Chapitre 3
Assis devant un schéma de bilboquet, Tom tapotait son stylo contre le bureau d'un geste nerveux. La joue enfoncée dans son poing, il avait du mal à se concentrer sur la nouvelle proposition de design de Chris.
L'attitude de Mitch avait été étrange ce matin, et Tom ne pouvait pas s'empêcher de se dire « Je le savais ». Le fait d'être retourné au boulot et de sortir de leur bulle officialisait clairement la chose, et tout était gênant. Avant, les autres n'avaient aucun problème à voir sa copine débarquer au boulot – sauf Roxanne, mais c'était pour d'autres raisons. En plus, elle ramenait des cookies et avait réussi à se faire embaucher. À présent, Tom sentait un genre de tension permanente entre ses collègues, comme s'ils avaient les yeux rivés sur lui en permanence. Les regards chargés de sous-entendus de Roxanne et les remarques de Ralph n'arrangeaient rien. Bordel, ils ne pouvaient pas juste leur foutre la paix ?
Il lâcha son stylo et se prit la tête dans les mains. Il devenait parano, c'est tout. Les réflexions gênantes et les situations bancales étaient monnaie courante, dans cette boîte de débiles. Après tout, ils avaient réussi à réconcilier Ralph et Chris. Ils avaient même réussi à passer au-dessus la tension sexuelle entre Roxanne et Tom suite à leur passé commun. Tout ça grâce à…
- Yo, fit Mitch en entrant, les bras visiblement chargés.
Il lança une bière que Tom attrapa en plein vol.
- Yo.
- Tu t'en sors ? fit Micth en s'asseyant sur le bureau.
Les bouteilles de verre s'entrechoquèrent dans un son cristallin.
- Non, dit Tom en reportant son attention sur son schéma. On a du mal à garder une ligne directrice, les nouveaux prototypes sont pas cohérents. Un bilboquet effet marbre, d'accord. Mais un bilboquet en VR ? What the ?..
Mitch haussa les épaules.
- Chris rentre de lune de miel. Il est marié et maire d'un bled paumé. Ses balls sont à la limite de notre univers ! Normal qu'il s'éparpille un peu.
- En attendant, il commence à me mettre dans la…
Il s'étouffa à moitié. Mitch venait de lui enfoncer un gros muffin au chocolat dans la bouche.
- T'as rien bouffé depuis ce matin, fit-il en ignorant le bruit sourd des protestations outrées à son encontre. On n'aura pas l'air malins, si notre chef de projet nous claque dans les pattes.
- J'avais du boulot, articula Tom en mâchant avec difficulté. Boulot qui commence d'ailleurs à me briser les noix.
- J'ai peut-être quelque chose qui te remontera le moral.
Mitch tira de sa poche deux petits papiers cartonnés.
- Ce soir, on sort ! Hélo donne un concert dans un bar.
Il ajouta, les yeux brillants de malice :
- J'aurais bien proposé à Ralph de m'accompagner, mais il est pas dispo, et Stan non plus. Et puis, il ne restait que deux places sur le site. C'est con, hein ?
- Je veux bien me sacrifier pour t'accompagner, sourit Tom en essuyant les miettes de chocolat au coin de ses lèvres.
Il finit sa bière et posa à nouveau les yeux sur le schéma devant lui.
- Woh hop hop hop ! avertit Mitch en s'asseyant sur ledit schéma. Ça suffit, le boulot, là. T'es encore en train de broyer du noir. Et c'est mon devoir, en tant que DRH, de m'assurer que tu es dans des conditions de travail optimales et un environnement positif.
- Et comment tu comptes faire ça ? Encore des balls ?
- J'ai une meilleure idée.
Mitch attrapa le cou de Tom et ses lèvres par la suite. Surpris, Tom écarquilla les yeux puis lui rendit son baiser avec timidité.
- On est au boulot, murmura-t-il en s'écartant légèrement.
- C'est la pause déjeuner, répliqua Mitch en glissant ses doigts dans ses cheveux.
Tom eut un petit rire, se mordit la lèvre et sentit la bouche de Mitch s'écraser à nouveau contre la sienne.
Oh, et puis merde, enfin.
Il entrouvrir les lèvres et approfondit le baiser pendant que Mitch plaquait son torse contre le sien. Tom caressa sa joue du bout de son pouce, enivré par la sensation des lèvres pressantes de Mitch contre les siennes. Il entendit la respiration rapide de Mitch contre lui, et sentit son propre souffle s'accélérer. Il commençait à faire dangereusement chaud. Tom sentit une main le saisir par la taille pour le rapprocher encore et ses pensées se firent de plus en plus brumeuses. Le désir brûlant des lèvres de Mitch contrastait avec la douceur de ses gestes, la tendresse avec laquelle il jouait avec ses boucles sombres.
- TomTom, est-ce que tu as les chiffres de… oh, putain !
Ils se séparèrent en sursautant. Par-dessus l'imposante épaule de Mitch, Tom vit Stan les fixer d'un air horrifié, la main encore posée sur la poignée de la porte qu'il venait d'ouvrir.
- Euh… Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Tom en essayant de ne pas prêter attention à la sensation de chaleur qui montait dans ses joues probablement cramoisies.
Mais Stan grimaçait. Tom nota la présence du pantalon jaune à bretelles.
- Non mais c'est pas le lieu ou le moment, là ! On est où ? Putain les gars, calmez-vous !
- Tu voudrais pas aller prendre un café avec Ralph, genre, maintenant ? demanda Mitch d'un ton léger.
- Non merci c'est gentil, fit la voix de Ralph depuis le couloir.
Stan croisa les bras avec agacement.
- Tom, dans mon bureau, il faut que je te parle.
- Roh… bougonna Mitch.
Tom lui tapota la cuisse d'un geste maladroit.
- C'est bon, j'y vais, on se voit tout à l'heure.
Il suivit Stan dans son bureau en ayant l'air le plus à l'aise possible – ce qui n'était pas facile, il ressentait encore la sensation de Mitch contre son corps, et la frustration intense de ce fucking baiser interrompu. Ils s'étaient rarement embrassé comme ça, surtout ailleurs que chez Tom.
- Bon, Tomtom, qu'est-ce que c'est, là ?
Le chef de projet était surpris par l'intensité de la colère de son ami. Il décida de jouer le mec détaché pour dédramatiser la situation.
- Oh, ça va, Stan. On a un couple qui s'écrit des lettres d'amour toute la journée, un mec qui se branle devant son PC pendant qu'il travaille, tu vas pas commencer à nous faire chier maintenant ?
Mais Stan ne décolérait pas.
- Eux aussi, ils commencent à me les briser ! Il va falloir penser à bosser, à un moment, dans cette boîte ! Ça suffit, les roulages de pelle et autres conneries !
Tom fronça les sourcils. Il était pris d'un doute.
- Tu dis pas ça parce qu'on est deux mecs, rassure-moi ?
- Ecoute, mec, je vais être sincère avec toi.
Il s'approcha de Tom et baissa la voix. Un éclat d'angoisse brillait dans ses yeux bruns.
- On est dans la merde, TomTom. Les gens se désintéressent du bilboquet, maintenant c'est la toupie qui est à la mode. On est en train de perdre des parts de marché, ça devient chaud. La concurrence est trop forte.
Il reprit une voix normale.
- Alors, je peux pas tolérer que mes employés, gays, hétéros, branleurs, quoi qu'ils aiment, se laissent distraire de leur boulot.
- Mais c'était la pause dej…
La blague tomba à plat. Stan secoua la tête.
- J'ai besoin de savoir que je tiens encore ma boîte, sinon, on va droit dans le mur. D'accord ?
Tom soupira. Son ami avait l'air stressé – ce qui ne changeait pas de d'habitude, finalement. Les seules fois où il avait été vraiment tranquille, ça avait été lors du succès de L'amour c'est comme un bilboquet, et après leur partouze, ce qui remontait il y a de nombreux mois. Tom cligna des yeux comme un robot en repensant à ladite partouze.
- Bon, finit-il par céder. OK. On se tiendra à carreaux. Mais ne t'affole pas trop, d'accord ? C'est juste un concurrent, on va s'en sortir, comme d'habitude. Je vais réveiller un peu l'équipe, ajouta-t-il en voyant le regard perplexe de Stan. On s'y met.
- Grouille-toi, on avait dit dix-neuf heures… c'est à droite, puis la prochaine rue.
- Mais qui donne rendez-vous si tôt dans un bar, franchement ?
- Elle veut nous voir avant le concert, pour discuter et calmer son stress, c'est plutôt mignon.
- Tu m'as l'air un peu trop heureux à l'idée de retrouver ton ex…
Mitch se retourna d'un coup et Tom, qui pressait le pas, s'écrasa contre son torse.
- Putain, Mitch !
L'intéressé croisa les bras et regarda Tom droit dans les yeux. Il se mordit la lèvre, comme s'il voulait s'empêcher d'éclater de rire.
- Vraiment ? Toi, Tom, tu serais jaloux de Hélo ?
Tom leva les yeux au ciel.
- Non, quelle idée. Après tout, vous avez juste failli vous marier !
- Ouais, mais…
_Allez, on n'a pas le temps pour ces trucs débiles ! fit Tom en tirant le t-shirt de Mitch.
Le geste dévoila une partie des abdos de Mitch et Tom lâcha aussitôt le vêtement.
- Woh, pas la peine de me déshabiller, fit Mitch avec un clin d'œil. Enfin, pas dans la rue, devant tout le monde.
- On y est, répliqua Tom.
La devanture grunge du bar était plutôt accueillante. Tom avait hâte de siroter une bière et oublier les tracas de Stan et autres problèmes de bilboquet. En entrant, ils aperçurent Héloise dans un coin de la salle, en train de tester un micro. Elle leur adressa un signe de la main avec un grand sourire, auquel Tom répondit. Il aimait bien taquiner Mitch à propos de son ancienne relation avec Hélo. Contrairement aux apparences, il n'était absolument pas jaloux. Les trois étaient meilleurs amis depuis le lycée, et aucun d'entre eux n'était capable de faire du mal à l'autre. Ou de se détester. C'étaient plus ou moins les trois mousquetaires. Ou les trois brigands. Ou les trois petits cochons.
Bref. Le câlin général fut plus qu'agréable. Hélo avait les yeux brillants mais son sourire était crispé par le stress.
- Tu vas tout déchirer ! affirma Mitch pendant qu'ils s'asseyaient pour commander.
- J'espère bien. Ça fait plaisir de vous revoir !
- Est-ce que ton père sera là ?
- Grosse Teub ?
- Arrête de l'appeler comme ça, Tom…
- Désolé.
- Et non, il ne sera pas là. Il est parti à Paris pour le salon du livre, son dernier roman se vend bien. Mais on passe beaucoup de temps ensemble… On rattrape le temps perdu, finalement. Enfin.
Ils continuèrent à discuter avec enthousiasme. Les trois amis s'étaient rarement vus depuis le mariage raté de Tom. Ce dernier serait à jamais reconnaissant à Hélo d'avoir réussi à l'aider, lui et ses sentiments. Mitch et lui n'auraient jamais pu être ensemble sans elle. Et seraient resté profondément malheureux.
- Comment ça se passe, vous deux ? demanda Hélo.
Elle les couvait du regard telle une mère poule fière de ses poussins. Leurs regards se croisèrent et Mitch esquissa un petit sourire.
- Pas trop mal. Stan va devoir vivre avec.
Hélo fronça des sourcils.
- Comment ça ?
- Mitch exagère, dit Tom en prenant une gorgée de sa bière. Stan est juste un peu stressé. Il commence à en avoir marre, des couples au boulot. Le maire et sa première dame sont rentrés de lune de miel, l'ambiance est un peu… particulière.
- Et vous ?
- Quoi, et nous ?
- Vous allez emménager ensemble ?
Il y eut un silence un peu gêné. Tom ne savait pas quoi dire. Finalement, Mitch haussa ses énormes épaules et but sa bière.
- On n'a pas de plan très fixé, tu sais. On fait comme ça vient. Tranquillement. Sans stress. Pas la peine de se précipiter
- Je vois…
Hélo eut un sourire en coin mais ne dit rien. Tm appréciait la façon dont elle savait à la fois s'impliquer dans leur relation pour en faire sortir le meilleur, mais aussi rester discrète et éviter de prendre trop de place dans leur vie privée. Elle était décidément trop forte.
- Bon, ça va être l'heure, dit-elle en consultant sa montre. Souhaitez-moi bonne chance !
- Merde ! dit Mitch en levant son verre dans sa direction.
Le bar commençait à se remplir et quelqu'un baissa les lumières. Tout à coup, un son profond de guitare émana d'un des amplis. Tom engloutit son croque-monsieur et entraîna Mitch debout pour avoir une bonne place. Des applaudissements émanèrent de la foule maintenant compacte, et Hélo entra sur scène. Mitch et Tom poussèrent de grands cris d'encouragement, et elle eut un petit rire en les entendant.
- Salut, dit-elle dans le micro. Moi c'est Hélo. Merci d'être venus si nombreux.
La guitare se fit plus forte, dans un rythme plus rapide, et Hélo commença à chanter. Le cerveau de Tom oublia tout et se concentra sur la musique et sur Mitch. Pendant une trentaine de minutes, ils se laissa simplement bercer par le rythme, sautillant sur place, applaudissant plus fort que tous les autres et hurlant des « Encooore » pendant que Mitch soufflait des sifflements stridents. Ils auraient dû se faire des t-shirts de fans, pensa-t-il. Sur scène, Hélo arborait un large sourire à chaque fin de morceau. Tom était ravi de la voir si épanouie dans son élément.
Elle enchaîna sur une mélodie plus douce, et ses deux amis marquèrent temps d'arrêt. Ils avaient reconnu Curse. La voix d'Hélo se chargea d'émotions et ses yeux brillaient. Tom se tourna vers Mitch.
Il le regardait avec une intensité qu'il n'avait jamais vue. Ton son être criait l'amour, l'envie, à tel point que Tom se sentit presque submergé. Gorge nouée, il ne savait pas comment réagir, son esprit ne répondant plus de rien. Mitch était si beau. Si incroyable. Si près de lui.
No more fears
Oh my burning tears
Gonna let my feelings bloom
Mitch lui adressa un sourire. Petit. Presque timide. Le même qu'il avait eu après leur premier baiser. Il s'avança vers Tom qui sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine. Il sentit la main de Mitch lui caresser la joue sans le quitter des yeux.
Tom ne savait même plus son propre nom. Il passa un bras autour de la taille de Mitch, presque tremblant. C'était si fou de l'avoir près de lui, contre lui. Si incroyable. Un spot de lumière bleue éclaira le visage de Mitch, faisant ressortir ses yeux brûlants d'émotion. Tom voulut parler, mais aucun mot ne lui vint à l'esprit. Aucune phrase n'était assez puissante pour décrire ce qu'il ressentait. Aucune parole ne pouvait rendre hommage à ses sentiments.
I know
That a million gates
Will burst among my universe
I left my tears below
Mitch, qui dévorait toujours son visage des yeux et caressait doucement sa joue, ouvrit la bouche, mais aucun son s'en sortit. Tom inspira profondément. Avec Mitch dans ses bras, il se sentait parfaitement heureux. Il aurait pu en pleurer. A la place, il embrassa Mitch comme il ne l'avait jamais embrassé, et sentit son cœur exploser.
Ils restèrent là, en apesanteur, comme si le temps s'était arrêté. Tom sentit Mitch s'agripper à lui, d'abord timidement puis plus fort, comme s'il refusait de le laisser partir. Tom accompagna le mouvement. Il n'avait l'intention d'aller nulle part. Et Dieu, que les lèvres de Mitch étaient douces.
- Oh les pédales, vous dégagez !
Tom cligna des yeux. Tout à coup, Mitch n'était plus là. Un grand bruit bourdonnait dans son oreille, qu'il identifia comme des applaudissements nourris. Son cerveau se remit brusquement en marche.
Bar.
Concert.
Hélo.
Il secoua la tête et vit Mitch face à un inconnu, visiblement hors de lui. Mitch criait quelque chose que Tom n'entendit pas, mais le déroulé des dernières secondes se précisa dans sa tête. La phrase crachée à son oreille avait maintenant un sens, et Tom accusa le coup. Il avait l'impression de retomber au sol, comme si la gravité était devenue cent fois plus intense.
Mitch avait attrapé l'inconnu par le col, et d'autres personnes essayaient de le calmer. Tom croisa le regard de l'inconnu qui fit un doigt d'honneur dans sa direction. Mitch leva son poing, et Tom se précipita pour l'en empêcher. Des gens criaient autour de lui. Il entendit la musique reprendre. Il croisa dans la foule le regard de plusieurs personnes qui se détournèrent et reportaient leur attention sur Hélo.
Tom traîna Mitch à l'écart, la peur au ventre. Ce dernier respirait profondément pour se calmer, le regard plein de rage, la mâchoire crispée. Tom ne savait plus quoi penser. Ses propres émotions le déstabilisaient au plus haut point. Hors de lui, Mitch était à la fois terrifiant et magnifique.
Tout ça n'avait aucun sens.
