Chapitre 4
Le bureau était en alerte.
Ou, du moins, Stan l'était.
Mitch avait à peine fini sa série de pompes du matin que le directeur avait débarqué dans son bureau pour l'informer d'une réunion, la mine grave. Immédiate, la réunion. Même pas le temps de boire un café ni de dire bonjour aux autres. Le DRH avait laissé échapper un soupir. La journée s'annonçait compliquée.
Il attrapa un croissant et un déodorant et se rendit à la salle de réunion d'un pas lent. Allait-il encore se faire engueuler pour l'autre jour, avec Tom, quand Stan avait interrompu leur baiser ? Il n'avait qu'à frapper aux portes, aussi.
Tout le monde était déjà là, et un silence tendu régnait entre les membres de l'équipe. Stan avait les bras croisés et l'œil noir. Mitch pouvait presque voir ses balls surchauffer.
Il s'installa sur la chaise la plus proche en mordant nonchalamment dans son croissant. Après tout, rester détaché et posé, même lors des situations de crise, c'était ce qu'il savait faire de mieux. Enfin, presque tout le temps, mais il ne voulait pas repenser à la veille au soir. D'autant qu'en face, Tom évitait son regard.
- On a un problème, lâcha Stan.
- Salut tout le monde, au fait, fit Mitch avec un sourire.
Ralph lui fit coucou en agitant la main. Stan le foudroya du regard.
- Pas le temps pour ça. L'heure est grave, siffla-t-il.
- Bon, crache le morceau, répondit Tom. Qu'est-ce qu'il se passe ?
Stan ne dit rien, mais attrapa la télécommande et alluma l'écran plat derrière lui. Une succession d'images verdâtres et de montages lumineux se succédèrent.
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La dernière image se figea sur un gif de toupie à paillettes devant un fond étoilé de qualité JPEGesque. Stan éteignit la TV et posa ses paumes sur la table.
- Vous comprenez notre problème ?
Mitch leva un sourcil. Tom fit la moue. Ralph cligna des yeux. Un petit silence s'en suivit, brisé par Chris.
- Euh… qu'est-ce que c'est, le problème ?
Mais Roxanne poussa une exclamation. Les yeux baissés sur son téléphone, elle plaqua une main sur sa bouche.
- Ils ont cinquante mille followers sur Instagram !
- Mais… On s'en fiche, dit Tom d'une voix incertaine. C'est un truc d'astrologie, de pendule à la con… ça nous concerne pas !
- Faux, Tom !
Stan fit un mouvement étrange, comme s'il s'empêchait de frapper quelque chose.
- Ils font des milliers de ventes ! Ce truc marche du tonnerre de Dieu ! C'est la stars des cours de récré ! Tout le monde en veut, les gamins et les adultes fans de conneries mystiques !
- Tu es sûr que…
- C'est déjà en tendances, coupa Roxanne. Ce machin a été créé il y a quelques semaines, et les chiffres sont fous. Stan a raison. Ils nous bouffent toutes nos parts de marché.
- C'est qu'une toupie, maugréa Chris. Qui ça intéresse ?
- Qui ça intéresse, les bilboquets, Chris ? demanda Ralph. Les gens qui aiment les vieux jeux qui reviennent à la mode. On va couler parce qu'ils ont une meilleure communication que nous, parce que Emma est partie depuis son pas-mariage avec Tom.
Tom releva brusquement la tête. Tous les regards se tournèrent vers Ralph.
- C'est parce que j'ai prononcé le nom d'Emma alors que personne n'a osé le dire depuis le mariage ? C'est pour ça que vous me regardez bizarrement ? C'est juste un prénom vous savez, et Dumbledore il a dit qu'il faut pas avoir peur des prénoms. Vous avez peur de dire Voldemort ou ça va ?
Tom était devenu livide. Stan secoua la tête avec frénésie et prit son air de « ça-suffit-les-conneries-c'est-moi-le-chef ».
- Bon, okay, peut-être que Ralph a un peu mis les pieds dans le plat, mais il marque un point, là ! Emma n'est plus là, nos réseaux sociaux sont au point mort, Dick est en tournée pour six mois, Héloise a voulu se mettre à la chanson, et on n'a plus aucune hype pour les balls depuis que Mitch a refusé de sortir Le Secret des Balls à cause de « c'est pas dans les mots c'est le silence » et tout ça. Vous voyez pas qu'on est dans la merde ?
Mitch, qui jusqu'ici fixait Tom pour s'assurer qu'il tienne le coup, leva les yeux vers son chef.
- C'est un reproche, Stan ?
Ce dernier se frotta les mains d'un air gêné.
- Oui ben non ben… bon ! Ce que je veux dire, c'est qu'on est en train de se faire éjecter du game, les gars, cette toupie de merde nous donne un gros coup de massue, et les récents changements internes n'aident certainement pas ! On a perdu un poste super important, et en plus. La com ! Et sans les livres de Mitch, on n'a plus la thune pour rembaucher ! Vous voyez l'urgence, là ?
Mitch ne répondit pas, mais ses épaules s'affaissèrent légèrement sous le poids de la culpabilité.
Ne pas terminer Le Secret des Balls lui avait laissé une sensation étrange. Il était déçu de ne pas arriver au bout de son projet, et de devoir le laisser tomber après tout ce travail. Et puis, un deuxième livre publié, ça aurait été carrément la classe. D'un autre côté, il avait la sensation d'avoir profondément compris le sens de sa théorie, et était soulagé d'en avoir fait le tour, et qu'il ait réussi à comprendre ses sentiments grâce à elle. Mais, pendant son absence, Stan avait bâti tout un commerce autour de ses théories, et Mitch avait clairement tout bousillé.
De son côté Tom n'en menait pas large non plus. C'était la première fois qu'ils évoquaient… qu'ils parlaient d'elle, depuis l'été. Le sujet avait été tabou, à cause de lui, il le savait. Quand il avait dit « non » à son mariage, il n'avait pas eu une seule pensée pour le boulot et les conséquences sur l'avenir de la boîte. Mais elle avait été d'une grande aide pour le développement du bilboquet, il fallait l'avouer. Le clash « Chaudière/Frigidaire » figurait désormais parmi les annales de Youtube et les chiffres avaient explosé grâce à Twitter. Au moins un truc qu'elle savait bien faire. Même si c'était toujours avec une certaine agressivité…
Tom sentit sa gorge se nouer douloureusement et laissa sa tête basculer en arrière pour chasser ses pensées.
- Oh, vous m'écoutez ?
Stan était clairement énervé, à présent. Il abattit son poing sur la table.
- Tom ! Mitch ! J'espère que vous vous rendez compte que vos histoires à la con sont en train de tout foutre en l'air !
Mitch pinça des lèvres, sa réaction habituelle quand il était blessé mais qu'il ne voulait pas le faire paraître.
- C'est pas gentil de dire ça, lâcha Ralph.
- Désolé, Stan, répondit Tom en sentant ses balls fondre comme neige au soleil. Personne n'avait vraiment pensé à… enfin, on n'a jamais voulu mettre la boîte dans la merde.
Stan ne dit rien, mais ses yeux angoissés lançaient toujours des éclairs. De son côté, Mitch haussa les épaules, se leva et quitta la pièce. Il avait mieux à faire que de supporter les coups de stress de Stan à cause d'une toupie à la con. Et il commençait à en avoir vraiment, vraiment marre qu'on lui reproche, à demi-mot ou clairement, sa relation avec Tom. Il tenta de chasser la petite voix d'Hélo dans sa tête qui lui disait « Le Mitch que je connais, il ne laisse pas tomber ses amis ». Au bout d'un moment, il ne pouvait pas vivre pour les autres et leur sauver les mi(t)ches à chaque problème. Qu'ils se débrouillent avec leurs balls, pour une fois.
Dans la salle de réunion, l'atmosphère était confuse.
- Alors, euh… on fait quoi ? hasarda Chris, qui semblait perdu.
Stan prit une grande inspiration pour se calmer. Roxanne adressa à son mari un regard indécis.
- On se laisse pas abattre ! s'exclama Stan. Allez, allez, je veux des idées pour relancer le marketing ! Il faut remettre le bilboquet à la mode ! Des idées, des idées !
- On pourrait faire un truc avec des influenceurs bilboquet.
- Des influenceurs bilboquet, ça n'existe pas, Ralph.
- On n'a qu'à devenir des influenceurs bilboquet. Bon, pas Stan parce qu'il est trop méchant, pas Chris parce qu'il est trop laid…
- Eh, qu'est-ce que c'est, là ?
- Une campagne d'affichage, proposa Roxanne. Un visuel simple et percutant…
- C'est pas assez efficace, coupa Stan. Ils disent quoi, les pros en marketing, déjà ? Think ou of the box ou un truc du genre…
Tom ne les écoutait plus vraiment. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête.
- Ou on peut refaire un truc qui a déjà marché, dit Ralph.
- C'est-à-dire ?
- Un clip. Une suite. L'amour c'est comme un bilboquet 2.
Il y eut un silence pendant lesquels tout le monde pesait le pour et le contre.
- C'est pas si con, dit Stan.
- Ah ben moi, je suis carrément partant ! s'exclama Chris, tout enthousiaste.
- Il faudrait un nouvel angle d'approche, une chanson un peu différente, mais qui touche les gens…
- Oui, un truc un peu plus romantique ! Une balade bien guimauve…
- Et les bilboquets dans tout ça ?
- On les utilisera comme argument de vente : tu sais pas comment pécho ? Offre-lui un bilboquet !
- J'ai encore le prototype du bilbouquet de fleurs…
- Ou même un album complet !
- Mais c'est génial ça ! Je vais pouvoir repartir en tournée ! Choupette, tu pourras faire la pochette de l'album ?
Tom laissa échapper un soupir agacé. Il ne savait pas du tout où ils allaient, avec leurs idées qui sentaient le réchauffé. Sans Mitch pour canaliser toute l'énergie et les faire évoluer dans la meilleure des directions, ils n'avaient aucune chance. Stan avait tort de se mettre son DRH à dos.
Ralph se pencha légèrement pour chuchoter à l'oreille de Tom :
- Tu devrais le rattraper, tu sais. Mitch, il aime pas rester seul trop longtemps. Rappelle-toi, quand Hélo l'a laissé pendant trois ans…
- Trois semaines, Ralph.
- Tu devrais quand même le rattraper, comme dans les films d'amour où y'a pas assez de sexe, là.
Tom secoua la tête. Mitch avait besoin d'être seul, et il pouvait parfaitement le comprendre.
Ils n'avaient pas reparlé de l'incident du bar. Tom n'avait pas envie d'y repenser, mais les événements se répétaient dans sa tête comme un film qu'on faisait tourner en boucle. La manière dont sa bulle de bonheur avait éclaté en un instant. La rage dans les yeux de Mitch, ce regard qu'il n'avait jamais vu auparavant, si différent de son Mitch joyeux, enjoué, facétieux. Le regard de l'inconnu, dégouté. Puis le stress du boulot, ce concurrent bizarre, les reproches de Stan, Stan qui semblait presque regretter… regretter avant. Quand il était avec son ex. Avant qu'il soit avec Mitch, avant qu'il soit… out ?
Tom de savait plus ce qu'on attendait de lui, mais il se sentait profondément triste du chaos qui en résultait. Il aurait peut-être dû laisser les choses comme elles étaient. Et prendre sur lui. Encore.
C'était plus facile de ne jamais dire non.
