Soundtrack : I elven finnes alt (Frost 2)


Son corps n'était que feu, brasier sans frontières. Chaque fibre de son organisme était tordue dans la douleur. L'inconscience lui tendait les bras, et il s'y laissait plonger quelques fois, rendant sa concentration épisodique. Souvent, la voix d'Eir venait l'accueillir dans le vrai monde pour prendre de ses nouvelles, déverser son seidr apaisant dans ses artères, et lui jurer qu'il se remettrait très vite. Elle était calme, ne montrait pas la moindre émotion, et il l'en remerciait à chaque fois. Sa propre tête n'était qu'un brouhaha d'idées et de souvenirs, d'images factices mélangées à ce qui s'était vraiment passé.

Surtur était tombé, Muspelheilm avec lui. Tout n'avait été que flammes et chaos. Rien, absolument rien ne s'était passé comme prévu. Ils n'auraient pas dû, n'auraient jamais dû. Balder s'était opposé le premier. Recluse dans sa chambre, Hela n'avait pas eu son mot à dire. Thor avait aussitôt répondu présent. Il était né pour les champs de bataille ; il était le Champion d'Asgard, rien ne pouvait l'arrêter. Du moins, le pensait-il. Avant.

Lorsqu'Eir était absente, sa mère prenait la relève. Son timbre plus doux lui chantait alors des berceuses, des airs qu'il n'avait pas entendus depuis sa plus tendre enfance, un millénaire plus tôt. Avant que sa position de prince héritier ne soit confirmée, et qu'il ne soit confié à des mains moins chaleureuses et des esprits plus stricts. Il était l'avenir de leur royaume, le successeur pour régner sur les branches d'Yggdrasil. Son erreur serait celle de tous les Ases.

Der hvor kuling møter kav

[Où le vent rencontre les embruns marins]

Danser minner mot et mektig hav

[Les souvenirs dansent contre la mer]

Dans ses phases d'éveil, il pouvait sentir un corps se presser contre le sien. Une silhouette jamais visible lorsqu'il ouvrait les paupières, comme fuyant son regard. Il ne pouvait que deviner à qui elle appartenait, car une seule personne manquait toujours à l'appel. Pourtant, dans un sens, il ne pouvait lui en vouloir ; lui-même était bien content de pouvoir échapper à son reflet. Malgré tout ce que son entourage lui disait, malgré la main forte de son père sur son épaule lors de ses rares visites, malgré les larmes contenues dans les iris maternels. Malgré tout, il ne pouvait pas oublier. Et son corps criait à la place de ses cordes vocales, douloureux et pathétique.

Balder avait été le premier contre ; lui, le premier pour.

Sov, du lille, i min favn

[Dors, mon petit, dans mes bras]

Entre deux songes, une larme roula le long de sa joue, glacée sur son épiderme brûlé. Solitaire, comme ces rêves qui ne cessaient de lui revenir. Pourtant, toujours cueillit avec la même délicatesse au rebord de son menton, par des doigts froids et fins, qui trouvaient ensuite perpétuellement leur chemin vers les battements de son cœur. Comme pour se rassurer. Une sensation qui aurait tout aussi bien pu appartenir au monde onirique, car il n'y avait jamais personne sur les draps à son réveil.

« C'est ma faute. C'est moi qui-

- Chut », la main maternelle pressée sur sa bouche le fit taire. Un geste tendre auquel il aurait toujours voulu se raccrocher.

Tous les Ases étaient d'accord pour dire que Frigga était la femme la plus stable des Neuf Royaumes, la candidate parfaite pour soutenir les décisions de son époux. Elle le serait en tout cas à jamais aux yeux de ses enfants, de sang ou adoptés. Il n'y avait de la place que pour l'amour dans son regard, dans son toucher, dans la manière qu'elle avait d'étirer ses lèvres pour repousser le chagrin.

« Tu dois te reposer » murmura-t-elle en prenant sa main blessée entre les siennes – était-ce le même jour ? « Eir dit que tu l'as échappé belle cette fois, que tu- » L'émotion la fit taire. Elle n'était pas au bon chevet, Thor le savait.

Mais y avait-il un autre chevet ?

Sa vision se brouilla. L'instant d'après, sa mère réapparut, changée. Des voiles blancs flottaient autour de son visage. Ses yeux étaient humides, ses doigts tremblaient contre son front. « Nous serons forts. Nous sommes plus forts »

La berceuse reprit, sur un fonds de sanglots et de cris. La colère de son père, les tentatives maternelles pour le calmer, les remontrances d'Eir d'ainsi perturber le repos d'un blessé. Elle non plus n'était pas au bon chevet.

Y avait-il un autre chevet ?

L'étreinte fraîche s'enroula de nouveau autour de lui. Il flottait autour d'elle un léger parfum d'ozone et de givre, comme une tempête de neige sur le point d'éclater. « Je suis désolé. » Il n'avait pas à l'être. Thor était celui qui avait pris la décision ; sa décision. Le premier à répondre oui ; quand Balder fut le premier à répondre non. « Je suis désolé, mon frère. » Des mots qu'il n'avait pas entendus depuis bien longtemps. Était-ce encore un rêve ou de nouveau la réalité ?

Des voiles blancs.

Était-ce de nouveau un rêve ou encore la réalité ?

Le miroir poursuivait de se fissurer.

Ou était l'autre chevet ?

Der hvor kuling møter kav

[Où le vent rencontre les embruns marins]

Danser minner mot et mektig hav

[Les souvenirs dansent contre la mer]

« Désolé. »

Sov, du lille, i min favn

[Dors, mon petit, dans mes bras]

« Tout est la faute de ce Thurse !

- Je t'interdis de rejeter la faute sur mon fils !

- Ton fils est mort Frigga ! »

For i den elven finnes alt

[Parce que tout se trouve dans cette rivière]


Chapitre 8

Laguz


La douleur était tenace, accrochée à ses fibres nerveuses tel un désespéré suspendu dans le vide par sa corde de vie. Les souvenirs lui revenaient à mesure qu'il s'éveillait : une mer agitée ; les sifflements de seidr ; « encore un peu » disait Mobius ; « grouille ! » hurlait James ; l'air glacial ; les grondements des cieux et des fonds marins ; le Revenger balloté dans tous les sens ; ses propres sens bouleversés par une énergie soudaine ; Jörmungand ; le sang sur ses doigts ; le venin formant un nuage gazeux au-dessus des flots ; la beauté des aurores polaires ; le rire de Sylvie ; la panique des marins ; le vol ravissant de Warsong ; Mjöllnir entre ses mains ; « la ferme Loki » maugréait-il à son frère.

« Attends-moi » répondait ce dernier en échange.

Et c'est ce qu'il avait fait ; du moins, il le pensait. Car la situation s'était vite brouillée autour de lui. Ses mains, repensa-t-il. L'adrénaline lui avait fait oublier sur le coup ; l'environnement avait été si riche d'informations à prendre en compte que celle-ci était passée au second plan : ses mains. Les plaies irrégulières avaient mauvaise mine ; une odeur putride se camouflait sous le parfum ferreux du sang et le soufre puissant de son pouvoir. Oui, ses mains. Du venin. Loki allait le tuer.

Mais où était-il ? Fugueur dans ses songes, demeurait-il aussi absent dans la réalité ?

Étaient-ils d'ailleurs encore en plein océan ? Son corps était fiévreux et trempé de sueur. Il grelotait. Ses vaisseaux étaient à vif, parcourus par un feu étranger et pourtant familier. Il n'allait pas bien, c'était certain. Tirée de sa torpeur, la voix de sa mère venait emplir ses oreilles, tel un fantôme du passé, pour le rassurer, le consoler, l'accompagner dans son combat interne. Elle était là, rayonnante et chantante sur son dernier nuage tissé. Elle était là, les larmes retenues derrière un sourire tendre et des voiles blancs. Elle était là, sa voix en étendard pour défendre ses petits. Elle était là, debout derrière sa fenêtre à l'observer se faufiler dans les ombres de la nuit, avant de se détourner comme si rien n'avait été su. « Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement.

- Il ne le sera pas.

- Oh si, il le sera. » Elle était là, caressant sa joue pour répandre du seidr vulnéraire contre une vilaine plaie. « Ce qui ne se voit pas n'est pas forcément moins fort, Thor. Au contraire. »

Il repensa au regard que lui avait adressé son frère lors de leurs retrouvailles sur Lamentis, à cet éclat qui s'était allumé lorsqu'il avait prononcé son nom, au vert de ses iris qui avait vacillé un fragment de seconde. Au coup soudain qui avait ensuite brisé le charme, pour détourner l'attention, car cela avait toujours été plus simple pour lui ainsi. Illusions, métamorphoses, tromperies.

« Ce qui ne se voit pas n'est pas forcément moins fort. » Sa mère n'avait jamais pleuré devant lui, pas même à la mort de Balder. Pas même face au visage à moitié détruit d'Hela. Elle s'était elle-même chargée de l'éducation de Loki ; pendant les premières années, personne n'avait eu le droit de l'approcher sans son accord. Il avait hérité de son esprit et de sa magie. Loki non plus n'avait pas pleuré pour la perte de leur aîné. Son visage était resté de marbre face à la nouvelle condition de leur sœur. Et pourtant, Thor était le mieux placé pour savoir. « Au contraire. »

« Tu n'aurais pas dû venir. »

Ses doigts resserrèrent leur prise. La douleur avait fini par s'assoupir, lui accordant un instant de répit. L'image de sa mère s'effaça pour laisser place à la pénombre du pré-réveil. Ses sens lui revenaient lentement, prudents pour éviter de le brusquer. Il se sentait vide, lourd de fatigue, crampé de partout. Y avait-il seulement une chose dans son corps qui allait à merveille ? Il préféra ne pas vérifier, son état n'avait jamais été le plus important.

L'environnement était moelleux. Un lit devina-t-il. La chambre était calme ; il pouvait entendre son souffle, léger, et un second plus profond rythmer un grattement presque inaudible dans le lointain. Deux ; il trouva l'origine des doigts entre les siens. Des doigts pour l'identité desquels il avait de fortes attentes. Pour cela, il devait d'abord retrouver la vue.

Le noir de ses paupières arborait des nuances orangées ; il devait faire jour à l'extérieur. Prenant en compte ce détail, l'Ase tourna la tête dans la direction opposée de la source lumineuse afin de préserver ses rétines et ouvrit les yeux contre son oreiller. Les draps portaient un parfum inconnu qui piqua son instinct de préservation ; il le fit taire, trop fatigué pour réfléchir aux éternels où-quand-comment-pourquoi. Des réponses qui n'auraient fait que s'ajouter à sa migraine naissante. Il referma les paupières, juste une seconde, avant de battre plusieurs fois des cils pour chasser les derniers grains de sommeil. Un sommeil dans lequel il serait bien retourné, mais il ne pouvait ignorer la fraîcheur prisonnière dans sa main. Elle était plus tentante, offrait plus de promesse. Et il se laissa succomber sans aucun regret car, à l'instant où il tourna la tête de l'autre côté du lit, sa détermination fut aussitôt récompensée.

Comme il l'avait pensé, il faisait jour à l'extérieur. Les rayons solaires s'invitaient dans l'entrebâillement des rideaux et permettaient de chasser la pénombre de la chambre, tout en conservant une atmosphère tamisée propice au repos. Le matelas était large ; il en occupait le milieu, allongé sur un amas de coussins qui le maintenait en position presque assise. Son bras gauche était tendu vers l'extérieur, paume vers le haut, phalanges resserrées sur ce qu'il recherchait. L'autre main, aux doigts plus pâles et plus fins, au travers desquels s'insinuait par vagues lentes et régulières la magie curative si chaude dans ses veines. Une rune était tracée sur son poignet. Laguz, la rivière, reconnut-il. Son dessinateur dormait à une dizaine de centimètres de là. Assis dans un fauteuil, le haut de son corps reposait sur le bord du lit, le visage emmitouflé dans ses bras croisés. Ses cheveux étaient détachés, formaient un rideau ébène autour de lui pour camoufler ce que les manches de sa tunique auraient pu laisser apparaître. Un châle avait été placé sur ses épaules - après son endormissement sans nul doute, car le Dieu farceur n'aurait jamais trouvé intérêt dans un surplus de vêtement. Surtout pour un bout de laine dont le jaune jurait avec le reste de sa tenue. Une remarque qui fit sourire Thor malgré lui.

Il avait envie de bouger, de repousser ces mèches trop envahissantes pour découvrir le visage que son frère lui aurait laissé admirer cette fois – sa petite sœur ? son petit frère ? un mélange entre les deux ? Il avait envie de serrer plus fort encore sa prise autour de ses doigts, comme pour se rassurer de sa présence. De tirer sur son bras pour le faire grimper entre les draps, de l'étreindre jusqu'à briser son souffle, et de le conserver là jusqu'au Ragnarök, à l'abri contre son torse.

Un mal pour un bien. Oui, il était prêt à retourner s'écorcher le moindre centimètre de peau sur les écailles de Jörmungand si cela pouvait lui assurer l'attention de son cadet.

« Loki va être si triste si tu ne te remets pas rapidement. » Le souvenir de sa mère le sermonna une nouvelle fois ; son sourire s'étira davantage. Son cher frère. Sa malicieuse dague. Pour lequel des litres de sang n'auraient jamais été suffisants.

Avec précaution – autant pour son corps endolori que pour la préservation du sommeil fourbe -, Thor se tourna sur le côté afin de lui faire face. La distance d'un bras les séparait encore ; ce lit était bien trop grand pour ne pas être partagé. Pourquoi ne s'était-il pas joint à lui ? comme lorsqu'ils étaient enfants et qu'ils gloussaient sous les couettes pour ne pas se faire prendre ? ou que Loki empruntait l'apparence d'une servante pour le rejoindre dans ses appartements ? ou qu'il utilisait Mjöllnir pour voler jusqu'au balcon de son frère, avant de disparaître tous les deux dans la pénombre des rideaux ? L'Ase avait besoin de lui, de sa fraîcheur pour calmer sa fièvre délirante, de sa douceur pour calmer ses craintes. De juste le sentir pour s'assurer qu'il ne vivait pas un énième rêve.

C'est alors qu'il perçut un mouvement dans le fond de la pièce. Qu'il se remémora le son camouflé derrière le souffle des deux princes, le grattement inaudible. Une plume sur une feuille – plus précisément, sur une feuille de carnet. Mobius, évidemment. L'homme venait de se lever pour rejoindre son chevet. Ses pas étaient silencieux ; il bougeait telle une fourmi sur un tas de feuilles mortes. En croisant le bleu-gris de ses iris, Thor comprit immédiatement l'émotion qui traversait l'intendant de son frère : le soulagement. Si fort et profond que le Dieu de la Foudre en fut surpris, habitué à l'expression figée du vieil homme. Des éclats d'inquiétude dansaient encore au fond de ses pupilles ; Mobius avait été effrayé. De quoi ? Pour qui ? Cela n'avait pas d'importance. Sa mère avait raison : ce qui se disait n'était pas forcément ce qui comptait le plus. Et ce simple sourire sur les lèvres du serviteur, à peine étiré mais bien présent, était plus que suffisant pour le blond.

L'intendant se pencha à côté de Loki pour déposer sa main sur le front du blond. « Votre fièvre a un peu diminué ». Sa voix était basse, obligeant l'Ase à tendre l'oreille pour l'entendre. « Vous avez encore besoin de repos.

- Que s'est-il passé ? » Il tenta de l'imiter. Son timbre, naturellement fort, se brisa sous l'effort. Sa gorge était rêche, sa langue pâteuse, comme si les mots ne lui étaient plus familiers. Sans hésitation, il accepta le verre d'eau tendu par Mobius en réponse. Le liquide tiède fut plus que le bienvenu contre ses lèvres, et il sentit son tracé à l'intérieur de son œsophage.

« Vous vous êtes écorché sur les écailles venimeuses de Jörmungand et avez perdu connaissance. » Thor soupira ; exactement ce qu'il s'était imaginé. « Vous êtes resté inconscient une semaine. Les deux premiers jours ont été critiques. Mais votre frère n'a jamais baissé les bras. »

L'Æsir sourit malgré lui en laissant couler son regard en direction dudit frère. « Il doit être en colère.

- Il l'est. Peut-être devriez-vous rester inconscient deux ou trois semaines encore. » La proposition fit cette fois rire le Dieu doré, avant que ses côtes, sans doute cassées pour certaines, ne le rappellent à l'ordre ; il grimaça.

Oh oui, Loki allait le tuer, lui faire regretter son mensonge ; pire, pour s'être mis une nouvelle fois en danger et l'avoir inquiété. Ce n'était pas la première fois, mais son cadet n'avait jamais voulu s'habituer à son tempérament téméraire. En plus d'un millénaire de batailles et de blessures, Thor avait pris la coutume de s'excuser pour chacune d'entre elles. « Immortel ne veut pas dire éternel. » Certes. Mais il était Thor, Champion d'Asgard, futur souverain des Neuf Royaumes. Il était fort, il était tenace ; il était la vie.

« Reposez-vous encore un peu. » Le conseil s'était en quelque sorte transformé en proposition obligée. Une proposition alléchante, pour laquelle il n'aurait pas dit non dans d'autres circonstances.

Mais Loki était là, à un bras de lui. Qui pouvait assurer qu'il serait également présent lorsqu'il rouvrirait les yeux ? Que tout ceci n'était pas l'un de ces fichus rêves ? L'une de ces fichues illusions projetées par son esprit pour s'imaginer son frère dans le froid de la solitude ? La sensation des doigts entrelacés aux siens était réelle, son point d'ancrage. Serait-il toujours présent lorsqu'il reviendrait du monde onirique ?

« Sir Loptr a aussi besoin de repos. » Vraisemblablement. Le chant de son seidr était presque éteint, faible ruisseau sur le point de se tarir. Dans un monde exempt de magie, ressourcer ses réserves ne devait pas être évident. « Peut-être devrais-je vous enfermer tous les deux dans la même cellule pour vous forcer au repos ? » Un soupir.

Thor croisa le regard de son interlocuteur, les lèvres toujours figées dans un sourire attendri et fatigué. « Ça m'a l'air bien. » Du pouce, il caressa une phalange fraternelle. « Faisons ça. » Il le voulait près de lui, s'assurer de son état, de l'impossibilité qu'il puisse s'échapper lors de son sommeil. Il le voulait pour lui, rien que pour lui, redevenant cet enfant surprotecteur et incapable de partager son petit frère. Prêt à le porter n'importe où le monde serait prêt à les accueillir.

Il s'écarta à peine sur le matelas. Il y avait de la place, pour deux – toujours pour deux. Mobius comprit aussitôt. Riant du nez face à son caprice – car c'en était définitivement un -, l'intendant posa le verre rendu et son carnet sur la table de chevet. Avec précaution, il vint ensuite enrouler ses bras autour du corps de la Malice pour le soulever de sa position inconfortable de sommeil. Sa tête roula contre l'épaule de l'intendant, dégageant une portion de ses traits redevenus complètement masculins. Sa main ne quitta jamais celle de Thor tandis que le serviteur venait l'allonger sous les draps dégagés, près de lui. Sans attendre, le Dieu de la Foudre referma sa prison de coton autour de leurs corps. Il fit aussitôt plus frais sous la couette, et sa peau fiévreuse en fut la première ravie.

« Je reviendrais vous voir dans quelques heures. » L'Ase acquiesça sans intérêt. Toute son attention était déjà tournée vers le visage offert à sa vision, et aux paupières qui commençaient déjà à s'entrouvrir.

Du vert, camouflé sous les longs cils sombres, aux éclats dorés ternis par la fatigue. Qui sembla l'observer sans vraiment le voir, encore piégé entre rêve et réalité. Ses traits s'étaient durcis, plus anguleux, mais toujours aussi harmonieux et familiers. L'apparence avec laquelle il avait le plus grandi. Celle sur laquelle ils s'étaient quittés deux siècles plus tôt, et qui l'avait hanté durant ces nombreuses années de traque. « Ne m'en veux pas si je te déteste. » Son petit frère.

Loki.

De ses doigts libres, Thor vint dégager une mèche perdue sur la joue du métamorphe, obéissant à ce besoin éveillé en même temps que lui. C'était doux, comme le plumage d'un corbeau dont elle empruntait la teinte ; il laissa l'hélice de la boucle se reformer autour de ses phalanges et tira légèrement dessus. Bien réel, bien lui. Bien là. Tous les deux.

Enfin.

Les cils battirent une ou deux fois ; le regard adverse se révéla un peu plus. De peur de le voir s'éveiller complètement et partir en courant, l'Ase lâcha prise pour laisser sa main glisser sur l'épaule fraternelle et poursuivre sa course, jusqu'à refermer son bras autour de sa taille. Le né Jotünn devrait se battre contre lui s'il désirait quitter le lit ; Thor ne craignait pas de livrer cette bataille. Son corps saurait sans aucun doute trouver l'énergie suffisante pour, comme il l'avait fait durant ces cent quatre-vingt-sept années de faux espoirs.

Une question dansait néanmoins dans les pupilles malicieuses. « Mobius a dit que tu serais mieux ainsi. » L'intendant était déjà parti ; du moins, son carnet avait quitté la table de chevet et plus aucun son ne trahissait sa présence.

Loki referma ses yeux dans un soupir souriant. « Menteur » marmonna-t-il ensuite en venant blottir sa tête plus proche de la sienne. Le Dieu doré combla alors les risibles millimètres manquant pour presser son front contre le sien et partager le même coussin, comme ils l'avaient toujours fait.

Son frère ne tarda pas à s'endormir. Son souffle, redevenu profond et régulier, caressait par intermittence ses pommettes. Un métronome propice au sommeil contre lequel Thor tenta de lutter, au moins un peu, afin de pouvoir profiter de cette proximité. En empruntant ce bateau deux semaines plus tôt pour suivre la trace indiquée par Heimdall, il n'avait intérieurement pas cru retrouver son cadet au bout du chemin. Le temps poursuivait de s'écouler, les défaites s'enchaînaient, son père se faisait plus pressant au travers de son gardien, et son espoir s'effilochait à mesure que les jours naissaient. Puis il était arrivé à Lamentis, avait ressenti le seidr de son frère pour la première fois depuis trop longtemps, et leurs retrouvailles… avaient été chaotiques. Il y avait eu le coup de poignard, les trois jours de somnolence, la demande d'aide faite au travers d'une stupide illusion, ses sourires offerts au coucou calme, et la colère de Jörmungand qui, une fois de plus, l'avait privé de temps. « Une semaine » avait dit Mobius. Est-ce que Loki était resté à son chevet tout ce temps ? L'avait-il observé dormir comme il le faisait actuellement ? Qu'avaient été ses pensées ? À quoi rêvait-il à présent ?

Était-il seulement heureux de le retrouver ? « Tu n'aurais pas dû venir » siffla le souvenir de son frère dans sa mémoire, partagé entre colère et un il-ne-savait-quoi qui arrachait à chaque fois un espoir à son cœur. « Viens avec moi » rajouta sa version plus jeune, brisée, sur le point de tout perdre à cause d'un jugement paternel injuste. « Ne revenons jamais. »

« Et s'il refuse ? » Le souvenir d'Hela s'ajouta dans son esprit. « S'il ne veut pas revenir ? »

« Pourrais-je rester ?

- Peux-tu rester ? » Loki connaissait, ou du moins se doutait déjà de sa réponse. Non, il ne pouvait pas rester. Il était le prince héritier ; Asgard l'attendait, comptait sur lui.

Comme il souhaiterait tant compter sur la présence de son frère auprès de lui pour régner. « J'ai besoin de lui. » Un aveu qui ne changerait jamais, aussi immuable que la course solaire dans le ciel. Il était son frère, son compagnon de nombreuses farces, son partenaire de nombreuses batailles. Son petit frère à protéger ; sa dague imaginaire à saisir.

Ses lèvres embrassèrent le sommet des boucles sombres. « Solen vil skinne på oss igjen, min kjære bror. » Une promesse éternelle, étouffée par le sommeil, sur laquelle il ferma à son tour les paupières afin de le rejoindre là où le temps ne menaçait pas d'à nouveau les séparer.

o

« On va trouver une solution. »

Le lit était trop petit pour deux. Si leur mère avait réussi à procurer une literie de qualité afin d'améliorer les conditions de détention de son dernier-né, elle n'avait probablement pas anticipé que son troisième enfant viendrait si souvent partager ses craintes sous les draps de sa cellule. La magie de Loki avait partiellement été bridée, ne lui laissant que des charmes faibles pour camoufler l'apparence déplorable de son environnement. Bien loin des appartements princiers dans lequel il aurait dû séjourner.

Il n'y avait aucune raison, aucune justification pour ce traitement froid et stupide. Le Père de toutes choses avait eu besoin d'un bouc émissaire pour sa colère, le peuple d'un ennemi sur lequel rejeter leurs larmes. Loki n'avait jamais été un Ase ; ses cauchemars apportaient le malheur à Asgard. Et il était revenu sain et sauf, le seul sans la moindre égratignure.

« Pourtant, je trouve ça pas trop mal. Tu es loin d'être douillet mais-

- Loki » le coupa-t-il d'un ton sévère.

Un soupir. Le cadet bougea contre son torse pour prendre appuie de part et d'autre de son crâne afin de l'observer dans les yeux. La peur était absente de son vert oculaire, alors que lui savait son bleu assombri depuis des jours par la crainte des prochaines paroles paternelles. Leur mère était parvenue à leur faire gagner du temps, mais serait-il suffisant pour le faire sortir d'ici ?

« Thor, il n'y a pas de solution. Balder est mort. » L'Ase sentit son cœur se serrer au souvenir des voiles blancs voletant au-dessus d'Asgard. Le masque de son cadet se fissura à peine. « Je suis désolé.

- Tu n'as pas à l'être. » Il enroula ses bras autour de sa taille, obligeant le Dieu de la Malice à retrouver sa place contre lui. Leurs cœurs battaient en harmonie, habitués à être pressés l'un contre l'autre. D'une main, Thor vint ensuite caresser les boucles sombres qu'il avait lui-même en partie tressées. « Personne ne devrait l'être. C'était un accident. »

Un second soupir s'éleva – de sa bouche ou de sa consœur ? il l'ignorait – avant que le silence ne reprenne ses droits. De longues minutes, peut-être même des heures ? Le temps écoulé auprès de Loki n'avait jamais compté, car il avait toujours pensé disposer de l'éternité pour en profiter. Depuis le jour où sa mère lui avait présenté ce petit tas de couverture, où ses yeux avaient croisé le vert tendre et plein de promesses de son habitant si minuscule. Il y avait eu les jeux, les rires, les farces, les danses, les batailles, les chants, les siestes, les étreintes. Leur monde.

« Personne ne te fera de mal.

- Je peux me défendre seul » marmonna Loki contre sa gorge d'une voix teintée d'acide, celle-là même utilisée contre ceux qui osaient le sous-estimer.

« Je sais. C'est pourquoi nous le ferons à deux. Comme toujours. Ensemble »

Le métamorphe bougea de nouveau pour entrelacer leurs jambes et presser sa joue contre sa poitrine. « Pourquoi tant de muscles si c'n'est pas pour être confortable ? »

Thor rit malgré lui. « La ferme, Loki. C'est important.

- Oh, pardon. » Il se tut, seulement une seconde, avant de proposer d'une voix plus enjôleuse : « Tu veux un bisou ? »

De nouveau, le rire du blond emplit la cellule, transmettant la chaleur éclose dans sa poitrine. En réponse, il resserra sa prise autour de son frère, comme pour s'assurer que personne ne viendrait lui prendre. Car personne ne lui prendrait. Pas même son père, son souverain. Puis, comme à chaque fois, il prononça ces mots, ceux qui avaient toujours su chasser les cauchemars au loin, sécher les larmes et panser les plaies internes. « Je te promets mon frère que le soleil brillera à nouveau sur nous. » Ensemble. Pour toujours.

À jamais.


Notes de l'auteur

Et bonjour ! Ou bonsoir ? Bref, salutations ! J'espère que ce huitième chapitre tout fluffy, mais aussi riche au niveau du background (on commence à apercevoir quelques réponses) vous aura plu. Je vous avouerai, dès qu'il s'agit d'écrire sur ces deux-là, mon cœur est comblé. Bref, trêve de bavardage, place aux notes !

Note 1 : Laguz désigne dans l'alphabet nordique la rune de l'eau, mais aussi de la vie, des énergies et de la croissance. Parmi toutes ses interprétations possibles, elle peut entre autres indiquer une guérison ou une augmentation de la viabilité. Pour cette histoire, j'ai donc décidé d'en faire une rune vulnéraire.

Note 2 : Présent dans la mythologie nordique mais aussi dans le MCU, Surtur est un démon de feu, seigneur de Muspelheim, qu'Odin et ses frères combattirent autrefois pour éviter le Ragnarök (la fin du monde). La prophétie évoque en effet la destruction d'Asgard des mains de ce dernier. Son pouvoir repose en partie sur la Flamme Éternelle. Dans les films, Thor se retrouve confronté à lui à plusieurs reprises.

Note 3 : Pour rester dans la mythologie nordique, comme dit dans le chapitre précédent, Thor meurt dans la légende des suites du poison de Jörmungand ; petit détail que j'ai donc repris ici.

Note 4 : « Thurse » est un terme péjoratif pour désigner les Jötnar.

Note 5 : I elven finnes alt, version norvégienne de La Berceuse d'Ahtohallan dans La Reine des Neiges 2, toujours la même XD

Note 6 : « Solen vil skinne på oss igjen, min kjære bror » signifit « le soleil brillera à nouveau sur nous, mon cher frère » en Norvégien, ce qui correspond à la citation de Loki à son frère dans Avenger : Infiny war. J'ai directement pris les sous-titres du film, donc normalement il n'y a pas de faute x)

Note 7 : « Tu veux un bisou ? » est quant à elle une citation empruntée à une scène coupée de Thor 1, lorsque Loki et Thor patientent ensemble avant la cérémonie de ce dernier. Le « La ferme » en riant est aussi inspiré de cette scène - même si Thor demande souvent à son frère de se la fermer en vrai XD

Note 8 : Enfin « Pour toujours, à jamais », ceux qui ont vu la série Loki verront probablement à qui fait mention cette citation XD (petit emprunt au TVA, j'avoue)

Et voilà pour cette fois. Un grand merci pour avoir lu et à très vite pour la suite ;) À la revoyure !

Chu