Chapitre 10

Mitch fléchit les genoux, prit son élan, sauta et attrapa des deux mains la barre de fer horizontale et légèrement rouillée. Il expira un grand coup, puis tira de toutes ses forces sur ses bras pour soulever son corps et le redescendre. La brûlure familière réchauffa ses membres et fit couler des trainées de sueur dans son marcel orange fluo déjà mouillé par la pluie.

Pendant qu'il enchaînait les tractions, son esprit réfléchissait. La passion de Mitch pour le sport ne se limitait pas qu'à la performance, au dépassement de ses limites et à la production d'endorphines. Ou au fait de se forger un cul d'enfer.

En fait, il aimait la manière dont il pensait, pendant le sport. Comme si l'effort débloquait une partie de lui plus posée, plus terre-à-terre, plus apaisée. Il avait eu ses meilleures idées en tant que directeur des ressources humaines pendant de longues séances d'abdos ou une série incessante de crunch.

Il ne s'était autorisé à se laisser abattre que quelques jours. Après quoi, il avait enfilé ses baskets et son short préféré, bien décidé à trouver une solution à ce putain de bordel.

Comment utiliser les balls pour remédier à tout ça ?

Il pensa à Stan. La trahison lui laissant encore un goût amer dans la gorge. Une chose était certaine : Mitch ne pouvait pas réaliser l'impossible à lui tout seul. Il n'était pas assez fort pour sauver son boulot et l'amitié entre ses potes. La situation était telle qu'il avait besoin d'aide, sans quoi tout partirait clairement en couilles. En plus, il n'avait pas les épaules. Comment avait-il fait, l'autre fois, pour avoir une illumination et mener les autres vers cette partouze de happy end ?

Mitch se sentait seul. Incapable de sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait. Ce genre de chose n'arrivait jamais. Ce qui le mena à une seule voie possible.

Tom.

Au fond, il s'en foutait du reste. Perdre potentiellement son taff n'était rien comparé au fait de perdre Tom. Le cœur brisé de Mitch lui intimait de se rouler en boule dans un plaid et de regarder des vidéos en slip en mangeant du poulet. Mais son cerveau chauffé par l'effort physique voulait comprendre ce qu'il s'était passé, où les choses avaient foiré. Et, une fois n'est pas coutume, ce n'était peut-être pas une question de balls. Tom n'était pas un problème quantique à résoudre, il était l'amour de sa vie. Alors, Mitch remit tout à plat.

Qu'est-ce qui avait foutu la merde dans leur relation ?

Le premier coup dur avait été cette soirée au bar avec Hélo, lorsqu'ils avaient fait leur première expérience concrète d'homophobie crasse. Si Mitch avait eu du mal à ne pas sortir de ses gonds, Tom s'était, lui, renfermé. Mitch s'en voulait – il n'était absolument pas quelqu'un de violent, mais sur le coup, il aurait pu réduire la gueule de ce petit con en charpie. Bien que non excusable, c'était la rage et l'ardeur de défendre sa relation qui motivait son saut d'humeur. Tom, quant à lui… avait eu peur. S'était probablement questionné. Avait accusé le coup comme un véritable coup de poing. Il n'était peut-être pas préparé à ce que ce genre de choses leur tombe dessus. Peut-être n'y avait-il même pas pensé. Au fond, Mitch lui avait-il laissé le choix, dans cette forêt, au milieu des feuilles mortes ?

Les moments de gêne au bureau se comptaient aussi par dizaines. Pas facile de forger quelque chose lorsque ton propre patron désapprouve à demi-mot ta relation. Ou l'utilise pour se faire du blé.

Et puis, cette tentative de baise complètement ratée. Voilà un point que Mitch avait bien du mal à expliquer.

Que Tom rebrousse chemin et décide d'attendre, il pouvait parfaitement le comprendre. Après tout, lui-même avait probablement été trop entreprenant, manquant de voir les signes qui indiquaient que Tom n'était probablement pas prêt. Ou qu'il ne voulait tout simplement pas de lui, physiquement. C'était possible, il fallait mettre son égo de côté et envisager sérieusement cette hypothèse. Mais ça n'expliquait pas vraiment pourquoi, après cette histoire, il refusait de lui parler. Mitch n'y voyait que deux réponses : soit il s'était rendu compte qu'il ne voulait pas être avec lui, réalisant que ses sentiments étaient partis aussi vite qu'ils étaient apparus. Soit il était ace, et avait eu peur de la réaction de Mitch, ou de son jugement face à cette situation. Cela dit, Tom avait eu des relations sexuelles consenties avec plusieurs filles auparavant. Et il avait un jour avoué à Mitch, rougissant de manière adorable, combien il avait pris son pied lors de la fameuse partouze.

Mitch laissa ses souvenirs courir jusqu'à la soirée du concert d'Hélo. Ce sentiment de partage intense, profond avec un autre être humain, cette connexion, ce baiser passionné… Pourtant, ça n'était pas réciproque. Mitch était éperdument amoureux. Tom était juste paumé, et se cherchait. Ne voulait pas ruiner leur amitié, il s'était fait plus distant, ne sachant pas comment lui annoncer sans lui briser le cœur.

Pauvre Tom. Lui qui s'était libéré d'un poids après son mariage raté avec Emma n'était peut-être pas beaucoup plus heureux avec Mitch.

Emma.

Mitch poussa un petit soupir. Un autre aspect de la vie de Tom qui avait tout compliqué. Leur relation n'avait jamais été des plus saines, et Mitch y avait lui-même contribué, avec ce double-jeu pour pousser Tom à dire non – et permettre à Mitch de trouver une coloc rapidement. Cette façon qu'elle avait de tester Tom à tout bout de champ, sa fausse relation avec Eugène… Une belle connerie, quand on y repensait. Après quoi, elle s'était retrouvée dans leurs pattes au bureau. Une autre situation compliquée pour Tom, qui devait subir l'animosité entre Emma et Roxanne en plus d'une petite amie collée à ses basques. Et puis, la fameuse soirée des aliens, la tromperie d'Emma, le mariage, la fin. Tom en avait bavé. Et pas seulement parce qu'Emma avait très mal digéré le fait de se faire repousser par son « bébé ».

Mitch interrompit sa trente-deuxième traction.

Il sentit qu'il mettait le doigt sur quelque chose. Quelque chose de crucial.

Il entendit la voix d'Emma susurrer dans sa tête : « Bébé… pense à tout ce qu'on a vécu ! »

Il revit le poing d'Emma s'enfoncer dans la pommette de Tom.

Mitch lâcha la barre rouillée sans sentir le choc de ses talons qui retombaient dans la terre.

Il cligna des yeux, puis poussa un juron.

- Putain, Mitch, mais t'es vraiment le pire des cons !

Et il partit en courant.