Chapitre III - Vestiges
C'était le monde qu'on s'était promis.
Ils n'avaient aucune raison de se réveiller. La sérénité, la paix, la chaleur… Chaque instant dans cet éden était une nouvelle caresse contre l'esprit et une nouvelle opportunité de consolider ce cocon duveteux à l'abri du vice et de ses poisons. Ils ne firent plus l'effort de savoir quand et comment ils étaient arrivés là, tout ce qui importait se passait en ce moment-même et à portée de main. Le moindre souvenir s'effaçait en vague réminiscence dont ils ne trouvaient plus les repères dans le passé. Ils en avaient oublié leurs noms et leurs attaches sans jamais songer aux répercussions, et c'est dans un bastion indestructible et impénétrable qu'ils étaient loin de l'assomante réalité qui n'avait fait que tarir leurs forces jusque là. Partir d'un tel endroit serait aussi absurde que les extirper serait criminel. Ils s'étaient battus pour gagner ce calme. Ils en avaient tant besoin et ils le méritaient.
Tu t'en souviens ?
Le rêve se troubla soudainement sous l'effet d'une menace inattendue. A peine eurent-ils le temps de s'enquérir du phénomène que leur quiétude s'évanouit dans la panique. Lorsque les deux êtres ne sentirent plus la présence de l'autre, leurs sens tressaillirent à la moindre alerte. Alors qu'ils avaient jusque-là partagé une communion sans égal où chacun comblait les failles de l'autre, leur sentiment d'invincibilité vola en éclat et les tira à leur mortalité. Cette perte amorça une contrariété bientôt enfiévrée de hargne, et c'est à la recherche frénétique de son partenaire au travers du songe que leurs âmes appelèrent et se manifestèrent dans une transe de pouvoir infatigable. Seul, il était impossible de maintenir une telle harmonie dont la Force avait jubilé auparavant, mais ils ne pouvaient pas tomber à nouveau dans ce monde corrompu et corrupteur. Malgré cela, dans une ultime exaltation aussi vaine que les précédentes, tous deux se résolurent à explorer la dernière issue dont il n'y aurait pas de retour. Ils s'étaient battus pour cette paix et ils se battront encore pour la garder.
Anakin.
— Anakin !
Le Jedi se réveilla en sursaut.
— Hein ?
Sous l'effet de son cœur galopant, sa réaction ne pouvait être plus imprudente et il se serait volontiers frappé rien que pour ça. Combien de fois lui avait-on répété de ne pas s'abandonner à la paresse dans des situations aussi délicates. S'il était averti de l'une des maintes qualités d'un Jedi, c'était bel et bien de toujours rester sur ses gardes à l'affût de la moindre urgence. Son esprit resta pourtant surprenamment embrumé par le sommeil, et malgré ses efforts pour se lever, il se contenta d'entrouvrir les paupières et se focaliser sur ce qui se trouvait en face de lui. Le stress retomba alors bien vite lorsqu'il distingua le visage et surtout la mine lasse de son mentor. Cette expression si familière lui rappela avec embarras ses quelques pannes d'oreiller avant ses entraînements à l'aube ou ses phases de méditation où la tentation d'une sieste avait été bien trop grande. Les effluves de terre humide, la lumière ambrée, la respiration stable du Jedi, le silence, rien n'indiquait un danger immédiat et encore moins une raison valable de le réveiller. Le songe avait été trop beau pour qu'il s'en défasse aussi tôt.
— Sérieusement, Obi-Wan …?
Fidèle à sa témérité, le jeune homme ne put retenir l'exaspération dans le ton de sa voix. Son maître lâcha un soupir manifestement libérateur, et même s'il regretta ses mots une fois prononcés, Anakin se tut afin de préserver sa fierté. Le rappel fut alors bien plus brutal et Obi-Wan grommela avant de pousser son épaule pour le faire rouler sur le dos. Surpris par la lourdeur à laquelle il retomba sur le sol, le jeune chevalier écarquilla les yeux et porta son regard sur son aîné. C'est l'instant où Anakin se rendit compte de leur proximité que se déclencha un flot de souvenirs épars dont beaucoup trop de choses se confondaient.
La première chose dont il était sûr c'est qu'il avait faim mais est-ce qu'il se trouvait au temple ? Non, il revenait d'une mission sur Kashyyyk. Il avait été envoyé parmi les expéditionnaires avec Maître Mundi. D'ailleurs, Obi-Wan n'était pas censé être là. Son maître avait été appelé à la cour Mandalorienne auprès des ambassadeurs. Non, ça ne faisait aucun sens. Il se souvient s'être entraîné avec lui la veille, ou était-ce un mois auparavant ? C'est impossible, il était encore padawan à ce moment-là. Il se rappelle pourtant très bien s'être faufilé dans les jardins la nuit dernière pour une nouvelle escapade nocturne en compagnie de Padmé. Rien ne concordait et son esprit lui intimait désormais qu'il était avec Ahsoka en route pour rejoindre Maître Koon dans le système Rishi. Ou était-ce Scarif …? Non, Bothawui. Ils avaient été appelés à aller sur Bothawui…
Toutes ces réminiscences disparates lui donnèrent le vertige et sa mémoire fragilisée continua de se prélasser dans une ouate rêveuse dont il avait encore la douce sensation. Ses pensées se chamboulèrent à nouveau à la vue de son ami, les cheveux en bataille, les traits tirés et de piètres bandages enserrant son torse et son épaule. Il s'assit et recula immédiatement, son dos butant contre la roche.
— Qu'est-ce qui se passe ?
Son incompréhension était flagrante et celle-ci se refléta sur le visage d'Obi-Wan suite à cette question qui lui sembla plus que légitime. Ce dernier se leva également et secoua la tête, il semblait également tout aussi dépourvu. Il ouvrit la bouche une première fois avant de froncer les sourcils, cogitant clairement sur ce qu'il se passait. Un silence s'étira où le maître Jedi retrouva peu à peu son aplomb et surtout une maîtrise de la situation qui échappait totalement à son cadet. Un rien plus tard, il lança un regard circulaire puis le reposa sur son partenaire.
— Regarde autour de toi, dit-il tout en s'asseyant plus confortablement sur le sol.
Anakin obéit, décontenancé et peut-être même irrité par le calme olympien face à lui. Il jeta un œil aux alentours, tandis qu'il se frotta brièvement le visage pour calmer son trouble. Son cerveau essaya d'établir les connexions possibles entre les dernières pensées qui fusèrent une à une, revenant ainsi chaque seconde avec une version différente de leurs péripéties. Il ne fallut pourtant qu'une attention particulière sur la carcasse d'un droïde éventré pour qu'une nouvelle salve de souvenirs le frappe. La mission, la catastrophe, leur survie, la Chose, le crash, Medie près d'Obi-Wan, un intrus tué, les remords et enfin, l'accalmie. Tant de choses qui méritaient qu'on s'y attarde si un tout autre mystère ne subrogeait pas les autres. Ils n'étaient plus dans la bâtisse dans laquelle s'étaient déroulés les derniers évènements.
Ils se tenaient à présent au sein de ruines dont on pouvait encore deviner les pièces grâce aux quelques vestiges encore debout. L'entièreté des lieux semblait avoir été ravagée par une bombe dont il n'y avait aucune trace d'impact au sol. L'architecture avait seulement été désassemblée sans dégâts apparents comme une pile de cubes que l'on aurait tenté de réarranger. Bien que le jeune homme chercha une certaine rationalité, il était sûr qu'ils se situaient dans le même bastion dans lequel ils avaient trouvé refuge quelques heures auparavant.
— Qu'est-ce que…?
Il se coupa, cherchant une quelconque réponse dans les yeux de son aîné. Ce dernier hocha la tête, compatissant.
— Je me pose la même question.
Il y eut un nouveau silence où aucun d'eux n'osa croiser le regard de l'autre. Quelque chose d'aussi phénoménal qu'un séisme ou même une explosion ne pouvait se produire dans leur sommeil sans que ni l'un ni l'autre ne se réveille. Mais là encore, il s'avérait que beaucoup de choses s'étaient déjà déroulées au détriment de leur volonté. Aussi absurde que cela puisse paraître, une confession qu'Anakin pensait anodine brûla doucement ses lèvres jusqu'à ce que la vue d'un corps de Kaleesh partiellement enseveli sous les décombres le pousse à formuler sa pensée.
— J'ai fait un rêve.
Obi-Wan releva immédiatement la tête. À vrai dire, ses mots les surprirent tous les deux. Il était rare que le chevalier fasse des confidences, encore moins ces derniers temps où ses échanges avec son ancien mentor devenaient de plus en plus lacunaires et difficiles. Ce dernier ne répondit pas et bien que réticent, ce mutisme pesant conforta Anakin à développer son récit.
— Écoute, depuis ce qui s'est passé près de Bothawui, j'ai l'impression de devenir…
Il laissa sa phrase en suspens, ne voulant pas aggraver son cas en mentionnant déjà une instabilité mentale.
— Ce rêve n'avait rien d'un cauchemar, reprit-il. Tout était tellement paisible et loin de tout ce que je connais. Je n'étais pas moi. Je veux dire, je n'étais pas Anakin mais je n'étais pas quelqu'un d'autre non plus. Je me sentais invulnérable, je me sentais comme… Et ce sentiment de toute puissance, c'était… Rah, je ne sais même pas si ce que je dis a du sens.
Il marmonna une injure à son encontre et se somma de se taire pour éviter que sa bouche ne l'enlise plus dans l'embarras.
— Tu étais seul ?
Les yeux perdus dans le vague, Obi-Wan paraissait détaché et le jeune homme le dévisagea tout en reconsidérant sa question. En effet, il n'avait pas été seul et ce n'était pas un détail. Cela avait même été le catalyseur de toutes ses émotions lors du songe, sa présence comme son absence.
— Non. Il y avait quelqu'un ou quelque chose d'autre, répondit-il en fouillant dans sa mémoire. C'est encore flou mais je sais que c'est quand je me suis retrouvé seul que je me suis senti… tomber.
Son aîné restait perdu dans ses pensées. Contrairement à ce dernier, le chevalier n'avait jamais été très habile lorsqu'il s'agissait de décrypter les expressions, et son compère déjà chevronné dans sa maîtrise du sang-froid ne lui rendait pas la tâche facile. Il avait cependant l'avantage des nombreuses années à le côtoyer, et cette façon qu'il avait de planter répétitivement son pouce dans la chair du bras opposé était tout ce qui trahissait sa nervosité. Celui-ci voulait parler mais comme à son habitude, calculait et jaugeait ses mots pour une raison encore indéterminée. Anakin comprenait qu'il n'y avait certainement que de bonnes intentions derrière cette retenue mais tous ces non-dits lui faisaient perdre patience. Ce n'était pas juste. Ils avaient vécu les mêmes mésaventures alors pourquoi avait-il l'impression d'être le seul à les subir ?
— Obi-Wan. Toi aussi…?
Son interlocuteur ne montra aucun signe de surprise, preuve qu'il comprenait parfaitement où il voulait en venir. Une vague de soulagement le traversa et le jeune homme se vit fasciné par cet air désemparé, si rare, face à lui.
— Je ne sais pas, répondit le Jedi en retrouvant son flegme. Ça n'avait rien d'un cauchemar non plus mais… Il n'y avait rien de juste là-dedans.
— « Juste » ? s'interrogea son cadet. Qu'est-ce que tu veux dire ? Avant qu'on ne s'endorme, c'est toi qui as…
Parce que son ex-mentor devait inévitablement se souvenir de ce qui s'était passé avant qu'ils ne trouvent le sommeil. Anakin n'avait pas osé s'aventurer dans ce dernier pan de souvenirs où il s'était vu perdre le contrôle et se soumettre à la colère en ayant failli perdre son ami. Quelque chose d'indicible s'était pourtant produit. La lumière, le calme, le pouvoir, la connexion avec la Force… Il serait aveugle de ne pas admettre que quelque chose s'était altéré entre eux mais fallait-il encore que les deux parties se confient l'un à l'autre.
Avant qu'Obi-Wan ne puisse répondre, un cri s'éleva à quelques mètres. À peine eurent-ils le temps de se lever que trois Kaleesh armés surgirent des bosquets et deux autres se postèrent au sommet des ruines, les blasters pointés dans leur direction. Les Jedi activèrent leurs sabres-laser en guise d'avertissement, mais leurs opposants, fidèles à leur réputation d'intrépides guerriers, resserrèrent leur étau autour d'eux. À la seconde où Anakin banda ses muscles pour une offensive, une clameur claire et flûtée stoppa la progression des individus. Il ne comprit pas le dialecte et ne relâcha pas sa poigne même lorsqu'une nouvelle Kaleesh arriva passivement aux côtés de l'un de ses compagnons. Elle s'exprima une nouvelle fois dans leur langue tout en posant une main sur l'arme de son ami puis se tourna dans la direction des deux allochtones pour terminer sa phrase en Basic.
— Je pense qu'il est temps de jouer de notre charme. Et on a les meilleurs clients, dit-elle en les désignant tous deux du menton.
Elle détonnait du gabarit élancé de ses pairs mais son corps ramassé et trapu suffisait à la rendre redoutable. Son arsenal n'était pas le plus pourvu de la bande, quiconque la voyant malgré tout serait assez déstabilisé par son masque sertie de crocs d'argent pour réfléchir à deux fois avant d'engager un combat. La nonchalance de chacun de ses gestes était presque caricaturale mais cela lui donnait incontestablement une présence qui savait se faire écouter. Aussi, lorsqu'elle s'adressa à eux, ni l'un ni l'autre ne baissa sa garde.
— La sieste était bonne ? s'enquit-elle, narquoise. C'est bien la première fois que je croise des Jedi. Est-ce qu'on doit faire la révérence ?
Son sarcasme remporta le rire de ses confrères.
— Qu'est-ce qui vous fait penser que nous sommes des Jedi ? demanda Obi-Wan.
La soldate haussa un sourcil écailleux et désigna leurs armes de la main, voulant clairement démontrer qu'elle ne se faisait pas d'illusions.
— Qui d'autre pour se balader avec des néons pareils ?
Habitué à cette rhétorique que l'on apprenait même aux enfants, le maître haussa les épaules.
— Avoir un sabre-laser ne fait pas de moi un Jedi. Au mieux un voleur, au pire un assassin.
Un silence s'ensuivit. En un battement de cil, la Kaleesh dégaina son blaster pour tirer deux fois dans leur direction, un coup pour chacun. Tandis qu'Obi-Wan avait prestement brandit son sabre pour dévier le tir, Anakin leva instinctivement le bras pour l'écarter d'une projection de la Force.
— Des Jedi pure race. Et pas des débutants, souligna-t-elle la mine satisfaite.
Les deux hommes échangèrent un regard circonspect, encore abasourdis par un piège aussi malhonnête mais également honteux de s'être fait avoir.
— Plutôt risqué pour quelqu'un qui cherche à négocier, s'étonna le plus jeune des deux.
— Pas d'inquiétude. Vous avez devant vous la meilleure tireuse du clan, répondit-elle la tête haute.
La réponse déplut manifestement à ses camarades. Si bien que l'un ne se gêna pas pour la frapper dans les côtes, un geste qu'elle accueillit en se fendant d'un rictus amusé.
— Vous avez pourtant eu de bonnes occasions de nous éliminer dans notre sommeil. Pourquoi venir maintenant ? interrogea le maître.
Ce fut au tour des Kaleesh de les dévisager curieusement. Les yeux de reptile de la soldate s'étrécirent avant qu'elle n'opte pour une expression désabusée.
— J'vous rassure, on n'est pas du genre à perdre notre temps. Mais faut dire que vous aviez plutôt une bonne défense.
— De quoi vous parlez ? s'impatienta le chevalier.
Elle écarta les bras en balayant l'espace des yeux
— Ce serait plutôt à vous de me répondre, Jedi. C'était quoi ça ? Une sorte de méditation ? Pour vous protéger en dormant ?
Leurs visages hébétés ne devaient pas aider leur cas mais il ne pouvait en être autrement suite à ces questions. Le maître réagit plus vite que le chevalier.
— Je dois avouer avoir du mal à vous suivre…
Perplexes, les Kaleesh se regardèrent avant de s'échanger quelques mots dans leur langue maternelle. La soldate leur asséna un regard noir et ses mots sifflèrent au travers de sa mâchoire d'argent.
— On vous a vu débarquer sur notre territoire, tuer un des nôtres tout en détruisant notre planque et nos provisions. Vous vous fichez de moi ou est-ce que je dois sérieusement croire que c'était pas vous ?
— Cherchez un coupable si vous voulez mais je me rappelle pas avoir menacé qui que ce soit, intervint Anakin en resserrant son poing sur son arme.
— Ne teste pas ma patience, kaful.
Le dernier mot fut craché comme une insulte et même sans en connaître la signification, la colère dans le ton de sa voix était bien assez pour présager des représailles. Son ex-mentor, habitué à désamorcer ce genre d'algarade, agit avant que le feu ne se déclare.
— Ce que mon ami essaie de dire c'est qu'on ne cherche pas les problèmes. Et si on avait fait ce que vous dites, on n'en serait pas là à discuter.
— Alors quoi ? Des trous de mémoire peut-être ?
Le Jedi haussa les épaules à cette hypothèse et la Kaleesh soupira, visiblement agacée.
— C'est vous qui avez préféré le dialogue à la manière forte, reprit Obi-Wan. Et le temps que vos renforts arrivent, je pense qu'on gagnera tous les deux à ce que vous nous donniez des explications.
Un mutisme pesa à nouveau sur le groupe, un silence que leur interlocutrice brisa d'un rire sardonique. Elle marmonna quelques mots inintelligibles à leur encontre avant d'échanger avec ses compagnons. Anakin profita de ce court instant de conversation pour espérer faire revenir son aîné à la raison. Est-ce qu'il venait vraiment de sacrifier leurs chances de s'en sortir pour quelques informations ?
— Obi-Wan, on a pas le temps pour ça. Partons.
Il leva une main pour le faire taire, un geste que le jeune homme détestait plus que tout. Non seulement cela démontrait formellement qu'il n'écouterait pas, mais également que la parole de son cadet valait bien moins que la sienne. Dans ses premières années en tant que padawan, ce simple geste pouvait le faire rougir de colère. À présent, il se contenta de serrer la mâchoire et tourner la tête sur le côté. Son attention se porta naturellement sur Medie et ce fut assez pour distraire son aigreur. Voir le pauvre droïde dans un tel état était un véritable crève-cœur. Il n'avait pas mérité ça.
— Dites-nous ce qui s'est passé cette nuit, insista le maître.
— Cette nuit ? Ces trois derniers jours plutôt, répondit la baroudeuse.
La révélation tira le jeune homme de sa rêverie. Trois jours ?
— On a très vite repéré votre crash, mais la nuit n'est pas une bonne amie dans ce coin alors on ne s'est pas attardés à chercher des survivants.
— On peut trouver plus coriace que vous ?
Le jeune Jedi n'avait pu retenir cet affront, et il ne le regretta pas tant que ça lui rapportait au minimum le mécontentement d'Obi-Wan. Même s'il sentit les œillades des cinq grands gaillards, leur supposée cheffe se contenta d'un reniflement dédaigneux.
— Ici, le pire ennemi est celui qu'on ne voit pas, déclara-t-elle. Disons que la flore et la faune se sont adaptées à leur environnement. La nuit, une plante qu'on appelle la sauge-smalt libèrent des gazs qui corrodent le métal et détraquent l'électronique. Ajoutez à cela que les bêtes sauvages, déjà peu amicales, deviennent folles en mangeant d'autres plantes toxiques. Croyez-le ou non, on cherche d'abord à survivre avant de tuer le premier venu.
Elle termina sa phrase avec plus de retenue qu'il ne l'aurait imaginé. Il ne doutait pas que vivre en ces lieux demandait autant de sagesse que de force. Tandis qu'Anakin se tut à cette réflexion, elle poursuivit.
— À la tombée de la nuit, l'un de nous est chargé de stocker ou récupérer quelques provisions dans notre planque, dit-elle en pointant du doigt le sol sous ses pieds. Sauf qu'il n'est pas revenu ce soir-là. On a donc décidé de partir à sa recherche à l'aube et c'est là qu'on vous a vu.
Elle prit un temps pour trouver ses mots, extirpant clairement l'image de ses souvenirs.
— Plusieurs parties du bâtiment étaient déjà complètement détruites et volaient dans les airs. Puis il y avait vous deux, deux corps en train de flotter au milieu de ces tas de gravats. On a d'abord essayé de vous appeler et de vous faire réagir de différentes façons jusqu'à ce que l'un de nous ose tirer. À la seconde où le tir est parti, les pierres ont commencé à tourner en rafales et à s'écraser dans notre direction. À partir de ce moment-là, impossible de nous approcher sans se faire attaquer ou même simplement repousser par… Est-ce que c'est ça que vous appelez la Force ?
Le chevalier était bien trop décontenancé par ce récit pour répondre ou jeter un coup d'œil aux réactions de son aîné. Il n'y avait aucune raison pour que leur interlocutrice ait inventé une histoire pareille et pourtant, il eut du mal à la digérer. En réalité, c'était surtout un nouveau nœud incompréhensible qui s'ajoutait à ce qu'il tentait déjà de démêler depuis plusieurs jours. Il ne voulait pas en savoir plus.
— Enfin bref. Franchement, il n'y a pas grand chose d'autre à ajouter. C'est en ne voyant plus les pierres flotter depuis le camp qu'on a décidé de revenir. On pensait que vous aviez disparu.
Quand elle eut terminé, Obi-Wan prit une profonde inspiration et se passa la main sur le visage tandis qu'Anakin se tourna pour laisser son regard dériver sur le sol.
— Faites ce que vous voulez de tout ça. Mais vous devez savoir que tout se paie ici et je crois que mes amis sont prêts à vous accueillir.
Depuis une vingtaine de secondes déjà, le chevalier avait pressenti l'écho de nouveaux pas non loin, le pressant ainsi à reprendre ses positions de combat. À ses côtés, son compère eut un rire soudain, doux et las.
— Je suis… sincèrement désolé, soupira-t-il.
S'il ne se souciait pas déjà de leur sécurité, Anakin se serait esclaffé. Il n'y avait rien de plus désespéré à dire à ces individus qui devaient en avoir rien à faire de recevoir des excuses, mais ça en devenait même terriblement inquiétant de la part de son ancien mentor. L'attitude de ce dernier était pourtant bien plus maîtrisée que ce à quoi il s'attendait, et c'est à demi-jour qu'il sut que ce n'était pas une parole pour rendre les armes.
— C'est moi qui ait tué votre ami, avoua-t-il calmement. C'était de la légitime défense mais là encore, libre à vous de me croire. En revanche, je pense que vous avez beaucoup à perdre si vous nous tuez.
La cheffe restait toujours muette face aux déclarations du Jedi. Autour d'elle, ses congénères s'agitaient de plusieurs grognements et marmonnaient dans leur dialecte. En y prêtant une oreille attentive, la massiveté et le rythme chaotique des pas contre la terre auguraient quelque chose de bien différent qu'un groupe de Kaleesh au pas ailé. Ce n'était pas des renforts mais une menace bien plus alarmante.
— Vous cherchez à survivre avant tout, et je suis prêt à payer ma dette. On vous aide et vous nous laissez partir.
Sur ces mots, le maître Jedi aligna ses épaules et serra son sabre-laser. C'est dans la futaie qu'Anakin perçut deux ombres, chacune aussi grande que trois hommes, ramper vers eux à une vitesse folle. Toujours perchés sur les hauteurs des vestiges, des Kaleesh tirèrent plusieurs fois au milieu des fourrées et se mirent à hurler la même branle-bas.
— Acklay ! Acklay !
La soldate fulmina puis acquiesça à l'encontre d'Obi-Wan. Deux arthropodes géants surgirent soudainement l'un après l'autre. Campées sur six longues pattes de crabe, les créatures se déplaçaient avec une habileté vertigineuses et leurs longs crânes aux dents acérés claquaient à mesure qu'elles approchaient. Les tirs de pistolets semblaient dérisoires contre l'armure blindée de leurs carapaces et malgré l'impressionnante agilité des hommes-reptiles, il ne fallut qu'une dizaine de secondes avant que l'un d'entre eux ne se retrouve cloué au sol, la gorge broyée par une puissante mâchoire. Alors que l'acklay se délectait déjà de sa proie, Anakin porta son sabre contre une des pattes avec force, manquant de la sectionner. La créature vociféra sa douleur et lâcha sa capture moribonde pour se tourner vers son assaillant.
— Anakin ! Vise l'abdomen !
À l'autre extrémité du bastion, Obi-Wan faisait face à sa jumelle. Un bref coup d'œil et le jeune homme s'étonna de la technique mais aussi l'aisance avec laquelle son ami paraissait se jouer de l'animal. Le bond de son propre adversaire le rappela à l'ordre assez tôt pour qu'il esquive de justesse une étreinte mortelle. Il taillada une autre pince avec élan et parvint à la détacher de la bestiole qui le gratifia d'un crissement strident. Cette méthode de démembrage aurait encore pu continuer un moment si son opposant cessait de se mouvoir dans tous les sens dans une danse effrénée. Il ne pouvait pas risquer que la bête attaque de nouveau mais n'était pas non plus enclin à la précision chirurgicale à laquelle il entrevit son acolyte achever le monstre.
D'une poussée de la Force, il lança alors son sabre-laser qu'il fit tournoyer dans les airs pour lacérer le crâne robuste de l'acklay. Son arme rappelée en main, il siffla à l'attention de son ennemi pour le provoquer. Celui-ci bondit à nouveau sur lui dans un autre cri rageur, crocs et pinces sorties. Le Jedi attendit patiemment son moment avant de courir dans sa direction et glisser sur le sol. Dans cette ultime seconde où il passa sous le ventre de chitine, il porta le laser dans la panse de l'animal qui n'offrit aucune résistance et s'ouvrit comme une mue d'insecte. La bestiole agonisante termina sa course dans une pile de gravats, une substance jaunâtre gouttant de la plaie.
Le chevalier s'attarda sur la créature pour s'assurer de son trépas. Cette seconde d'inattention était sur le point de lui coûter cher. À demi-caché derrière les ruines, un Kaleesh pointait son arme vers la nuque d'Obi-Wan qui se relevait lentement de son effort et constatait lui aussi les derniers instants de l'arthropode qu'il avait bravé. Le cœur d'Anakin se mit en branle. Son appel de la Force fut si brutal que lorsqu'il leva la main pour repousser l'attaque, la pierre de l'architecture vola en éclats. L'éboulis devint une canonnade de rocs qui tranchèrent l'air en direction du futur assassin. L'individu eut tout juste le temps de lever les yeux avant d'être renversé puis écrasé sous une trombe de béton et d'acier.
Obi-Wan se retourna vivement tandis que l'avalanche touchait le sol avec fracas. Il assista à la scène, impuissant et sidéré. Lorsqu'il dirigea son regard dans la direction de son compère, seule la stupeur se lit sur ses traits. Ce dialogue visuel entre les deux hommes se coupa à la présence coite de la cheffe Kaleesh entourée de ses trois camarades rescapés et fixant tous le sinistre corps enseveli. L'un d'eux leva son blaster en direction du jeune Jedi, les iris folles et perçantes.
— Baisse ton arme, ordonna la soldate.
L'homme n'obéit pas et commença à émettre une objection. La meneuse réagit sur-le-champ en posant violemment une main sur le canon et en l'invectivant de mots inconnus, les crocs saillants. L'aîné des Jedi s'était déjà interposé entre l'arme et sa cible en levant une main dans l'espoir de calmer les esprits. Il ne prononça aucun mot et marcha prudemment pour rejoindre son partenaire. Arrivé à sa hauteur, il serra l'épaule de ce dernier.
— On s'en va.
Le jeune homme entendit mais restait impassible. Il ne savait pas quelle émotion le traversait à ce moment-là, ni laquelle il était censé faire paraître. Il osa un dernier regard sur la troupe et sut en les voyant se recueillir près des dépouilles de ses congénères qu'il devrait se sentir coupable, désolé ou écoeuré. Mais il en était rien car s'il était honnête envers lui-même, il n'avait aucun remord. Il l'avait sauvé, il ne pouvait pas être plus fier de lui.
Le maître et la cheffe Kaleesh eurent un nouvel échange mutique avant que celle-ci ne baisse la tête, résignée. Ils les quittèrent ainsi sur cette victoire amère où l'écho lugubre de leur pas résonna dans ce charnier.
–I—
Ils avançaient à tâtons dans les écharpes de brume des marais. Sans repères, ils s'étaient contentés de suivre un sentier au travers des bosquets qui les avait menés sur une route déserte au-dessus des étendues d'eau limoneuse. Tout indiquait qu'il s'agissait d'une voie commerciale désaffectée. Des carcasses de speeders et de motojets jonchaient le paysage sur les bas-côtés comme dans les tourbières. Deux fardiers de marchandises étaient renversés et répandaient leur trésor de ferraille et de rouille sur le flanc de la côte où quelques rongeurs cherchaient encore de quoi se nourrir. Malgré cet abandon apparent, plusieurs traces sur le sol pouvaient laisser supposer qu'il y avait encore du passage. Il ne restait plus qu'à croire en leur bonne étoile. Au loin, un smog roussâtre s'élevait au-dessus du brouillard et dissimulait avec peine les gigantesques édifices d'une cité cyclopéenne. Ils étaient sur la route vers Motok, et avec un peu de chance, ils l'atteindront avant la tombée de la nuit.
Aucun bruit ne s'élevait alentours à mesure que les Jedi avançaient, et ils purent presque y trouver un charme dans les ripisylves de joncs, d'érables et d'aubépines dont les entrelacs de racines sur les berges abritaient une étonnante flore luminescente. Ou encore dans les couleurs chamarrées des plantes aquatiques autour desquelles libellules et scarabées voletaient. Le calme était pesant. Certes, ils gardaient une oreille attentive au moindre danger, mais si cette quiétude devenait oppressante c'est parce qu'aucun des deux hommes n'aspirait au dialogue. Obi-Wan se convainquit que ce silence n'était que le temps qu'il fallait pour que chacun se remette des événements, et le quart d'heure s'étira ridiculement en une demi-heure où il craignait de crever l'abcès. Il redoutait même de croiser le regard de son acolyte et surtout d'y déceler quelque chose sur lequel il ne pourrait pas mettre de mots.
Leur rencontre avec les Kaleesh aurait pu se terminer d'une manière bien différente, bien plus pacifique. Ce n'est pas pour autant qu'il en voulait à Anakin pour ce qui s'était passé. Et sincèrement, il ne se rejetait pas non plus entièrement la faute, mais les souvenirs étaient âpres et maussades. Ces personnes avaient trop perdu en si peu de temps et leur arrivée avait été la détonation du malheur. Lors du combat, il avait vu leur cheffe se battre pour les siens, sauver in extremis ceux qui n'avaient pas pu se dégager des monstres et guerroyer avec la cadence d'une forcenée. Elle était de loin la plus expérimentée de tous, mais cette expérience s'était forgée dans ce milieu hostile, au détriment de sacrifices. Il était clair que cette femme trouvait son courage chez ses compagnons et c'est pour eux qu'elle s'évertuait à faire les meilleurs choix. Il ne pouvait pas ressentir autre chose que de l'admiration à son égard.
— Tu parles le Kaleesh, pas vrai ?
La voix de son ami le sortit de ses ruminations. C'était rude mais bienvenu. Il n'avait plus espéré que l'un ait le courage d'engager la conversation. Il venait pourtant d'être percé à jour.
— Seulement quelques mots. Et me demande pas de le parler, répondit-il avec un léger sourire.
Anakin leva les yeux au ciel et soupira.
— Donc tu savais déjà pour les acklays, déclara-t-il, l'œil accusateur.
— J'ai surtout compris que ces gens avaient besoin d'aide. Et si tu as bien remarqué au-dessus des murs, les tireurs visaient n'importe où sauf nous.
Le jeune homme fit la moue. Il ne l'avait pas remarqué, ou alors n'avait tout simplement pas réfléchi au problème. Il y eut d'ailleurs une pause où il parut se perdre dans ses pensées.
— Elle doit être une bonne meneuse. Mais… Elle m'a l'air jeune.
C'est l'oreille basse qu'il prononça ces mots et Obi-Wan ne put retenir une mine attendrie. Il cacha immédiatement son rictus compatissant qui aurait pu provoquer la colère du chevalier à sa simple vue. Ce dernier était loin d'être un mauvais leader lui-même, mais on ne pouvait faire abstraction de ses choix stratégiques discutables qui demandaient souvent soit des réajustements, soit une foi aveugle, et parfois même les deux à la fois. Ses intentions n'étaient jamais mauvaises, mais le maître redoutait que l'orgueil l'emporte un jour sur le devoir.
— C'est vrai qu'elle devait avoir à peine quelques années de plus que toi.
— Et elle a déjà plus de sagesse que je n'en aurais jamais, se moqua son acolyte.
— Ne compare pas l'incomparable. Vous avez des vies bien différentes, vos choix ne sont pas les mêmes. Et pourtant, je parierai que vous avez les mêmes caractères.
— Tête-brûlée, téméraire et crâneuse ? suggéra-t-il en haussant un sourcil.
— Disons intrépide et fière, rétorqua le maître le sourire en coin. Mais surtout dévouée aux siens et prête à tout pour eux.
Le fantôme d'un sourire se dessina sur les lèvres du jeune Jedi avant que son visage ne se vide d'émotion. Il s'arrêta dans sa marche et fixa le sol encore un instant avant que ses traits ne s'obscurcissent. C'est en quelques secondes que son compère comprit ce qui lui passait par la tête, et il se fustigea mentalement de ne pas avoir pris les devants. Il ne voulait surtout pas que son ami se rejette entièrement la faute sur ce qui s'était passé. Et plus particulièrement, après tout ce qui s'était passé.
— Obi-Wan, je suis dé-
— Merci, Anakin. Merci pour tout.
Pris de court, le chevalier releva brusquement la tête et le dévisagea.
— Tu m'a aidé, protégé, sauvé… Sans toi, je serais déjà-
Le jeune homme grogna et tourna la tête avant qu'il ne puisse terminer sa phrase, démontrant qu'il ne voulait pas en entendre plus. Son aîné se démenait également à maintenir un contact visuel. Il ne savait plus où trouver son courage et il baissa les yeux à la recherche des bons mots.
— Écoute, ce qui s'est passé avec ce Kaleesh tout l'heure… Bien sûr que c'était terrible… Mais je sais pourquoi tu l'as fait.
Il ne comprit pas ce qui avait poussé ce supposé allié à agir de la sorte. La cupidité, la quête de gloire, une vengeance ou la peur que les Jedi se retournent contre eux… Le maître se confondait à trouver les bonnes formulations, aspirant tout autant à rester respectueux mais aussi à réconforter son ami. Celui-ci ne le regardait même plus et avait désormais les yeux rivés sur les branches ondoyantes d'un saule. Obi-Wan se sentait démuni, voire pathétique. Pourquoi même après tant d'années passées ensemble il ne parvenait toujours pas à gérer ce genre de situations ? À vrai dire, il y avait un temps où il y parvenait. Lorsqu'Anakin cherchait sa place en tant que padawan et qu'Obi-Wan cherchait sa place en tant que maître.
À cette époque se côtoyaient les altercations les plus fébriles comme les échanges les plus doux. Tous deux cherchaient leurs marques dans cette nouvelle vie et apprenaient à ne plus craindre l'erreur. Il y avait eu de nombreuses passes d'armes, de doutes et de désillusions mais ce n'était que les prémisses de grands moments de camaraderie où les langues parvenaient curieusement à se délier. Ils étaient jeunes et inexpérimentés, deux garçons qui avançaient malgré eux en agissant pour le mieux et où chacun se retrouvait dans l'autre. À mesure du temps, et avec le recul, leur amitié avait atteint un équilibre qu'Obi-Wan n'aurait pas cru possible dans les instants où il se blâmait d'avoir été paternaliste, absent, exigeant, trop inquiet ou pas assez… Encore aujourd'hui, le maître regrette nombre de choix qu'il a pu faire par le passé pour lui comme pour son apprenti, mais il regrette encore plus d'avoir nié le problème. Si cette complicité s'est perdue, c'est parce qu'il ne s'était jamais évertué à la reconstruire.
— Je suis fier de toi.
Cette vérité eut l'effet d'une bombe, pour l'un comme pour l'autre. Anakin tourna enfin la tête, ses iris teintés d'un étrange azur. Obi-Wan eut l'impression de briser sa bienséance et de blasphémer le respect qu'il portait aux hommes-reptiles. Malgré tout, il soutint ce regard céruléen, l'esprit surprenamment calme et surtout libéré. Il n'avait pas marmonné ni bredouillé, il voulait que son cadet l'entende aussi clairement qu'il le pensait et il l'aurait répété s'il ne vit pas celui-ci rire en secouant légèrement la tête de droite à gauche.
— Je n'ai rien contrôlé. Je n'ai pensé qu'à le tuer, déclara-t-il.
Son aîné écarquilla les yeux face à la cruauté de ses paroles. C'était un véritable coup de poing contre la philosophie dans laquelle il avait grandi et quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne réagisse. Sans réfléchir, il agrippa l'avant-bras de son compère pour le serrer avec force. Ce geste n'avait encore que pour but de garder son ami auprès de lui, parce qu'il savait qu'en ne disant rien, il se condamnait tous les deux.
— Tu ne cherchais qu'à me protéger et tu m'as sauvé la vie.
Son acolyte planta son regard dans le sien et commença à opposer de plus en plus de résistance dans la prise.
— Et je le referai.
Le jeune Jedi semblait garder un sang-froid irréprochable et pourtant, il ne s'efforçait clairement plus à dompter ses émotions. Il n'avait aucun remords ni aucune retenue et Obi-Wan sentit un frisson lui remonter le long de l'échine. Il ferma les yeux et sut qu'il s'était détourné de sa prudence lorsque ses pensées firent écho à ces mots.
— Tu crois que je n'aurai pas fait la même chose à ta place ? confessa-t-il d'une voix rauque. S'il t'arrivait quelque chose…
Cette réflexion le fit déglutir. Non seulement les images qui fusèrent dans son esprit devinrent vite insoutenables, mais le simple fait d'imaginer le pire réveilla une férocité qu'il pensait dominée. Il ferait incontestablement tout pour sauver son ami, mais si un tel drame se produisait, serait-il capable d'endiguer sa peur, sa colère ou sa douleur ? La mort de Qui-Gon en avait été le plus beau contre-exemple. Il serait inconsidéré de dire qu'il avait fait la paix avec ce souvenir mais y penser n'était pas supposé raviver autant de crainte et d'animosité. Sa réponse était à présent sans équivoque, il perdrait le contrôle.
Il avait lâché le bras du chevalier, désemparé par ce contre-coup. Cette pensée ne lui était pas inhabituelle, cette montée d'ardeur, en revanche, l'était.
— Ce que la cheffe Kaleesh a raconté sur nous…
Il leva les yeux, encore absorbé par son introspection puis secoua la tête. Il savait parfaitement où son partenaire voulait en venir mais il n'était pas certain de vouloir y être confronté. Il hocha la tête mais resta mutique.
— Si je continue de l'ignorer, je crois que je vais devenir fou, poursuivit Anakin avec un petit rire nerveux.
Son aîné passa une main sur sa barbe, incapable de formuler le moindre mot. Le jeune homme n'apprécia pas ce silence et il attrapa à son tour le bras de son ami, dans l'espoir de le secouer.
— Pitié, Obi-Wan. Aide-moi. J'en peux plus de ressasser les événements sans comprendre ce qui se passe. Chaque seconde, j'ai l'impression de devoir contenir un pouvoir immense qui se déchaîne n'importe quand, avoua-t-il avec désarroi. Et maintenant, je sais que tout ça ne vient pas que de moi… Alors, s'il-te-plaît, ne me laisse pas porter ça seul.
Il desserra lentement son emprise et dévia à son regard sur le côté, la mâchoire serrée et les yeux humides de rage et de détresse. Son aîné ne pouvait pas rester indifférent devant cette mise à nue de ses craintes qui n'étaient finalement que le reflet des siennes. Il aurait souhaité en parler plus tôt mais ne sut, et ne savait toujours pas, si c'était pour le mieux ou pour le pire. Il se mordit la lèvre inférieure, honteux de sa lâcheté.
— Pardonne-moi, Anakin. Je ne voulais pas que tu le ressentes comme ça, concéda-t-il. Mais je suis tout aussi perdu que toi. Depuis ce qui s'est passé près de Bothawui…
— Encore tout à l'heure, quand j'ai tué cet homme, je l'ai ressenti.
Le maître se tut et laissa le jeune Jedi continuer.
— C'est incontrôlable et j'ai peur qu'avec le temps, ça nous tue aussi.
Il n'y avait aucune réponse à donner à cela. Il ne pouvait pas dire avec certitude que cette puissance était la même qui avait causé leur crash. Et bien qu'elle s'était au contraire évertuée à les protéger jusque là, rien ne prouvait qu'elle ne leur nuirait pas à l'avenir. La nature de tout ce qui s'était passé ces derniers jours était lancinante mais une intuition subsista malgré tout. Une voix qui lui intimait que la gémellité de leur pouvoir les préservait encore d'une attaque. Tandis que son esprit divaguait sur la question, Obi-Wan posa une main sur l'épaule de son ami et la serra doucement.
— Malheureusement, il est encore trop tôt pour le savoir. Mais tant qu'on s'entraide, ça devrait aller, dit-il dans un demi-sourire.
Anakin lui lança un œil furtif et se passa une main sur le visage. L'épuisement était criant sur ses traits. Il n'avait plus la force de plus d'élucubration, et son compère non plus. Ils avaient certes dormi pendant trois jours qui lui permirent de se remettre de sa blessure, mais Obi-Wan aurait échangé un vaisseau contre un bon repas et une eau pure sans qu'aucun animal n'ait bu dedans au préalable. Il rêvait de rejoindre le temple et surtout sa quiétude au plus vite, mais il se jura de trouver de quoi se requinquer à Motok et s'offrir assez de temps pour reprendre haleine avec un brin de toilette et un ventre plein. Le Code Jedi leur apprenait peut-être à se contenter de peu mais la paix pouvait aussi être un luxe. C'est par ailleurs en constatant la fatigue de son cadet qu'il se rappela soudainement de quelque chose. Il fouilla dans l'une des poches accrochées à sa ceinture et en sortit une carte électronique pour la tendre à son ami.
— C'est à peu près tout ce que j'ai pu récupérer de mon sauveur.
Le jeune homme fronça les sourcils une première fois en voyant la pièce métallique puis écarquilla les yeux. Il regarda succinctement son acolyte et prit délicatement l'objet entre ses doigts.
— C'est… la carte-mère de Medie ? demanda-t-il dans un souffle.
— J'espère.
— Quand est-ce que tu as réussi à la récupérer ?
— Je l'ai trouvé juste après le combat contre l'acklay. Elle ne m'a pas l'air trop endommagée…
Son compère examina les puces et les veines de connectique sous tous les angles, tournant et retournant la carte avec la plus grande dextérité. Un sourire étira ses lèvres.
— Elle est parfaite, répondit-il.
Sans crier gare, il passa un bras autour du cou de son ami pour une solide étreinte. Obi-Wan sourit à son tour et enroula une main autour de son épaule, fier d'avoir réussi à égayer la mine abattue de son partenaire. Il n'y avait aucun doute que tous deux s'étaient attachés à l'astromech, mais son ancien apprenti avait créé une véritable tendresse pour le droïde. Son ex-mentor ne se souvint plus de la dernière fois où celui-ci l'avait gratifié d'une joie sincère et honnêtement, il s'en fichait tant celle-ci était suffisante pour occulter toutes les précédentes.
— Merci, entendit-il près de son oreille.
Le murmure le fit frissonner. Anakin avait alors pressé son front contre sa tempe et inspira une… deux fois, avant de se défaire de l'étreinte et retrouver sa position initiale, les yeux rivés sur la carte. Le maître resta pantois de l'acte mais encore plus des battements précipités de son cœur et de la chaleur qui s'était propagé dans sa poitrine. Cette réaction le laissa mutique quelques secondes où il sentit l'embarras grimper et réchauffer sa nuque.
— J'aurai voulu qu'il puisse au moins rencontrer R2, déclara le chevalier.
Il entendit la voix de son ami de loin mais ce fut assez pour le désengourdir de cette drôle de sensation. Il se passa une main dans les cheveux pour tenter de retrouver de sa contenance mais n'osa pas croiser le regard de son acolyte. La fatigue l'assomait plus qu'il ne le pensait. Il y eut un nouveau silence qui intensifia la gêne du Jedi, ce qui le poussa à le briser prestement.
— Remettons-nous en route.
Il n'y eut plus aucun mot échangé lors de leur lente progression vers la métropole jusqu'à ce que le bruit d'un landspeeder se fasse entendre quelques minutes plus tard. Sans qu'ils n'aient à héler le conducteur, le véhicule s'arrêta à leur niveau. Une Twi'lek à la peau mauve et aux tatouages arabesques les détailla de la tête au pied.
— Vous n'avez pas l'air en forme, messieurs.
Leur état était visiblement assez déplorable pour susciter la sympathie d'autrui. Les deux Jedi ne s'en plaignirent pas.
— Disons que notre balade a été mouvementée, rétorqua le cadet. On aimerait rejoindre Motok. C'est votre chemin ?
La conductrice s'esclaffa.
— Prendre n'importe qui en stop n'est jamais une très bonne idée dans ce coin, souligna-t-elle en levant un sourcil. Mais bon, je ne tiens pas à me fâcher avec la République.
D'un signe de tête, elle désigna la spalière d'Anakin où se dessinait le symbole à demi-effacé de l'Ordre Jedi. Cette réponse leur rappela inévitablement que leur statut pouvait leur octroyer autant de misère que de privilèges. Fidèle à sa parole, elle les invita à monter à bord tout en leur précisant qu'elle ne s'arrêtera qu'à l'entrée de la ville. Un long chemin les attendait encore où ils devront contacter de l'aide, retourner au Temple, retrouver les leurs, faire leur rapport au conseil, discuter de cette histoire d'entité à ses confrères… Obi-Wan n'eut pas le courage d'y penser plus longuement et remercia la bonne grâce de leur pilote, qu'il savait maintenant ferrailleuse, avec qui il entretint une conversation suffisamment agréable pour distraire son esprit harassé.
