Chapitre 5

- Bon. Ça a foiré.

Stan éteignit l'écran d'un geste sec, ôtant de la vue de tous la barre des pouces rouges affreusement longue qui se dessinait sur le fond blanc.

- Comme vous l'avez vu, la nouvelle vidéo est un flop, souffla le directeur. Les rares personnes à l'avoir regardée n'ont pas vraiment kiffé, on n'a pas eu le buzz qu'on espérait, et les chiffres de vente se cassent toujours la gueule.

Un son musical un peu étouffé lui répondit.

- Pas de tournée, alors ? dit Chris, qui serrait son accordéon contre lui.

Roxanne soupira d'un air désolé, et même Ralph s'abstint de répondre. Mitch retint un « J'en étais sûr », mais le pensa très fort.

- Niveau marketing, je laisse Roxanne résumer la situation.

- Euh… le compte de la toupie en a profité pour se foutre publiquement de notre gueule. Leur CM s'amuse à nous tourner en ridicule et de leur côté, les ventes explosent.

Elle hésita, puis ajouta :

- Cette toupie céleste est en train de devenir une véritable philosophie de vie en plus d'une mode. C'est un peu comme si le handspinner était devenu un objet de développement personnel… là, c'est presque une religion. Ils ont très bien ciblé le public nostalgique en perte de repères qui se réfugie dans l'astrologie.

La mine basse, Stan hocha la tête puis marmonna à son équipe de reprendre son poste pendant qu'il réfléchissait.

Les jours suivant furent difficiles. Stan était d'humeur massacrante, Chris semblait déprimé et reprochait à Stan l'échec de sa chanson, Tom se faisait tout petit (enfin, aussi petit qu'il pouvait avec son mètre quatre-vingt-dix), Ralph se réfugiait dans le porno et Roxanne essayait tant bien que mal de calmer les choses sans y croire.

Même Mitch avait perdu sa bonne humeur légendaire.

Assis en slip devant son bureau, il jouait sans vraiment s'amuser à faire tourner son fauteuil à roulettes dans tous les sens.

Tout était de la faute de Stan, finalement. Du moins, une bonne partie de ses emmerdes étaient liées à Stan. À cause de ses reproches, Tom se faisait plus distant que jamais. Stan était également en grande partie responsable de l'échec de la dernière vidéo – il avait voulu se raccrocher à n'importe quelle idée, même la plus débile. Enfin, Mitch n'avait toujours pas digéré la manière dont Dick et Stan avaient repris ses idées quantiques pour en faire des capsules de merde en dénaturant son propos. Heureusement qu'Héloise était intervenue.

Mitch aurait aimé affronter cette mauvaise passe avec Tom. Ils auraient rigolé en se mettant au-dessus de tout ça et en se foutant de la gueule de cette toupie cheloue, en allant boire des coups ou se tripoter en pleine leçon de baby-foot – Tom était toujours aussi nul et avait grandement besoin d'un mentor. Mais le directeur de projet se renfermait sur lui-même, et leurs seules interactions consistaient en un timide bisou du matin et des pauses café qui relevaient plus de l'échange de mondanités que de la synergie habituelle qu'ils échangeaient. Tout le monde au bureau semblait avoir enfilé une combinaison couleur camouflage, avec une touche de diplomatie pour faire passer le tout.

Mitch était en plein tournoi de fléchettes contre lui-même lorsqu'on toqua discrètement.

C'était Stan. Mitch se crispa légèrement, mais le directeur s'affala sur le fauteuil vide à côté bureau. Une roue lâcha et il faillit se casser la gueule, mais se rattrapa à l'accoudoir en faisant mine que les trois dernières secondes n'avaient jamais existé.

- J'ai besoin de mon DRH pour remotiver l'équipe, dit-il d'une voix incertaine en évitant le regard de son collègue.

Mitch restait concentré sur ses fléchettes, la pointe de la langue sortie sous l'effet de la concentration.

- Remotiver l'équipe ? répondit-il avec un rire sans joie. Faudrait d'abord remotiver le capitaine, avant les matelos. Ton ferry prend l'eau, mon pote !

Il n'était pas sûr de la métaphore, mais c'était ce qu'il avait de mieux à proposer pour le moment. Stan poussa un soupir.

- Je sais plus quoi faire. On se fait rouler dessus. Tout fout le camp parce que…

- Parce que Tom et moi on a décidé de faire ce qu'on voulait de notre vie ? compléta Mitch, non sans agacement.

Il rata son cou et la fléchette s'écrasa au sol. Soupirant, il se plaça face à son directeur et le regarda droit dans les yeux.

- Ecoute, mec, je sais que c'est la merde et qu'on cherche tous quelqu'un à blâmer, mais mettre ça sur notre dos, après tout ce qu'on a traversé, c'est franchement pas cool.

Ces derniers jours, Mitch avait plusieurs fois entendu Stan en pleine conversation avec Tom à propos de la survie de la boîte. Ce dernier était souvent considéré comme son second, avec les responsabilités et la pression qui vont avec. Ce qui n'avait fait qu'éloigner encore plus Tom de Mitch.

- Jsuis désolé, lâcha Stan. Vous pouvez bien être gay, en fait, je m'en fiche. J'ai dit ça sous le coup de la colère.

Il lança à Stan un regard de chien battu avec ses grands yeux sombres.

- Puis j'ai vu que ça vous avait blessé…

- Ok, ok. Excuses acceptées.

- Bon alors, on fait quoi, pour la suite ? On se bourre la gueule et on s'encule avec les bilboquets pour essayer d'oublier ce naufrage ?

Mitch cligna des yeux. Son cerveau venait d'élaborer un plan. Parfois, il était surpris par sa propre intelligence.

- Mais c'est pas une mauvaise idée, ça !

- T'es sérieux ? J'y connais rien, mais ça doit faire mal quand même…

- Mais non, pas l'enculage ! répliqua Mich.

Il sortit une demi-douzaine de bières depuis sous son bureau.

- L'apéro !

Stan était perplexe. Il eut un rapide coup d'œil du dessous du bureau jusqu'aux mains de Mitch serrant les bouteilles.

- Donc… on se bourre la gueule et on avise ?

- Mais non. Les balls, mon pote ! Les balls !

- Tu vas pas encore me sortir qu'on est une molécule qui va muter…

- Mais non, pas muter !

Il posa les bouteilles sur la table dans un grand fracas et sortit son tableau noir.

- La molécule, elle est très bien dans sa structure ! Seulement, elle manque de stimulis qui font vibrer les atomes entre eux !

- Et donc ?

- Réfléchis. Si les balls ne vibrent plus entre elles, elles sont immobiles et finissent par se détacher les unes des autres par la force de l'inaction. Comme un coup de vent sur un mur sans ciment, piouuuu ! Les briques tombent parce que rien ne les retient entre elles. Il faut provoquer la vibration qui restructurera la molécule dans son état initial !

- Avec de la bière ? Ça vibre, la bière ?

Mitch agita les bouteilles entre ses mains.

- Les bulles, mec !

Stan resta perplexe un moment, puis un sourire se forma sur son visage fatigué.

- OK, ça marche, l'apéro !


Mitch alluma sa grosse enceinte et le son des basses envahit la pièce.

- Encore mieux pour les vibrations ! cria-t-il.

- OK, mais baisse quand même un peu !

- D'accord.

Une fois un volume normal trouvé, Mitch alla s'affaler dans un transat. Par chance, dormant au bureau, il disposait de pas mal de matériel pour offrir à ses collègues un apéro digne de ce nom. L'open space était donc rempli de chaises pliantes, de parasol, de gym ball et d'un mini frigo roulant. Des dizaines de paquets de chips formaient une petite montagne sur la table basse. Il y avait même des guirlandes accrochées un peu partout.

- Mitch, c'est gentil de m'avoir enroulé dans les câbles lumineux pas ça va pas être pratique pour me b…

- Heeeey santé à tous ! coupa Mitch d'une voix forte en entrechoquant vivement sa bouteille avec celle de Ralph.

Il croisa le regard de Tom et ils échangèrent un sourire. Vraiment, cela faisait trop longtemps qu'ils n'avaient pas relâché la pression au boulot.

- Alors, c'est ça la solution du DRH ? nargua Tom. Une soirée Club Med ?

Mitch lui donna un léger coup dans l'épaule.

- C'est un truc de balls. Tu pourrais pas comprendre.

- Evidemment, dit Tom en massant son épaule avec une grimace. On se fait un baby ?

- OUAIS ! cria Stan, déjà éméché. Mitch, il faut que tu me montres comment tu fais ton coup spécial, celui qui marque à chaque fois…

Il chancela légèrement en se dirigeant vers le baby-foot et ne vit pas Tom le fusiller du regard. Mitch leva un sourcil.

- Je te donnerai un cours privé… si t'es sage, murmura-t-il à l'oreille de Tom avant de rejoindre Stan.

Il ne vit pas non plus le visage de Tom devenir écarlate – mais ce n'était plus de la jalousie.

Une heure plus tard, ils étaient tous assis par terre en plein « Je n'ai jamais » comme des ados de 16 ans.

- A toi, Stan !

- Encore ?

- Ben oui, on tourne, comme les aiguilles d'une montre, donc c'est de nouveau à toi, Stan. Faut suivre un peu.

- D'accord, d'accord, alors…

Il fronça les sourcils et des plis se dessinèrent sur son front tandis qu'il réfléchissait.

- J'ai jamais… j'ai jamais…

Puis son visage s'illumina.

- J'ai jamais couché avec quelqu'un du bureau !

Il y eut un concert de protestation et Chris, Roxanne et Tom empoignèrent leurs bouteilles. Ralph ouvrit la bouche et…

- Non, Ralph, la masturbation, ça compte pas.

- Mais la partouze…

- T'es resté dans ton coin à regarder, Ralph.

- Ah bon, je bois pas, alors. J'imagine que Géraldine fait pas partie du bureau.

- Hein, qu'est-ce que c'est ma sœur, là ?

- Tu bois pas, Mitch ? lança Roxanne, un sourcil levé.

L'intéressé échangea un regard furtif avec Tom, qui avait la tête posée sur son épaule, puis afficha son plus beau sourire et descendit le reste de sa bière. Voilà qui était gênant. Tom s'écarta de son épaule et évita son regard.

- Bon, au tour de Chris…

La soirée se poursuivit tandis que les bouteilles vides s'empilaient. On apprit des anecdotes intéressantes, comme le fait que Ralph avait sa propre chaîne porno – il voulut donner des détails, mais on l'arrêta rapidement - ou que Chris avait fait sa première fois sur une botte de paille dans un champs de vache. Les visages étaient écarlates et la diction se faisait de plus en plus approximative.

- J'ai jamais acheté de calendrier Clara Morgane, lâcha Tom.

Ses cheveux bouclés se trouvaient dans un état lamentable parce que Mitch les tripotait passivement depuis le début du jeu.

- Contrairement à CERTAINS potes du lycée qui ne se privaient pas, ajouta-t-il. Je dis ça…

- Oh, eh, hein… bougonna Mitch.

- Ben bravo !

- C'est Hélo qui m'a forcé !

- Je l'ai vu affiché dans ta chambre d'ado derrière le Destroyer impérial en Lego ! Fais pas genre !

Soudain, Roxanne eut un hoquet violent, déglutit avec difficulté, s'étouffa et cracha une quinte de toux. Ses yeux étaient brillants.

- Wow, wow, ça va ma louloute ?

- Respire, Roxanne !

- La bière de Mitch est si dégueu que ça ?

- Mais non ! articula Roxanne en essuyant les larmes qui coulaient au coin de ses yeux. J'ai eu une illumination ! C'est ça qu'on doit faire, c'est évident !

Tout le monde la fixa sans comprendre. Elle pointa Mitch du doigt, surexcitée.

- C'est la solution idéale pour relancer l'entreprise ! Un coup marketing du tonnerre !

- Le Destroyer impérial en Lego ?

- Mais non, imbécile. Un calendrier !

Il y eut une seconde de silence. Stan brisa finalement la glace.

- Un calendrier de femmes à poil ?

- Non, répliqua Roxanne en souriant avec malice. C'est bientôt la nouvelle année… Un calendrier sexy sur le thème du bilboquet. Dans le genre des Dieux du Stade, mais à notre sauce. Avec vous tous en modèles !

Chacun la regarda bouche bée, puis Stan éclata de rire et s'adressa à Mitch :

- Putain, tes théories de vibrations, ça marche vraiment !

Mitch cligna des yeux, complètement pété, mais ravi. Et pas peu fier de lui.