sensation restait désagréable et avait déjà commencé à l'étourdir. Il ne pouvait pas dire avec exactitude si ce mal-être l'avait saisi dès son entrée dans cet établissement ou dès son entrée en ville mais il pouvait presque entendre Ahsoka lui rétorquer avec une petite moue dubitative: Peut-être que vous réfléchissez trop, maître ? Ce qui n'était pas entièrement faux. Le crash, la survie, les Kaleesh, le combat, le pouvoir… Des ruminations de doutes, de remords et de questionnements dont il était difficile d'arrêter le cours, à moins d'arrêter le temps.
Son cœur battait dans ses tempes et il se délesta même de ses propres convictions tandis que son corps le priait de s'offrir du répit. Il avait déjà baissé sa garde sans le savoir, et c'est dans ses derniers efforts de conscience qu'il comprit qu'Obi-Wan devait jouer le veilleur pour deux. Certes il lui faisait une confiance aveugle, mais le chevalier savait d'avance qu'il se maudirait à son réveil pour avoir été aussi négligent. Parce qu'à l'instant présent, rien ne paraissait plus juste que de s'abandonner dans une dernière grande inspiration où une aube de bienveillance berça son esprit.
Il s'assoupit et ne prêta plus l'oreille à ce qui se passait alentour, mots et bruits transformés en aria d'échos sourds et indiscernables. La radio bourdonnait, son ami avait entamé un dialogue, une pieuvre sautait dans un frémissement de bulles et le plafond tournait en filé d'étoiles. Ce calme apparent l'intimait que tout irait bien. Il ferma les yeux une première fois pour les rouvrir sur un visage tendrement familier.
Padmé le contemplait derrière un voile de cils bruns. Libérée des coiffures cérémonielles et de la discipline aristocratique, sa chevelure ondulait sur son épaule nue et s'évanouissait dans le jais satiné de l'oreiller. La peau laiteuse de son buste se soulevait au rythme de sa respiration et ses lèvres se mouvaient de ces tics amoureux dont seul l'amant savait décrypter les mots aphones. Rien n'aurait pu lui paraître plus idyllique et pourtant tout sonnait faux. Ils étaient seuls dans le silence de la nuit mais loin de l'ordinaire chaleur de leur passion. L'amour qui avait enflé dans sa poitrine mourut dans la seconde où une paume glaciale se posa sur sa joue.
Le sourire ravissant se tordit en une grimace désolée pour finalement effacer toute trace d'émotion. Le noir de la pupille éclipsa le blanc de l'œil pour le toiser de ce regard vide et sinistre avant que deux mains n'enssèrent son cou d'une force bestiale. Elle le chevauchait et pressait son poids inhumain sur son bassin, prête à lui briser les os. Des ongles percèrent la chair et le sang ruissela sur sa peau en sillons ardents. Sa voix se bloqua dans sa gorge par la puissance de l'emprise mais aussi la sidération. Il ne voulait pas blesser quoique puisse être cette créature qui arborait les traits de celle qu'il chérissait mais son corps agit au détriment de sa pensée. Son bras s'était levé en direction du ciel et la jeune femme lévitait dans les airs, lentement jugulée par la Force alors qu'elle se débattait en vain. Le sifflement strident de sa voix devint un crachotement de bruits étranglés dont la dernière douce exhalation aurait arraché les larmes du Jedi si l'indifférence de son cœur n'avait pas dompté ses sens.
Elle gisait désormais sur le sol d'encre, les yeux clos d'une paix éternelle. La cruauté de la scène ne l'émut pas, alors même que la robe cérulescente de son amante se macula d'un cruor noirâtre au centre de son abdomen. Ses paupières s'ouvrirent subitement et lorsqu'elle le fixa de ses prunelles chèrement humaines et larmoyantes, ses sentiments se mirent en branle.
Il se réveilla dans un gémissement de douleur et tomba à genoux sur le sol. Il porta une main à sa tempe et secoua la tête de droite à gauche pour péniblement tenter d'effacer les vestiges du cauchemar. Le ventre vide ne l'empêcha pas d'avoir l'estomac retourné et il se recroquevilla, le front posé à terre, espérant soulager ses maux autant que son esprit.
— Anakin ?
On toucha son épaule et il se plaqua brusquement dos au sofa, sabre-laser au poing. Le visage pâle de Padmé lui revint comme la foudre d'un châtiment et il s'injuria immédiatement pour ce geste machinal. Il relâcha sa prise sur-le-champ, tremblotant, pour enfin porter son regard sur un Obi-Wan inquiet et confus. Le jeune Jedi s'assit contre le pied de la banquette et posa le talon des mains contre ses yeux pour se concentrer sur sa respiration. Il y eut un silence où le chevalier sentit son pouls progressivement reprendre un rythme régulier et malgré tous ses efforts, ses nerfs lâchèrent à nouveau. Il pressa un peu plus ses paumes contre ses orbites pour espérer endiguer l'émotion qui menaçait de rouler sur ses joues puis renonça en laissant tomber son regard sur le sol.
Ce n'était pas la première fois et son ex-mentor n'avait jamais été particulièrement présent lors des précédentes, mais il savait que ces rêves pouvaient être le nœud de beaucoup de troubles chez son ancien apprenti. Encore fallait-il que ce dernier soit enclin à les partager. Obi-Wan s'était glissé à ses côtés, mutique et patient. Le jeune homme secoua la tête d'un non catégorique. Un chapelet d'excuses fusa dans ses pensées et une solitude immense l'envahit. Une détresse à laquelle on répondit.
Il y eut une onde réconfortante qu'il accueillit comme la panacée de cette migraine qui continuait de marteler son crâne, mais aussi la brise douce et rafraîchissante contre ses angoisses. Une onction inattendue qu'il ne pensait pas mériter mais qui continua de s'épandre comme un souffle inépuisable. Il ne chercha plus à savoir si tout cela était normal, et ne voulait à cet instant que se tenir loin de nouvelles interrogations et plonger dans la moindre source de quiétude que les Étoiles voulaient bien lui offrir. Aussi parvint-il à retrouver son calme après de longues minutes à écouter le ronronnement de l'aquarium et de ses vies qui l'habitent accompagné de la respiration stable de son partenaire.
— On s'en va.
Il leva un regard sommeilleux sur son compère et plissa les yeux, perplexe suite à ses mots.
— Kit n'était déjà plus sur Nal Hutta mais une délégation est restée sur place. Une navette arrivera à Motok dans quelques heures.
Rentrer ? Il ne voulait que ça. Revoir le temple, ses frères et sœurs d'armes, ses amis, ses droïdes, sa padawan, Padmé… Sortir de cette situation, retrouver ses repères, oublier les événements et ne plus en parler. Mais plus que tout, il voulait une pause. Il agrippa le bras d'Obi-Wan qui s'était tout juste levé et leurs regards se rencontrèrent avec le même étonnement. Kriff. Il était vulnérable et à la merci de ses pulsions. Et il s'en foutait.
— T'as pas faim ? lança-t-il finalement.
Le maître écarquilla les yeux et le scruta avec une inquiétude indéniable. Un silence emplit la pièce.
— On est à quinze minutes du spatioport et tu as bien dit qu'ils arrivaient dans quelques heures, non ?
— Trois heures au plus, répondit son aîné en haussant les épaules.
— Alors ?
— Alors quoi ? demanda-t-il avec défiance. Plus tôt on sera parti, mieux ce sera.
Anakin fronça les sourcils et se mordit brièvement la lèvre inférieure.
— Fais ce que tu veux. Moi, j'ai besoin de prendre des forces. Et une douche.
Il entendit le balbutiement d'une protestation puis un soupir tandis qu'il bondit sur ses pieds pour se diriger vers la salle de bain. La seconde avant que les portes ne se ferment derrière lui, Obi-Wan éleva la voix.
— Fais-vite. J'en ai besoin aussi.
Ses lèvres tressautèrent d'enthousiasme. Malgré sa fierté qui s'évertuait à éclipser ce besoin, il ne voulait pas rester seul, et surtout pas seul avec ses propres pensées. Il savoura cette victoire. Le maître était trop altruiste pour lui refuser quoi que ce soit et jouer de sa compassion était une ruse que le jeune homme n'avait pas osé utiliser depuis ses premières années en tant que padawan.
L'eau chaude fut une bonne distraction s'il omit les brûlures et lacérations constellant sa peau qui le picotèrent dès que le jet savonneux s'actionna. Le parfum qui s'en dégageait était tout de même agréable : un musc ambré aussi doux que vivifiant qui l'enveloppa comme une chaude couverture et le débarrassa de cette mue désagréable de sueur et de crasse autant que de ce pêle-mêle de pensées sombres. L'égoïsme ne lui avait alors jamais paru aussi vertueux. Il termina son ablution jusqu'à ne plus voir ces veines de cendre ruisseler sur sa peau et s'alloua encore quelques secondes à dénouer la tension de ses muscles qu'il n'avait pas imaginé si coriace.
Après une dernière inspection dans le miroir, il grimaça en constatant l'asymétrie des branches de sa main mécanique. Le cliquetis dissonant appelait à quelques ajustements mais la gêne ne lui était pas encore si déplaisante pour une réparation immédiate. Ses vêtements n'avaient pas démérité une lessive mais, faute de mieux, il réenfila sa tenue dépouillée d'armure dont l'odeur de transpiration et de poussière aurait pu être plus repoussante. Il sortit de la cabine et détourna l'attention de son partenaire de l'holocarte projetée sur la table basse.
— À toi l'honneur, annonça Anakin en recoiffant les mèches humides qui lui tombaient devant les yeux.
Il n'y eut qu'un silence où Obi-Wan le dévisagea un bref instant, les sourcils froncés, puis se dirigea à son tour vers la salle de bain. Le jeune homme savait pertinemment qu'il serait jaugé avec désapprobation pendant une grande partie de la soirée, mais il connaissait ces reproches silencieux et s'il était encore dans les bonnes grâces de la Force, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne les déjoue.
Il étudia le plan de la ville étendue. Le tableau d'affichage fournissait une collection de données utiles allant du nombre d'habitants, à la fréquentation des rues, des quartiers à privilégier et même la météo. Son acolyte avait semble-t-il déjà repéré un des bars du coin auquel Anakin ne vit aucune objection, le maître étant le plus enclin à trouver ce qu'il y avait de plus agréable. Une quinzaine de minutes plus tard, ils sortirent de la chambre, libérés de leur cuirasse martiale et drapés comme des ombres.
Les rues s'étaient assagies en une paisible soirée de boulevard. Une voie lactée se découpait dans le sillon d'immeubles et l'armada satellitaire de Cyrkon offrait un spectacle nocturne édifiant, bien qu'un œil averti dirait que cette pollution orbitale dénaturait le ciel comme une toile arachnéenne pendue dans les ténèbres. Il était étrange de voir le quartier si passif à cette heure. Son éclairage était déjà partiellement réduit à quelques bulbes autonomes illuminant ça et là un couple, une bagarreuse, un ivrogne, un serveur en pause, un chat-droïde…
C'est en entrant dans le bar qu'ils comprirent où la vie extérieure avait trouvé son refuge. Le brouhaha des clients s'intensifiait autant que l'alcool galvanisait les plus timides et ils durent s'enfoncer dans la partie restaurant de l'établissement pour retrouver du calme. La moitié de la salle était occupée et les conversations s'échangeaient à voix basse. Les lampions ne se destinaient qu'à dévoiler les visages attablés d'un éclat doux et doré et seul l'hologramme d'une danseuse au centre de la pièce déversait assez de lumière pour deviner la fresque aux contours sensuels du plafond. Entre les amoureux transis et les amis éméchés, une banquette accolée au coin d'une fenêtre leur tendait les bras. Anakin s'assit avec sa plus belle nonchalance, adossé à la baie vitrée et un pied posé sur le canapé. Obi-Wan s'installa de l'autre côté, les bras croisés sur la table.
— Motok aime sa réputation, déclara le jeune Jedi en balayant l'espace du regard.
— Coruscant se défend bien.
— C'est une élève modèle à côté de ça.
— Alors tu ne t'es jamais aventuré dans le secteur souterrain des Bogz.
Son compère le considéra, perplexe. Peut-être étonné de voir qu'intrépide comme pouvait être son ex-padawan, il n'ait jamais posé les pieds dans ces lieux aussi sombrement réputés. Anakin haussa les épaules.
— Je ne dois pas être aussi débauché que certains.
— Mmh… Encore trop jeune, peut-être.
Il jeta une œillade à son aîné. Obi-Wan soutint son regard, un sourire narquois sur les lèvres, jusqu'à ce que cette bataille visuelle se termine prestement à l'arrivée du serveur.
— Des apéritifs, messieurs ?
Le nouveau venu était certes plus habillé que ses collègues mais ne manquait pas d'une esthétique remarquable. Un chignon de tresses serties de perles et d'étoiles, une peau noire striée de tatouages nitescens et un torse paré de mailles de quartz. Si le client n'était pas satisfait du repas, il repartait avec le fantôme d'un rêve érotique.
— Une liqueur Kylessienne, s'il-vous-plaît, demanda le chevalier.
Il sentit à nouveau le poids du regard de son ami.
— Je croyais que tu avais faim, s'enquit ce dernier.
— Ça ne m'empêche pas d'avoir soif.
Le maître leva les yeux au ciel et soupira avant de poliment refuser toute suggestion de l'employé.
— Tu ne vas pas me laisser boire seul, quand même ?
Il haussa les épaules, blasé. Il y eut un nouveau silence tendu avant que le jeune Jedi ne glisse lentement hors de la table.
— Excusez-moi, déclara-t-il à l'attention du serveur. Je vais me trouver une meilleure compagnie pour la soirée.
— Anakin, on n'est pas là pour-
— « On » ? se retourna-t-il brusquement. Je me rappelle pas t'avoir promis quoi que ce soit.
— Ça s'appelle du bon sens. Et si on pouvait éviter de s'éterniser…
— Pour une fois qu'on peut se détendre ! Tu vas vraiment me gâcher ça ?
Obi-Wan écarquilla les yeux.
— Je rêve ou tu es en train de me faire un caprice ?
Anakin sentit le rouge lui monter aux joues. L'embarras et la colère bouillirent dans le creux de sa poitrine et il serra la mâchoire pour garder la tête froide devant cet air abasourdi figé sur les traits du maître. Insolent. Sans un mot, le jeune homme tourna les talons et se dirigea dans la masse populeuse et sombre du club.
Il passa entre les corps comme un labyrinthe moite et étouffant, ses sens grisés à la fièvre. Un caprice ? Il a vraiment dit « un caprice » ? Il s'installa sur un des sièges vacants à l'extrémité du bar et, comme le répit n'était pas de mise pour lui ce soir, commanda la boisson la plus forte. Immergé dans l'effervescence de la soirée, il constata que l'ambiance se tamisait doucement au rythme jazzé de la musique. Je suis quoi pour lui ? Sa présence attira ainsi plus d'attention qu'il ne l'avait imaginé. Son égal ou le même padawan ingrat et turbulent ?
— Dure journée ? s'enquit une voix caressante.
Adossée au mur, une silhouette se détacha lentement de l'ombre. Une femme sortit des ténèbres, quelques spots éparses dévoilant un corps athlétique ceint d'un corset argenté à l'armature métallique, un visage en diamant balafré de deux entailles au front et au coin des lèvres et une longue chevelure noire tirée dans une haute queue-de-cheval. La délicatesse de ses traits s'étaient durcis d'obscures combats ou rencontres malencontreuses et Anakin se mentirait s'il prétendait ne pas trouver de charme dans cette beauté sauvage.
— Pas plus que d'autres, je suppose, répondit le Jedi en prenant une gorgée de son verre.
Le feu de l'alcool lui arracha une grimace de dégoût qui n'échappa pas à sa nouvelle interlocutrice.
— Il n'y a que deux types de personnes pour prendre de la banys pure, déclara-t-elle en indiquant son verre d'un geste vague. Les déprimés ou les inconscients.
Le jeune homme s'essuya la bouche puis haussa un sourcil.
— Une psychologue de comptoir ?
Un sourire déforma la cicatrice de sa commissure droite tandis qu'elle s'appuyait paresseusement contre le bar, son profil dessiné par les néons.
— À mes dépens, rétorqua-t-elle en levant un cocktail rempli du même liquide verdâtre.
Des cuisses larges, un dos cambré, des bras musclés et un cou pourtant si gracile… La félinité de ses gestes la rendait dangeureuse mais le vermeil de ses pommettes était irrésistible, et peut-être l'alcool avait-il déjà atteint son inhibition lorsque le chevalier se tourna dans la direction de la jeune femme, le regard lourd et insistant.
— Et je sais aussi qu'une compagnie n'est jamais de trop dans ces moments-là, acheva-t-elle en le toisant en retour.
Elle s'approcha, son verre tendu et Anakin trinqua, perdu dans l'éclat de ces iris glauques.
Il perdit la notion du temps, enchaînant les verres, les rires, les accolades et les flatteries. Une troisième personne les rejoignit, puis une quatrième, jusqu'à ce qu'il n'en vit qu'un défilé de personnalités aux faux-semblants exagérés et au ton trop mielleux. Sa première amie disparut au détriment d'une autre. Une kyrielle de noms s'aligna dans sa tête d'autant de visages qu'il croisa. Lui-même changea d'alias devant chaque nouvel invité et se délecta des mensonges qui roulèrent sur sa langue comme il s'amusa d'inventer les dizaines de vies différentes qu'il aurait vécu.
Anakin.
Il s'oublia dans la brume de l'ivresse, l'euphorie alors devenue l'anesthésie de tous ses maux. Il n'était plus qu'un étranger parmi tant d'autres et alors même qu'une dernière partie de lui fustigea la vigilance, il plongea dans ce confort charnel. Un bras s'enroula autour de sa taille, une main passa entre ses cuisses et une inconnue se posa sur ses genoux. Elle lui vola un baiser et il poursuivit la douceur et la chaleur de ses lèvres en l'enserrant un peu plus contre lui. Elle roula des hanches, et peu importe qu'ils soient encore exposés aux yeux de tous, il répondit à son désir avec avidité.
S'il-te-plaît.
Le devoir attendra. Les planètes tourneraient sans lui. Sa raison s'égarait dans les flashs et le chahut de la nuit et sa lucidité se corrompait d'une excitation endiablée. Il avait chaud, il était soûl, une peau caressait la sienne et des soupirs chantaient à son oreille. Un caprice. Le mot avait été injustement bien choisi. Il n'avait pourtant fait qu'arracher le cadeau qu'il croyait mériter, et ce plaisir farouche grimpa en même temps que les remords le rongèrent. Et ce n'est qu'à la verge du sommeil qu'il comprit que le vide dans sa poitrine ne s'était véritablement jamais rempli.
Je suis désolé.
Le réveil était douloureux. Il était dans la chambre de l'hôtel, étendu sur le ventre et nu sous un entremêlement de draps. Son cerveau encore nimbé par l'alcool, il sortit lentement de sa léthargie dans le demi-jour des lampes. Ses membres se murent mollement, courbaturés et gourds d'éthanol, et il n'eut qu'à tenter de décoller le menton du matelas pour se demander s'il n'y avait vraiment eu que de la banys dans ce verre... Ses derniers souvenirs fusèrent dans une collection d'éclairs épileptiques. Une aigreur corroda son esprit comme la bile monta dans son œsophage. Il se rendormit malgré lui, vaincu par la torpeur.
Il sursauta à l'ouverture de la porte et au pas feutré mais distinctement reconnaissable d'un individu. Anakin inspira profondément avant de lever la tête pour constater le regard haut et affligé d'Obi-Wan planté à deux pieds du lit. Il y eut un silence tendu où le jeune homme se sentit ridicule et démuni dans le tableau que sa libido repue devait renvoyer. Il ne baissa pourtant les yeux que lorsque le maître jeta quelque chose sur le matelas avant de se détourner pour s'asseoir sur le divan, un bras posé sur l'accoudoir et les yeux perdus dans le vide.
Le cadet contracta la mâchoire et tourna la tête de l'autre côté, le visage à demi-caché dans les couvertures. Sa ceinture. Une des dernières images de la soirée fit enfin sens lorsqu'il revit la femme qui l'avait accompagné jusqu'ici lui donner un dernier baiser sur les lèvres puis partir en catimini, son sabre et son escarcelle en main. Il ne sut pas combien de temps ça lui avait pris mais Obi-Wan avait vraisemblablement réussi à l'intercepter sans heurt. Le jeune Jedi mourut un peu plus de honte.
— Je suis prêt pour le sermon, si ça peut te soulager, grommela le chevalier d'une voix rauque.
— Je pense qu'on a tous les deux passé l'âge. Tu crois pas ?
Il aurait aimé un ton plus acerbe. Mais il fut évidemment gratifié de la voix lasse et fatiguée du compagnon qui avait déjà eu à faire à bien trop de mésaventures de ce genre. Rien de pire pour aggraver l'embarras du jeune homme. Ce dernier ne put alors s'empêcher d'essayer de le provoquer.
— Je suppose que la délégation est repartie.
— Je ne t'en veux pas, Anakin.
Le Jedi exhala un rire sans humour.
— Conneries, cracha-t-il.
Cette magnanimité avait le don de l'exaspérer. Elle n'était pourtant pas si vieille. Le jeune padawan qu'il fut avait déjà connu de belles impatiences de la part du maître, mais voir Obi-Wan gagner un tel contrôle lorsque son ancien apprenti luttait encore contre une chape d'émotions restait rageant. Un caprice ? Ça l'avait été. Motivé par son propre égoïsme, il avait oublié non seulement que son compère vivait les mêmes épreuves mais en était souvent aussi astreint à réparer les dommages collatéraux. Comment arrivait-il à-
— Pourquoi je t'en voudrais ? demanda subitement son ex-mentor avec gravité. D'avoir juste voulu t'amuser une nuit après des mois à combattre et plancher sur de nouvelles stratégies de bataille ? D'enfin t'être débarrassé du vieux maître qui passe son temps à te rabâcher le même refrain ?
Il se leva pour marcher jusqu'à côté du lit puis s'accroupit pour arriver à hauteur de la tête de son acolyte qui n'osa toujours pas rencontrer son regard.
— Je pense avoir assez de recul pour dire que je suis le plus borné.
— Arrête de diminuer le problème, ça m'énerve, maugréa-t-il contre l'oreiller. Je suis censé réfléchir, pas répondre à la première pulsion qui me passe.
— Est-ce que c'était vraiment la première ?
Aucune réponse.
— Anakin. Ce n'est pas être laxiste que de se préoccuper de la santé mentale des autres. Je…, bredouilla soudainement Obi-Wan. Je sais très bien qu'il y a des choses que tu ne veux pas partager…
— Je n'ai pas besoin d'être materné H24, le coupa-t-il sèchement. Je fais des mauvais choix et j'assume les conséquences.
Ce mal de crâne devenait insupportable. Si la discussion pouvait s'arrêter là, qu'il puisse se rendormir.
— Et je ne ferai rien ? Au risque de perdre un grand général ? Un Jedi hors-pair ? Ou juste un ami ?
Une main frôla le front du chevalier pour dégager les boucles qui gênait sa vision, puis les doigts glissèrent dans sa crinière en bataille pour frôler son cuir chevelu. Le geste était hésitant et malhabile mais débordait d'une tendresse rare et Anakin sentit un frisson remonter son échine.
— Quelqu'un qui m'est tellement cher…
Qu'un futur sans lui me terrifie.
Il voulut rencontrer le regard qui accompagnait l'écho de ces mots et lorsqu'il tourna enfin la tête pour faire face à son aîné, ce dernier réduisit la distance et appuya leurs fronts l'un contre l'autre. Le contact le sidéra. Et il ne comprit qu'après quelques secondes que sa migraine s'était apaisée au rythme des ondes guérissantes de la Force que son compère insufflait.
— Tu n'as pas à t'excuser, intima le maître comme s'il devinait la litanie qui se jouait dans ses pensées. Après tout ce qui s'est passé, c'est le moins que je puisse faire.
Il caressa ses cheveux, et Anakin empoigna lentement les draps au martèlement grandissant de son pouls. La chaleur qui se déversa dans son ventre était aussi enivrante qu'inconfortable et il espérait justifier la rougeur de sa peau par un quelconque reflux d'alcool. Il avait tenté de le réprimer mais la proximité dévorait son flegme, et ce nouveau désir dont il avait innocemment senti les ébauches quelques jours plus tôt commençait à éclore sous une forme nouvelle. Plus puissante, plus aliénante. Il inspira puis expira encore une fois et Obi-Wan s'éloigna, une ferveur dansant au fond des yeux. Il était captivant.
Anakin se mordit la lèvre en sentant ses joues s'empourprer sous le regard glissant de son ami sur sa nuque et son dos exposés. Il baissa à nouveau la tête pour retrouver la fraîcheur des draps. Cette obsession devenait abrutissante et il maudit les fantasmes qui s'animèrent dans son imagination devant le frétillement d'une moustache au-dessus de la courbe rose des lèvres ou l'éclat doux et intense de ces iris pers. Il avait déjà passé une nuit à satisfaire ses pulsions, il n'avait pas besoin d'un autre éveil sexuel.
— J'espère qu'elle en valait la peine, le taquina Obi-Wan les yeux fixés sur ce qui devait être une ecchymose contre sa jugulaire.
Il pouvait accuser l'ébriété pour ne pas avoir de meilleurs souvenirs de la nuit avec l'inconnue (ou plutôt voleuse) mais le peu qui lui en restait n'étaient pas si désagréables et la culpabilité qui avait d'abord lesté sa conscience s'évanouit dans la complicité de son partenaire.
— Toujours plus qu'une marquise zygerrienne.
Une moue moqueuse cachée dans l'édredon, le jeune homme savoura l'indignation dissimulée derrière le regard fixe du maître qui le dévisagea longuement, l'œil pétillant.
— J'ai jamais dit que c'était un mauvais coup.
— Tu oserais dire que tu as pris ton pied avec une esclavagiste monarchique et obscurantiste ? s'indigna immédiatement le chevalier, un sourcil arqué.
Obi-Wan s'était assis sur le sol, adossé au sommier.
— J'ose dire que celui que tu appelles le « pire amant du monde » a peut-être été un playboy à son époque.
— L'un n'empêche pas l'autre, précisa Anakin en posant le menton dans sa paume. Et j'ai l'impression qu'on se bat tous les deux pour le même titre.
Le rictus de son acolyte s'était lentement effacé, remplacé par une langueur mêlée d'amusement sur son visage.
— Alors j'imagine qu'on s'est bien trouvés.
Une étrange mélancolie frappa le jeune Jedi tandis qu'il contemplait les traits de son ex-mentor désormais marqués d'une soudaine morosité.
Et j'espère que tu me garderas à tes côtés.
Leurs regards se plantèrent l'un dans l'autre. Toujours, Obi-Wan. Son ami, son allié, son frère, son maître. Le Jedi qui gravitait depuis si longtemps dans son orbite qu'il en oubliait de lui prouver sa loyauté. L'homme dont la vie était bien trop liée à la sienne que le perdre signifierait sombrer. Celui avec qui il partageait un lien si unique qu'il le rêvait tout à lui.
Kriff. Ça ne pouvait plus être qu'une attraction physique. Anakin comprit à cet instant que si cette passion naissante ne se mourait pas d'elle-même, il serait contraint de l'arrêter.
