Lorsqu'il regarda son reflet dans le miroir ce matin-là, Stiles fut stupéfait de constater à quel point Théo l'avait changé. Seulement trois jours après son retour en cours, la transformation était visible. L'angoisse le tenaillait en permanence et si elle ne s'était pas inscrite dans ses traits, elle ressortait d'une autre manière.

Ses joues commençaient lentement mais sûrement à se creuser. Pas parce qu'il ne mangeait pas. Pas parce qu'il avait le ventre noué.

Non, c'était autre chose.

Parfois, Théo le faisait vomir. Lui ordonnait de se vider l'estomac, ne le lâchant qu'une fois qu'il s'était exécuté. D'autres fois, c'était Stiles lui-même qui, sous le choc de ce qu'il vivait, n'arrivait pas à garder bien longtemps la nourriture qu'il ingurgitait. Et pourtant, il mangeait. Les rares fois où il se retrouvait seul, il se gavait, ou alors… Il essayait simplement de se rattraper. Parce que rien ne devait se voir ou du moins… Pas suffisamment pour être réellement constaté. Quoique Stiles eut une pensée malsaine. Si personne ne remarquait son malheur au lycée, à quoi bon continuer de faire tant d'efforts pour cacher l'impensable ? Stiles baissa les yeux, incapable de retenir son propre reflet plus longtemps. Les épaules voutées, il savait qu'il devait faire quelque chose. Même si l'on était samedi, il devait… Agir. Faire semblant de vivre sa vie. Après tout, c'était pour cela qu'il s'était levé tôt… Enfin, si seulement.

Dormir était un réel défi depuis que Théo partageait son lit et laissait ses mains se balader à leur guise. Et même lorsqu'elles ne bougeaient pas, Stiles les sentait le brûler. Brûler sa peau qui ne demandait qu'à être passée à l'acide pour faire disparaître la sensation du toucher de Théo.

- Ton père travaille, aujourd'hui.

Le simple son de cette voix le fit violemment frissonner. Evidemment, il ne pouvait jamais se retrouver seul bien longtemps. Théo rôdait toujours, et lui rappelait suffisamment sa présence pour que Stiles comprenne qu'il ne pourrait jamais se sentir tranquille. Il ne releva pas les yeux, par peur de croiser ceux de la chimère dans le miroir. Mais sa main se posa sur son épaule.

Oui, Noah travaillait en ce premier jour de week-end. Il était toujours au poste, le samedi. Et Stiles le savait, tout comme il savait ce que Théo allait lui dire.

- Je vais t'emmener, tu le sais.

Un ton bas. En apparence sûr de lui. Une phrase simple, juste pour le prévenir… Lui rappeler ce qu'il avait prévu pour lui.

Oui, murmura Stiles dans sa tête, oui, je le sais. A la place, il articula :

- Tu n'es pas obligé de faire ça.

Sa voix n'était pas loin du chuchotement. Il n'y avait rien d'assuré dans ses mots, ni dans ses fébriles intonations. Et c'était marrant parce que d'un autre côté, prononcer cette simple phrase lui donnait l'impression qu'il pouvait espérer. Oui, espérer le faire changer d'avis, lui montrer que… Qu'il lui était déjà dévoué malgré lui. Parce que de toute manière, il n'avait pas le choix. Sa main sur son épaule, il la sentait bien. Trop bien. Elle le dégoûtait, le brûlait. Et pourtant, il se savait incapable de bouger, incapable de la repousser. Théo le paralysait sans plus faire pression sur lui. Il avait déjà gagné : il l'avait maté. Dressé. Et continuait de le menacer, en agitant presque sous ses yeux l'épée de Damoclès qui pendait funestement au-dessus de la tête de son père. Alors non, il n'avait pas besoin de continuer, ni de mettre à exécution ce qu'il avait prévu pour lui en ce jour. Il ne lui avait rien caché de ses intentions, au contraire : il l'avait prévu, et c'était peut-être pire encore que s'il l'avait laissé dans l'ignorance. Là aussi, la pression était énorme. C'était étouffant, parce que Stiles savait qu'ainsi… Il n'avait pas un moment à lui, même seul. C'était comme si Théo l'empêchait de trouver refuge dans sa propre tête.

Et surtout, il savait pourquoi la chimère comptait le torturer, une fois de plus. En l'emmenant ailleurs. Stiles prit son courage à deux mains et se retourna vers Théo, qu'il osa finalement regarder dans les yeux. Parce qu'il fallait qu'il tente quelque chose pour… Pour éviter ça.

- Je serai parfait, fit-il avec le plus d'aplomb possible. Je ne te trahirai pas, je ne te décevrai pas.

Pas qu'il ait envie de lui être aussi fidèle. Simplement, Stiles avait compris qu'il n'était pas mauvais en comédie… Et qu'il exécuterait sa mission aussi bien que possible et ce, parce qu'il n'avait pas le choix. S'il n'était pas parfait, c'était son père qui en pâtirait. Alors oui, il ne laisserait rien passer à la réunion de meute qui aurait lieu le lendemain. Et il récolterait le plus d'informations possible. Ça le tuait, mais il le fallait. Alors, il le ferait.

- Tu auras toutes les informations que tu voudras, insista l'hyperactif, angoissé de ne pas voir la moindre expression animer ses traits froids.

Théo était imperturbable. Froid. Insensible.

En apparence.

Stiles prit une inspiration tremblante. Son cœur battait trop vite, trop fort. Il n'en pouvait plus de subir, sans arrêt. D'avoir cette pression constante sur les épaules, dans sa tête. Partout, tout le temps, sans arrêt. Il n'aimait pas ce qu'il était en train de faire : mendier pour un minimum de… Tranquillité. Il ne cherchait pas la liberté – elle n'était guère atteignable dans son cas, et sans doute ne l'effleurerait-il qu'une fois que Théo aurait obtenu tout ce qu'il voulait. Mais si les choses ne se calmaient pas bientôt, il craquerait définitivement. On grillerait sa couverture. On saurait. Parce qu'il ferait tout capoter à cause de tout ce qu'il subissait et qui le détruisait bien trop vite pour qu'il puisse résister.

Et Théo s'en prendrait à son père.

Alors Stiles devait tenter. Réellement essayer. Tout faire pour éviter ça. Parce qu'il était certain qu'une fois emmené dans la forêt, Théo dépasserait les limites qu'il n'avait pour l'instant jamais franchies. Des limites inimaginables. Après tout, n'était-ce pas ce qu'il avait fini par lui dire, la veille au soir ? Que s'il n'était pas sage, les choses déraperaient ? Théo lui parlait toujours, avant de dormir. Il lui sortait des menaces, en mettait certaines à exécution. Il continuait, ne semblait pas s'en lasser.

- Ne m'emmène pas là-bas, articula Stiles, à bout, la gorge serrée tant il avait envie, besoin d'éclater en sanglots.

Sa voix trembla lorsqu'il continua :

- Je ferai tout ce que tu veux… Oui, tout ce que tu veux, tu m'entends ?... S'il te plaît, ne me fais pas ça. T'es pas obligé d'en arriver là. T'as pas besoin. Tu m'as déjà.

Etaient-ce des larmes, qui coulaient sur ses joues ?

Théo frémit. Stiles n'y fit pas attention. Il avait trop peur de ce qu'il risquait de vivre s'il n'arrivait pas à le convaincre. Et l'hyperactif était certain d'une chose : si ça en arrivait là, il n'était pas sûr de pouvoir faire semblant devant les membres de la meute. Il pouvait supporter les coups, les vomissements, les humiliations, les attouchements. Mais pas un viol en tant que tel. Déjà que tout ce qu'il subissait déjà était en train de le tuer… C'était trop. Trop en trop peu de temps. Stiles n'arrivait pas à assimiler ce qu'il vivait. Il peinait réellement à faire comme si tout allait bien au lycée – et personne n'avait rien remarqué. Si Théo en faisait davantage, les choses se gâteraient très vite. Tout s'effondrerait.

- Je t'ai déjà, tu dis ? Fit finalement Théo.

Stiles n'arrivait pas à décrire le ton qu'avait pris sa voix. Il savait juste qu'il ne l'aimait pas et qu'il le faisait frissonner. Théo fit un pas en avant. Il était proche, trop proche. Prit son menton entre son pouce et son index, le leva un peu. L'obligea à le regarder dans les yeux.

- Tu es donc à moi.

Le souffle de Stiles se coupa, mais il trouva le moyen de hocher faiblement la tête. Oui. Oui. Oui. C'était le cas. C'était le cas parce qu'il le fallait, qu'importe ce que cela impliquait. Il n'avait pas le choix.

- Si tu es à moi, tu sais que tu vas devoir obéir à toutes mes demandes.

C'était déjà ce qu'il faisait, mais Stiles hocha la tête. Il n'imagina toutefois pas la portée de ce qu'était en train de dire Théo. De ce que cela signifiait réellement.

La chimère eut un rictus mauvais. Aussi mauvais que son regard.

- Alors vas-y, Stiles. Embrasse-moi.

xxx

Je vais bien.

Je vais bien.

Je vais bien.

Peut-être qu'à force de répétitions, Stiles réussirait à s'en convaincre. Il se sentait brisé, morcelé, mais il devait tenir. Faire bonne impression. Parce qu'il le fallait. S'il faillissait… Il frissonna, incapable d'imaginer ce qu'il se passerait sans ressentir l'envie de mourir avec plus de puissance que jamais. Si son père mourait ou se retrouvait blessé par sa faute… Stiles ne s'en remettrait pas. Les doigts crispés sur le volant de sa Jeep, il s'engagea dans la rue qui menait à l'immeuble de Derek. Se présenter au loft et ne rien montrer serait une épreuve. Mais en soi, cela ne serait pas bien différent de ce qu'il se passait au lycée. Sa performance devrait juste être… Plus convaincante que jamais. Quoique cette fois-ci, la pression qu'il avait sur les épaules était monstrueuses. Il ne devait pas se contenter de faire semblant : il devait… C'était une taupe. Une putain de taupe. Qui avait d'ores et déjà commencé à trahir sa propre meute. Celle qu'il faisait tout pour protéger.

Là, c'était eux qu'il allait détruire, condamner… Pour mettre son père en sécurité. Si ça se savait un jour, et il avait conscience que cela finirait par être le cas, les conséquences seraient terribles. Peut-être même qu'on le tuerait. Il imaginait très bien Derek lui trancher la gorge, Isaac lui déchiqueter le ventre. Lydia lui éclaterait les tympans. Malia le décapiterait. Scott, lui, regarderait. Il n'aurait sans doute que quelques scrupules à blesser son meilleur ami lui-même… Alors il laisserait les autres faire. Stiles ne s'imaginait pas garder la vie sauve dans cette histoire et pour être honnête, il n'était pas sûr d'en avoir envie.

Encore moins après la nouvelle tactique qu'avait adoptée Théo.

C'était tout aussi perfide que le reste, sans jamais dépasser la limite. La veille, Stiles avait réussi à éviter la forêt, et le reste. En échange, il avait dû obéir. Cette fois, ce n'était pas Théo qui agissait directement : il lui ordonnait de faire des choses, et il s'exécutait. Avec dégoût, horreur, avec l'impression que son corps ne lui appartenait plus. Mais il était à lui, non ? Il était son outil. Stiles avait juste voulu éviter d'empirer les choses, de vivre pire cauchemar encore. De briser le peu qu'il lui restait. Alors il l'avait embrassé, oui, contre son gré. Il s'était collé à lui, parce que Théo le lui avait demandé. Lui avait demandé de le frapper, parce que c'était ce que Théo lui avait dit de faire.

Parce que c'était toujours mieux que ce que la chimère avait prévu pour lui au départ.

Je vais bien.

Je vais bien.

La mort dans l'âme, Stiles se gara au pied de l'immeuble dans lequel il redoutait tant d'entrer. Cette réunion signerait le début de la fin. De la sienne. De son amitié avec tous ces gens qu'il considérait comme sa deuxième famille. Si elle n'était pas de sang, elle restait de cœur. Ces liens-là étaient tous aussi forts. Durs à briser. Mais ça, ils ne le sauraient pas tout de suite et Stiles essaierait de garder la chose secrète le plus longtemps possible. Pour en profiter un peu. C'était égoïste, mais il avait besoin de ça.

Je vais bien.

Stiles éteignit le moteur de la Jeep, inspira longuement. Ferma les yeux. Se représenta ses émotions dans sa tête. Imagina une cage, dans laquelle il les poussa avant de les enfermer à double tour. Ça marchait au lycée… Alors ça marcherait au loft.

Un cœur mort ne dégageait pas de souffrance. Puis de toute manière, ce n'était pas comme si on prêterait la moindre attention à ce qu'il ressentait.