Chapitre 11

Quand il ne savait pas quoi faire, Tom se faisait cuire des pâtes.

C'était un réflexe d'ado qu'il avait gardé tout au long de sa vie. Plus jeune, il avait la fâcheuse tendance d'oublier qu'il devait manger, son corps ne lui envoyant pas les signaux nécessaires à la sensation de faim. On aurait pu croire, avec son mètre quatre-vingts, qu'il avait besoin d'avaler quantité de nourriture pour entretenir sa longue silhouette, mais non. Il avait grandi d'un coup, sans avoir faim, à un point de son adolescence où la situation devenait presque dangereuse.

Alors, pour contrer ce problème, il avait pris l'habitude de se faire des pâtes à chaque fois qu'il s'ennuyait. Quand il terminait une partie de jeu vidéo, quand il avait la flemme de faire ses devoirs, quand il n'y avait rien à la télé. Après tout, Tom avait passé le lycée dans sa phase emo, et il faut admettre qu'un emo, ça ne fout pas grand-chose.

Cette technique s'était avérée payante, son estomac était satisfait, et le stratagème avait permis au jeune homme de poursuivre sa croissance sans trop de problème. Sauf que maintenant, dès qu'il s'ennuyait, il se faisait des pâtes. Mais pas seulement quand il s'ennuyait. Une partie de lui savait que ce réflexe surgissait lorsqu'il refusait de penser.

Et ces dernières semaines, il s'en était fait, des pâtes, bien plus que ce qu'il voulait admettre. Il vivait au ralenti, dans une sorte de tristesse plate. Le départ de Stan l'avait certes un peu réveillé, l'indignation ayant repris le dessus, mais trois jours plus tard, il errait à nouveau entre le canapé et la casserole de pâtes, travaillant même depuis chez lui – de toute manière, la boîte était plus ou moins au point mort, faute de directeur général.

Il regarda ses pâtes trop cuites égoutter dans une passoire sans les voir, en se demandant s'il ne passerait pas plutôt l'après-midi sur Mario Kart. Après tout, il faisait terriblement moche au dehors, et il n'avait aucune envie de sortir, malgré les sollicitations par message d'Hélo, qui avait probablement eu vent des derniers événements.

Il s'apprêta à mettre ses pâtes dans un grand bol, quand on frappa vigoureusement à la porte. Tom leva un sourcil. Il n'attendait personne, et ses voisins étaient tous des vieux retraités qui se seraient probablement brisé le poignet en toquant de cette manière. Ce n'était pas non plus le genre d'Hélo.

Il abandonna donc ses pâtes pour ouvrir avec méfiance, et se retrouva nez-à-nez avec… Mitch.

Tom sentit son cœur s'emballer. Il ne s'attendait pas à le voir, surtout depuis leur pseudo-rupture du salon du jeu de société – un souvenir qui lui taillait les entrailles comme une lame de feu. Une fois le choc passé, il se rendit compte que Mitch se trouvait dans un accoutrement étrange : trempé de pluie ou de sueur, portant un vieux short ainsi qu'un marcel d'un orange fluo violent, et complètement à bout de souffle.

- Mitch ? articula finalement Tom. Qu'est-ce que tu fous là ?

L'intéressé posa ses mains sur ses genoux et se plia en faisant signe de lui laisser cinq seconde le temps de cracher ses poumons.

- Faut… que je te… parle… articula-t-il tandis qu'il reprenait son souffle.

- Mais enfin… entre, reste pas là comme ça…

Tom était interloqué, et pas que par cette visite inattendue. Mitch était le mec le plus sportif qu'il connaissait. Il s'entraînait presque tous les jours, ce qui lui valait une excellente forme physique. Pourtant, il ne l'avait jamais vu aussi essoufflé. Combien de temps avait-il couru ?

Le DRH avait une attitude étrange. Il semblait nerveux, jetant des coups d'œil dans tous les sens, se frottant les mains, voulant parler, frénétique, presque paniqué. On aurait dit qu'il venait lui annoncer qu'une apocalypse zombie arrivait et qu'il fallait qu'il prenne toutes ses affaires pour se casser.

Mitch respira un bon coup, et relâcha ses épaules.

- Faut que je te parle, Tom.

Ce dernier sentit la peur lui tordre le ventre. Personne, sur cette planète, n'aimait entendre cette phrase.

Mitch devait avoir deviné son état d'esprit, et fit une chose à laquelle Tom ne s'attendait pas : il lui prit délicatement la main.

Tom sentit ses poils se dresser à ce contact. Il avait oublié combien le fait de toucher Mitch lui avait manqué, il ressentait toute la douceur dans le geste de Mitch. Sentant l'émotion le gagner, il ne dit rien. Mitch lui attrapa l'autre main, et l'attira sur le canapé, à côté de lui. Il se mordit la lèvre en secouant la tête.

- J'ai été con, j'ai été si con… Je suis qu'un gros abruti qui n'a rien vu venir, qui a été trop bête pour essayer de voir, un abruti fini…

- Mais de quoi tu parles ?

Tom dégagea légèrement ses mains, interdit. Il ne comprenait rien à ce qu'il se passait, mais le contact de Mitch était trop difficile à supporter pour lui.

Mitch prit une grande inspiration, et le regarda droit dans les yeux.

- Tom, commença-t-il. Je sais que ces derniers mois ont été hyper perturbants pour toi. Je sais que je t'ai pas trop laissé le choix, que je t'ai parfois sauté dessus comme un gros lourd, et à quel point ça a du être dur pour toi, tous ces changements dans ta vie.

Tom voulut parler, mais Mitch lui fit signe qu'il n'avait pas terminé.

- J'ai été tellement égoïste, putain. J'ai cru que tout tournait autour de moi. J'ai cru que tu me repoussais parce que tu aimais pas être avec moi, j'ai eu peur que ton monde ne tourne plus autour de nous deux. Je pensais que tu avais peur de ce que les gens penseraient de nous, que c'était juste une pression de la part des autres, et qu'on s'en tirerait. Que c'était qu'entre toi et moi. J'ai été si con. J'ai pas su voir. Pas su écouter. J'ai cru qu'il s'agissait que de ma gueule.

La voix de Mitch était étranglée. Doucement, très doucement, il reprit la main de Tom et la plaça entre ses deux paumes. Il leva des yeux brillants vers lui.

- C'est à cause d'elle, pas vrai ?

Tom sentit son corps se vider. Une vague d'émotions le submergea, ses intestins se liquéfièrent, une énorme boule se forma dans sa gorge. Et des larmes apparurent au coin des yeux. Mitch hocha la tête.

- C'est con, hein ? Putain de masculinité toxique de merde. De fierté de tes morts. On trouve ça tellement débile qu'on refuse d'y croire. Pire, encore, on voit. On sait. Et on en rigole.

Sa voix était faible, éraillée. Les yeux rouges, il laissa échapper une grosse larme qui coula jusqu'à sa barbe.

- Je m'en veux tellement, tu sais ? Moi aussi, comme une sombre merde, j'ai blagué, j'ai déconné, je me suis foutu de ta gueule, j'ai pris ça tellement à la légère, tellement à la rigolade… Alors que c'est ça. C'est ça depuis le début. Elle t'a…

Tom ferma les yeux, pâle comme la mort.

-... elle t'a bousillé, Tom, elle t'a bousillé à petit feu sans que personne ne fasse rien.

Les images surgirent dans l'esprit de Tom, lui donnant envie de vomir. Béquille. Claque. Attelle. Bleu. Baffe. Toujours avec le sourire.

Et lui, qui y répondait gentiment, comme un petit chiot bien dressé. Avec des surnoms. Des mots d'amour. Choupinette. Chouchou.

Bébé.

Il fondit en larmes dans les bras de Mitch.

Ce dernier lui caressa légèrement le dos, reniflant, pendant que Tom sanglotait contre son épaule.

Mitch aurait cru mourir, tant le poids de la culpabilité l'écrasait.

- Je suis désolé, je suis désolé… murmura-t-il.

Il avait eu la naïveté de croire que Tom n'était tout simplement pas heureux avec Emma. Qu'il sortait avec elle par facilité, pour lui faire plaisir. Sans pouvoir lui dire non. La vérité était pire. Il n'osait pas lui dire non. Pas par manque de volonté ou de balls.

Par peur.

Dieu qu'il s'était voilé la face, et Dieu qu'il aurait voulu pouvoir effacer toutes les blagues et tous les sous-entendus à ce sujet.

Comme il était con, d'avoir cru qu'il suffisait que Mitch l'embrasse pour qu'ils vivent heureux pour toujours. Lui imposer une relation après une autre si compliquée. Son ex refaisant surface pour le narguer. Tout ça était beaucoup, beaucoup trop, pour Tom. Et Mitch n'y avait même pas songé.

Tom se redressa légèrement. Toujours en larmes, il saisit un mouchoir de sa poche et essuya son visage rougi. La gorge nouée, il dut déglutir plusieurs fois avant de parler.

- Je suis désolé…

- Mais non, c'est moi qui suis…

- Je suis désolé de pas t'en avoir parlé, coupa Tom d'une voix faible. J'ai pas pu…

Sa voix s'éteignit. Il ne savait pas comment décrire la honte qu'il ressentait depuis toutes ces années.

- Avec toi, reprit-il, ça a été libérateur. Au début, je me sentais si bien… on était dans notre truc…

Il renifla.

- Faut croire que la réalité m'a rattrapé comme un pain en pleine poire.

De nouvelles larmes coulèrent sur ses joues, tandis qu'il faisait l'état des lieux lamentable de sa vie.

- J'ai été con de te repousser. De rien te dire. J'ai tout gâché.

- Non.

Mitch le regarda, ses yeux bleus brillant avec une intensité folle qui fit chavirer le cœur de Tom. Il posa une main légère sur sa joue, et Tom soupira légèrement à ce contact qui lui avait tant manqué. Mitch plongea son regard dans le sien et dit d'une voix douce mais ferme :

- C'est moi qui ai foiré. J'étais pas prêt à voir que tu pouvais pas, que tu voulais pas d'une relation, après tout ce qui t'es arrivé. Je voulais que tu me dises oui, qu'on se libère tous les deux, mais j'ai pas assez écouté. Dorénavant, je te laisserai guérir, je te laisserai tout le temps qu'il te faudra, mais quoi qu'il arrive, je serai là. Ensemble, pas ensemble, j'en ai rien à foutre, du moment que je te vois sourire comme avant. Je veux t'aider, je veux t'aider à soigner cette part de toi pour que tu ne sois plus jamais malheureux. Putain, je t'aime à en crever, Tom, et j'ai besoin de rien dans le monde si ce n'est de savoir que tu vas bien.

Sans réfléchir, Tom lui attrapa la nuque et l'embrassa. Mitch, surprit, posa finalement ses mains sur ses hanches, et y répondit.

Le baiser était avide, salé, les larmes coulant toujours sur les joues de Tom. Il s'accrochait à Mitch avec désespoir, haletant, comme s'il voulait chasser ses démons à travers ce baiser, jeter hors de lui tout ce magma sombre qui le hantait au fond de lui. Son cœur battait à tout rompre. Contre lui, les lèvres de Mitch étaient douces et chaudes, comme un pansement sur ses plaies. Il avait enfoui une main dans ses boucles, et l'autre était contre sa joue, caressant son visage de son pouce dans un geste tendre. Mitch était rassurant contre lui, mais à aucun moment il ne le serrait, à aucun moment il ne s'appuyait sur lui. Tom aurait pu facilement rompre l'étreinte, il aurait pu se dégager sans aucune difficulté. Il n'en fit rien.

Tom s'abandonna, se laissant submerger par la tristesse, la peur et la douleur, car à présent, Mitch était capable de l'accepter. Il rompit le baiser et enfouit son visage dans son épaule large, se laissant complètement tomber comme si l'énergie avait quitté son corps d'un coup.

Mitch déposa un baiser dans ses cheveux et l'étreignit légèrement.

- Je t'aime, dit-il doucement, et il s'en fichait bien d'avoir une réponse ou non. Ce n'était pas important. Tout ce qui important, c'était qu'il puisse donner à Tom l'amour débordant qu'il lui portait, autant qu'il voudrait accepter, autant qu'il en aurait besoin.

- Je t'aime, répéta Mitch dans un murmure, posant son front contre sa tête. Je t'aime. Je t'aime.

- Mitch…

- Chut… J'attends rien de toi, Tom. Rien du tout. Si tu veux de moi, je serai là. Si tu ne veux pas, je partirai. Ça m'est égal. Je t'aime. Je suis prêt à entendre un oui ou un non. Ou rien du tout. C'est comme tu veux.

Tom poussa un petit soupir. Il cherchait ses mots, mais aucune formulation cohérente ne se formait dans sa tête. Putain, pourquoi est-ce que c'était si dur ?

- Je ne sais pas si… C'est trop…

- Je comprends. C'est pas le bon moment pour être en couple.

- C'est pas ça…

Il se redressa légèrement pour pouvoir le regarder.

- Je ressens des… trucs pour toi, Mitch. Des trucs forts. Quand on s'est embrassés pour la première fois…

C'était tellement fort qu'il ne pouvait même pas le décrire. Ses yeux vers étincelaient d'émotion à l'évocation de ce souvenir.

- … J'ai jamais été aussi heureux.

Mitch sentit son cœur se réchauffer. Entendre ces mots de la part de Tom, c'était beaucoup.

- C'est juste que… je sais pas, continua Tom. J'ai toujours des souvenirs. Des traces dans mon esprit et… dans mon corps. D'elle.

Il tressaillit, et Mitch lui embrassa le front.

- Je comprends. Je peux te dire que je ne te ferai jamais de mal, mais ça ne sera pas assez… il faudra sans doute du temps.

- C'est pas ça… Je sais que tu ne me feras jamais de mal, Mitch. Je le sais au plus profond de moi. C'est juste que…

Sa voix mourut.

- J'ai peur.

Mitch le sentit trembler légèrement. Il comprenait ce que Tom voulait dire. Après des années à dire « Je t'aime » par peur, il était incapable de le dire par volonté. Ces simples mots étaient porteurs de quelque chose qu'il n'arrivait pas encore à dépasser. Qu'importe. Mitch se contenterait de n'importe quoi, et entendre Tom lui ouvrir son cœur, même avec d'autres mots, lui suffisait.

Tom enlaça Mitch et posa sa tête sur son torse.

- Reste avec moi, souffla-t-il.

- Toujours.

Tom eut un petit sourire et, quelques minutes plus tard, il s'endormit.