Bonjour, voici la réécriture d'une fanfiction que j'avais publiée il y a 10 ans. Vous pourrez trouver le texte original en chapitre 2 (et vous moquez très fort). L'histoire se déroule durant l'arc d'Hadès, lorsque Shun se révèle être la réincarnation du dieu des morts.
J'espère que cette descente aux enfers cauchemardesque vous plaira, bonne lecture !
Ce qui nous relie
Une bourrasque de vent chaud fouetta son visage en charriant des relents immondes de putréfaction, et une violente nausée le tira de son inconscience. Hyoga secoua la tête, le cœur au bord des lèvres ; l'embardée que fit leur frêle embarcation lorsqu'il s'assit manqua de lui faire rendre le contenu de son estomac.
– Eh Hyoga, ça va ? demanda une voix mal assurée à côté de lui.
Il releva la tête puis s'efforça de faire la mise au point sur le visage de Shiryu qui l'aidait à se redresser. Le Dragon avait le teint vert, les yeux vitreux, aussi malade que lui de la puanteur ambiante. Le Cygne hocha précautionneusement du chef : un mouvement de trop et il serait incapable de retenir sa bile. Cette odeur pestilentielle pulsait dans son crâne déjà ravagé de migraines : il mit plusieurs minutes à collecter ses souvenirs des évènements récents.
Après des semaines de tension, la guerre contre Hadès avait enfin éclatée. Lors de son arrivé au Sanctuaire, il s'était aperçu qu'il avait trop tardé : Saori était morte ! Elle s'était suicidée pour affronter le dieu souterrain sur son propre terrain, aux Enfers. Elle était partie seule, sans aide et sans armure, espérant rejoindre Shaka de la Vierge dans l'outre-monde, et le russe ne savait s'il devait admirer son courage ou maudire son inconscience d'avoir pris tant d'avance sur ses troupes. Ses autres compagnons de bronze et lui-même avaient été chargés de lui apporter l'Armure d'Athéna, mais ils avaient été séparés dès leur arrivée sur la terre des morts. Il avait longuement erré sur les berges du fleuve Archéron avant de retrouver Shiryu et de parvenir à traverser les flots.
Ils avaient alors avancé à travers la succession de prisons et de vallées, rongés d'incertitudes : aucune trace de Seiya, Shun et Nathalie... Etaient-ils parvenu à s'éveiller au huitième sens, celui qui permettait de se rendre vivant dans le monde des morts, ou avaient-ils péri en essayant ? Pégase avait gardé l'Armure d'Athéna, et c'était les mains vides que le Dragon et le Cygne s'enfonçaient toujours plus loin à travers les cercles infernaux. Leur déesse devait probablement se diriger vers la quatrième sphère, Giudecca, où se trouvait la salle du trône d'Hadès. Peu importe le sort de leurs camarades, il leur fallait joindre au plus vite Athéna.
Les deux amis avaient été rallié dans la vallée du vent noir par Kanon des Gémeaux, qui avait au moins pu les informer qu'il avait croisé leurs compagnons de bronze aux Enfers. Finalement, ils avaient appris auprès d'une pauvre âme égarée près de la deuxième prison que leurs trois alliés s'étaient probablement déjà infiltrés dans le palais. Ils avaient profité qu'Orphée de la Lyre, un chevalier renégat, ait décidé de se ranger de nouveau aux côtés d'Athéna pour traverser sans encombre la majorité des lignes ennemies, cachés dans un coffre. Cependant, à quatre seulement c'était pure folie de s'attaquer au dieu olympien et de risquer de perdre l'Armure divine d'Athéna. Tentant de les rattraper, Hyoga et ses compagnons avaient accéléré leur course jusqu'à se fracasser contre le gardien de la quatrième prison, le passeur de la mare obscure. Ce spectre n'avait fait qu'une bouchée des deux chevaliers de bronze...
Le Dragon fit quelques pas sur la terre ferme. Comme toujours, au loin retentissaient les cris des damnés, mais la puanteur s'était accrue : une odeur répugnante imprégnait l'atmosphère, comme les exhalations d'un porc jeté au feu.
– Il semblerait que nous ayons traversé la mare obscure.
– Kanon a dû prendre de l'avance pendant que nous étions évanouis, ajouta Hyoga en le dépassant.
Dès qu'il eut contourné la dune qui bordait le lac, il se figea d'horreur. A leurs pieds et à perte de vue, des dizaines, des centaines, des milliers de tombes profanées ouvraient au ciel cramoisi leurs gueules béantes dont s'échappaient des flammes et du soufre. Les pierres fendues par la chaleur étaient rongées par les ongles désespérés des condamnées ; parfois, leurs bras décharnés se tordaient de douleur hors de la fosse où ils expiaient leur péchés. Leur chair rôtie empestait l'air et un nouveau haut-le-cœur saisit violemment les chevaliers. Ils échangèrent un regard, pâles comme des linceuls, puis s'élancèrent. Mieux valait ne pas moisir dans ce cimetière d'hérétiques.
La traversée était intenable. Shiryu se demanda brièvement s'il serait en mesure de se battre dans ces conditions, mais la vision au loin de Kanon qui mettait à terre un spectre résolut son problème. La puissance de l'ancien Dragon des Mers était effrayante. Hyoga se renfrogna : une nouvelle fois, il avait été parfaitement inutile, alors que le chevalier d'or avait vaincu à la suite les gardiens des quatrième et cinquième prisons.
– Vous êtes encore en vie, remarqua leur supérieur avec dédain.
– Désolé, Kanon. répondit le Cygne avec un visage impassible. Tu fais tout le travail.
Shiryu tiqua, surpris que Hyoga daigne répondre, surtout pour s'excuser. Son camarade devait être dévoré de la même honte qui tordait ses entrailles. Avaient-il vraiment leur place dans cette guerre ? Ils étaient arrivés trop tard pour sauver Saori, ils avaient perdu leurs compagnons ainsi que l'Armure d'Athéna, ils peinaient à avancer...
– Ce n'est pas le moment de s'excuser, trancha Kanon. Voici le suivant.
Shiryu perçut la cosmoénergie une seconde après le chevalier d'or. Son sang se glaça dans ses veines : il connaissait cette force terrible, froide comme un serpent, écrasante comme un dragon. Le souffle court, il se retourna vers Rhadamanthe de la Wyverne. L'implacable général des armées d'Hadès était déjà venu à bout de trois chevaliers d'or, et les chevaliers de bronze avaient été incapables de lui faire la moindre égratignure lors de leur précédente rencontre, sur Terre. Depuis cette escarmouche, Rhadamanthe semblait contre toute attente avoir subi quelques blessures : son surplis était fissuré, son casque avait même perdu l'une de ses cornes. Pourtant, son port altier dégageait un tel magnétisme qu'on ne pouvait contester son écrasante supériorité. Toute la force de ses pupilles jaunes était braquée sur Kanon qui lui rendait son regard sans fléchir, entièrement absorbé par cet adversaire de taille.
– Voilà qu'un des trois juges daigne se montrer à nouveau, jeta le Gémeaux avec son mépris habituel. Je commençais à m'ennuyer avec le menu fretin.
Le Dragon raisonnait à toute vitesse : Kanon semblait avoir déjà été présenté au spectre, était-ce lui qui lui avait infligé ces blessures ? Ou alors était-ce un autre de leurs amis ? Il les avait sûrement croisés en venant à leur rencontre.
– Rhadamanthe, l'interpella-t-il précipitamment, où sont passés Seiya, Shun et Nathalie ?
Le spectre lui glissa une œillade hautaine. Leur code d'honneur l'obligeait à répondre à ce genre d'interrogations, mais jamais il n'aurait cru qu'un insecte de son espèce oserait questionner un juge infernal tel que lui.
– Pégase et le Dauphin ont été jetés avec Orphée de la Lyre dans l'enfer du Cocyte, jeta-il du bout des lèvres. C'est là que pourrissent les pires des pêcheurs, ceux qui ont comploté contre Dieu.
Hyoga sentit son cœur se décrocher et tomber lourdement sur son estomac. Malgré la fournaise qui les entourait, une sueur plus froide encore que sa poussière de diamant inonda subitement sa peau de perles de sel. Bien qu'il le dévisagea, le spectre lui sembla soudain très éloigné, comme si la distance entre eux s'était étirée dans l'atmosphère ondulante du brasier. Ses deux amis, morts ? Après toutes ces années passées à flirter avec la faucheuse, il ne s'attendait plus à cette éventualité et la sentence tomba comme un couperet qui fendit sa poitrine. Une bouffée de panique s'échappa de cette plaie et il se vit avancer d'un pas, oubliant toute prudence.
– Et Shun ? Où est Shun ? cria-t-il, la voix tremblante.
Pas lui, pas aussi. Ses yeux écarquillés dévoraient leur ennemi qui ne daigna pas détourner son attention de Kanon pour répondre à son regard suppliant. Malgré le choc, Shiryu sourcilla lorsque le juge prit un moment pour se composer.
– Andromède... articula-t-il lentement. Andromède est notre majesté Hadès.
L'annonce statufia les chevaliers d'Athéna. Le Gémeaux lui-même marqua un mouvement de recul, stupéfait.
– C'est impossible, s'étrangla le Dragon. Comment... ?
Un violent frisson secoua la Wyverne comme un courant électrique, le tirant brutalement de sa réflexion. Il se rengorgea, regagnant toute son aura écrasante.
– Je n'ai pas à vous l'expliquer ! cracha-t-il. J'en ai assez de vous voir traîner ici, je vais faire le ménage moi-même !
A peine avait-il ébauché un mouvement vers les chevaliers de bronze que Kanon réagit en miroir et s'interposa sur sa route. Le spectre s'immobilisa, les sens soudain aux aguets ; s'il s'était laissé distraire, il ne devait pas oublier la présence des Gémeaux.
– Partez devant, ordonna le chevalier d'or d'un ton péremptoire. Je vais me battre en duel avec lui. N'est-ce pas, Rhadamanthe ?
Le juge avait retrouvé tout son calme. Il se redressa majestueusement.
– C'est aussi mon souhait.
– Mais...
– Vous oubliez que nous sommes pressés ? Dépêchez-vous !
Après une dernière hésitation, le Dragon tourna les talons et reprit sa course à travers le cimetière profané. Il s'assura que Hyoga le suivait puis tâcha de l'observer de biais : son visage, un instant bouleversé, avait retrouvé sa dureté de diamant. Il devait se sermonner d'avoir perdu contenance malgré son expérience et les enseignements répétés de Camus, et était parvenu sans grande difficulté à retrouver son sang-froid. Cependant, son camarade le connaissait suffisamment bien pour remarquer sa pâleur inhabituelle. Il accusait douloureusement le coup : Nathalie était sa meilleure amie.
Un goût de sel envahit sa bouche alors que Shiryu se concentrait sur le sentier. Il pouvait le comprendre. Seiya, mort... Il lui semblait qu'une chape de plomb venait de s'abattre sur ses épaules. Alors, finalement c'était lui qui était parti le premier.
Le chevalier secoua la tête : il devait se focaliser sur sa mission. Tant de questions restaient sans réponse. Qu'en était-il de Shun ? Se pouvait-il qu'il soit réellement Hadès et si oui, depuis combien de temps ? Fidèle à son esprit pratique, le Dragon écarta délibérément ces interrogations stériles. Seule Athéna comptait. Ils devaient la rejoindre à Giudecca, de préférence avec son Armure divine. Rhadamanthe ne l'avait pas mentionnée, peut-être était-elle toujours cachée dans le poitrail de l'armure de Pégase ? Il était plus sage de s'arrêter fouiller son cadavre. Ses poings se crispèrent à cette pensée, mais il ravala son émotion ; il ferait le nécessaire pour que le sacrifice de son ami ne soit pas vain.
Shiryu laissa Hyoga le doubler afin de mieux fouiller sa mémoire : le Cocyte... D'après ses souvenirs, il s'agissait de l'une des dernières prisons sur leur chemin, la plus terrible, réservés aux Judas et aux traitres. Il jeta un regard au charnier en flamme qui l'entourait : si chaque étape était plus horrible que la précédente, à quoi devaient-ils s'attendre ?
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Une nouvelle rafale de bise racla la terre gelée comme une lame, arrachant aux reliefs aigus des cristaux de glace aussi pointus que des aiguilles. Jusqu'à l'horizon, le sol était couvert d'une épaisse banquise au terrain accidenté. Parmi les crevasses, les corniches aux bordures abruptes et les ravins tracés au cordeau, une myriade de crânes dégarnis était semée comme les mauvaises herbes d'un cimetière. Unique prison des Enfers où ne régnaient pas les cris des damnées, le Cocyte était écrasé d'un silence plus oppressant encore.
Enterré jusqu'au cou dans le glacier, à la merci des bourrasques rasantes qui l'étouffaient, Seiya luttait pour rester conscient. La terre gelée suçait ses dernières forces avec la lenteur mesurée d'un supplice. Il ne savait depuis combien de temps il était prisonnier ici, mais il avait l'impression d'avoir perdu l'usage de ses membres depuis de longues heures, prisonnier de ce cercueil de froid.
Il profita d'une accalmie entre deux blizzards pour jeter un regard à Nathalie. Son cœur se serra douloureusement en constatant son effrayante immobilité. Il était persuadé qu'elle était encore vivante lorsqu'ils avaient été jetés là, quoiqu'inconsciente, mais sa peau devenait de plus en plus diaphane et ses cheveux se figeaient de givre. Allait-elle se décomposer, se dessécher jusqu'à devenir méconnaissable, comme les anciens suppliciés qui les environnaient ? Leur peau lépreuse était tendue comme du parchemin sur les reliefs de leur crâne, plus cassante que du verre, et s'était rétractée autour de leur bouche grande ouverte sur un cri muet d'agonie. Un frisson le parcourut alors qu'il superposait cette image d'apocalypse sur le visage de son amie. Il avala difficilement sa salive, prêt à tenter une nouvelle fois de l'appeler, mais lorsqu'il ouvrit sa bouche sèche la vent s'y engouffra précipitamment, étranglant son cri et lui imposant le terrible silence du Cocyte.
Il renonça ; s'il s'était énervé la première fois, multipliant les tentatives, il n'en avait plus la force. Le sentiment de solitude s'accrut encore alors qu'il sentait les larmes monter. De désespoir, ses yeux s'accrochèrent sur les seuls cadavres encore reconnaissables qui jonchaient le sol à quelques pas. Comme à chaque fois qu'il laissait son regard vagabonder sur eux, il réprima un nouveau sanglot : Milo, Aiolia et Mu. Rhadamanthe ne s'était pas vanté lorsqu'il avait affirmé s'être débarrassé d'eux... Avait-il seulement encore des compagnons d'arme en vie ? Pégase refusait de douter qu'Athéna et Shaka aient pu s'éveiller au huitième sens, mais qu'en était-il de Dohko, Hyoga et Shiryu ? Le Dragon avait-il pu au moins entrer vivant aux Enfers ? Quant à Shun...
Une quinte de toux rauque l'arracha à ses pensées avec la force d'un ouragan. Nathalie dodelinait de la tête, à mi-chemin encore de l'éveil. Elle était parcourue de violents frissons, comme si reprendre conscience avait tout d'un coup ouvert ses valves sensorielles à la brûlure insupportable du froid qui la retenait prisonnière. Le cœur de Seiya bondit : elle était vivante ! Aussitôt, toutes ses pensées se magnétisèrent vers un seul but : la maintenir éveillée. Il inspira profondément, et trouva la force de surpasser le silence asphyxiant.
– Nath', tiens bon !
La jeune fille força pour ouvrir ses paupières malgré leur gangue de givre ; elle découvrit un regard voilé qui errait devant elle sans s'accrocher sur les détails de la toile vierge qui lui faisait face. Seiya ressentait presque une douleur physique à la voir si diminuée. Il serra les dents : il refusait de croire qu'il était déjà trop tard pour elle. Cette détermination éclaircit sa voix, lui donna la force de délier sa langue figée de gel.
– Nathalie, tu m'entends ?
Elle hocha lentement la tête, comme un vieil automate rouillé dont le cou fragile menace de céder à tout instant. Ses yeux ternes interrompirent leur course erratique pour s'accrocher à lui. Il frissonna : elle le regardait sans le voir, et cette œillade d'outre-tombe semblait le transpercer pour voir par-delà l'horizon. Elle cilla, et ses pupilles retrouvèrent un peu de leur couleur alors qu'elle le reconnaissait. Elle fronça les sourcils, balaya à nouveau le paysage des yeux : elle cherchait visiblement à rassembler ses souvenirs, trop déboussolée pour comprendre où elle se trouvait.
Ses idées se précisaient, une à une. Le train de ses pensées, immobilisé par une carapace de glace, se remettait lentement en route, s'accélérait progressivement. Si elle avait cru un instant être en Sibérie, elle se rappelait à présent qu'elle devait être aux Enfers. Elle tâchait de collecter les évènements récents : la Guerre Sainte, l'Armure d'Athéna... Elle devait se rendre avec Orphée et ses compagnons d'armes à Giudecca. Y étaient-ils parvenus ?
L'image du corps sans vie du chevalier de la Lyre s'imposa brutalement à elle, et elle sentit son cœur tomber dans sa poitrine. Sa femme Eurydice leur avaient révélé que Seiya et elle étaient en réalité leurs enfants, mais la douleur qu'elle ressentait à cet instant ne devait rien à l'amour filial. Ses amis et elle-même avaient depuis longtemps abandonné l'idée de s'attacher à un père. Cependant, elle éprouvait de la peine et du respect pour le chevalier d'argent, et elle pleurait sa perte comme celle d'un valeureux compagnon d'arme. Orphée s'était sacrifié pour qu'ils aient une chance de vaincre Rhadamanthe, et le fait que son acte ait été inutile n'enlevait rien à son courage ; mais si malgré tout le coup de Seiya n'avait pas pu terrasser le juge infernal, comment s'était terminé l'affrontement ?
Nathalie se figea d'horreur. Elle se rappelait.
Shun. Shun s'était interposé, avait ordonné à Rhadamanthe de rompre sa garde puis de jeter Pégase et le Dauphin dans le Cocyte, et la Wyverne avait obéi. La Wyverne avait obéi à l'ordre de son maître.
Shun était Hadès.
Un trou béant s'ouvrit dans sa poitrine, et il lui sembla que la bise glacée du Cocyte s'y engouffra comme dans un défilé rocheux en un maelstrom terrible. Ces rafales renversaient tout sur leur chemin, ses souvenirs, ses croyances, ses sentiments, charriaient tous ces débris en une tornade implacable. Il ne restait rien, rien qu'un vide immense au creux de son être.
Alors les larmes vinrent. Ce gouffre s'emplit d'un océan d'eau salée où surnageaient en pagaille les morceaux de ses convictions brisées. Un raz-de-marée la submergea, démunie face à tout ce qu'elle occultait depuis le début des batailles : ses compagnons de longue date tombaient les uns après les autres dans d'atroces souffrances, Athéna était morte et ils n'avaient aucune garantie qu'elle soit bien parvenue vivante dans le monde souterrain, tout comme Shiryu et Hyoga d'ailleurs, ils avaient dû achever Orphée de leurs propres mains et maintenant elle découvrait que l'homme qu'elle aimait n'était autre que leur ennemi mortel.
Seiya déglutit difficilement. Les pleurs gelaient sur les joues de son amie en arabesques aussi belles que déchirantes. Elle craquait, elle s'écroulait en même temps que leur monde, et il était bloqué à quelques pas d'elle, incapable de la toucher, incapable de la rassurer, incapable de la soutenir.
– Nathalie... murmura-t-il maladroitement, la voix étranglée.
– On lui faisait confiance, hoqueta-t-elle. Je lui faisais confiance.
Son désarroi débordait hors de la vasque de son âme, et porté par sa voix rauque crevait le silence du Cocyte comme un mur de papier. Les souvenirs défilaient un par un devant ses yeux : leurs retrouvailles lors du Tournois Galactique, la Bataille du Sanctuaire, leur convalescence, ce jour où elle avait repoussé ses avances puis, des années plus tard, le moment précis du combat contre Sorento de la Sirène où elle avait réalisé les sentiments qu'elle éprouvait à son égard. Leur premier baiser, et tous ceux qui avaient suivi. A chaque image, ses larmes se teintaient d'une nouvelle émotion, aussi profonde et puissante que sa détresse, et elle sentait monter du fond de ses entrailles une rage incontrôlable. Le lien qui les unissait, si fourni, si riche, n'était qu'un tissu de mensonges.
– Tout ça, ce n'était que du vent... Juste un moyen de se rapprocher de nous et de Saori, d'apprendre nos faiblesses... Et je me suis fait avoir comme une idiote !
Sa voix brisée prenait de plus en plus d'ampleur, jusqu'à hurler plus fort que les bourrasques déchaînées.
– Nath', je... je suis sûr qu'il y a une explication...
– Je suis tombée amoureuse d'Hadès !
Le cri se répercuta sur la banquise du Cocyte comme un glas. Seiya était tétanisé, sonné par ce déferlement de fureur. Le temps s'étira, la neige semblait avoir épaissi son cocon de ouate entre eux. Elle voulut crier à nouveau, son timbre se brisa au premier mot. Il ne réagit pas lorsqu'elle répéta ce constat amer d'une voix éraillée avec la persistance d'une ritournelle, de plus en plus bas, comme un mantra qui berçait ses sanglots.
Lui aussi souffrait de ce choc qui avait fait basculer la bataille. Shun, la réincarnation d'Hadès ? Il refusait d'y croire ! Leur compagnon était né pour être Chevalier d'Athéna. Pas une fois Andromède n'avait hésité à se sacrifier pour le bien commun, pas une fois Shun n'avait tourné le dos à un ami dans le besoin. Il avait écouté, conseillé, réconcilié les chevaliers de bronzes à multiples reprises, témoignant toujours d'un dévouement et d'une sensibilité sans égal. Seiya le savait mieux que quiconque ; c'était sa patience qui avait permis d'arrondir les angles entre lui et les autres fortes têtes de leur groupe, dès le Tournoi Galactique. Lorsque son meilleur ami avait perdu la vue face à Persée de la Méduse, c'était lui encore qui avait essuyé ses accès de colère injustifiés et avait tenté par tous les moyens de l'apaiser. Enfin, alors qu'il ne restait plus qu'eux deux face à la dernière Maison au Sanctuaire, épuisés par-delà leurs limites, c'était Andromède qui l'avait fermement envoyé en avant tandis qu'il restait affronter Aphrodite des Poissons. Cet acte avait scellé un lien entre eux, un pacte puissant que seul pouvait créer le sacrifice qu'ils avaient fait de leur vie devant le danger. La détermination qu'il avait lu dans ses yeux verts ce jour-là résonnait encore fortement en lui ; Shun était un Chevalier jusqu'au fond de son âme.
Qu'il soit possédé par Hadès, soit, mais jamais Seiya n'admettrait que leur ami n'ait été qu'un agent double pour le dieu depuis toutes ces années.
Pégase reprenait pied. Il fixa de nouveau son attention sur son amie, dont les larmes coulaient en silence telles la pluie sur une statue de glace ; cette fois les mots lui vinrent naturellement, comme un fleuve qui prenait sa source dans ses convictions.
– Nathalie, je suis sûr que Hadès a pris possession de Shun à Giucceda et pas avant. Il aurait eu trop d'occasions d'achever Saori sinon. De toute façon, l'armure d'Andromède ne l'aurait jamais reconnu.
Ses paroles eurent l'effet escompté. Nathalie cessa lentement de sangloter et releva la tête vers lui. Une lueur s'était rallumée dans ses pupilles délavées. Le chevalier se hâta de l'attiser : ils devaient aller de l'avant, que ce soit pour chasser leur trop-plein d'émotions ou pour se rendre utiles à Athéna.
– La preuve, ils ne m'ont pas pris l'Armure divine. Shun sait que je l'ai, mais pas Hadès visiblement.
A sa grande satisfaction, la jeune fille bascula la tête vers le ciel vierge, ferma les yeux et inspira profondément, plusieurs fois. Elle resta une poignée de minutes ainsi. Lorsqu'elle se tourna à nouveau vers lui, elle était à peu près maîtresse d'elle-même.
– Tu as toujours l'Armure ? répéta-t-elle.
Sa voix manquait encore de fermeté, mais le Dauphin était parvenu à se recentrer sur l'urgence. A présent qu'il paraissait plausible et probable que Shun ne les ait pas trahis, elle pouvait prendre appui sur le cadre qui l'étayait en cas de crise : la confiance inébranlable qu'elle partageait avec ses compagnons d'arme. Un poids quitta les épaules de Seiya sous l'effet d'un élan de gratitude et d'admiration : s'il avait dû lui donner l'impulsion nécessaire, Nathalie avait eu la force de caractère de reprendre ses esprits pour l'épauler dans leur mission. Il hocha la tête. Sa camarade balaya pensivement l'horizon des yeux, puis éprouva la résistance de sa prison de glace.
– Tu aurais la force de te sortir de là ? demanda-t-elle.
– Non, grimaça-t-il.
– Moi non plus, admit-elle à contre-cœur. Qu'est-ce que tu proposes ?
Concentrer son esprit sur le premier problème, le résoudre, puis avancer et recommencer. Elle avait retrouvé son calme, à présent, trop occupée à gérer sa situation actuelle pour se laisser envahir par ses émotions et la position désespérée de leur camp.
– Attendre une ouverture, répondit-il après quelques secondes de réflexion. Si un spectre passe par ici, je pense qu'on pourra l'appâter avec l'Armure pour qu'il nous déterre.
Nathalie pinça les lèvres.
– C'est risqué, mais je crois qu'on n'a pas le choix. Avec un peu de chance, Saori passera avant par ici pour se rendre à Giudecca. On ferait mieux de guetter les cosmoénergies.
Il approuva vigoureusement. Étrangement, la situation lui paraissait moins désespérée : au moins il n'était plus seul dans l'immensité de ce désert de glace. Le silence s'installa entre eux alors qu'ils se concentraient sur leur septième sens, tâchant d'étendre leur périmètre de perception au maximum.
Au fur et à mesure, Seiya percevait avec plus d'acuité la présence de Nathalie, à quelques pas de lui. Son cosmos était tel une flamme bleue qui ondulait au gré des rafales ; il se consommait sans chaleur comme une chandelle qui risque à tout instant d'être soufflée. Tous deux s'économisaient : rien ne servait de brûler leurs dernières cartouches. Cette présence réconfortante brillait pour lui comme un phare dans l'éternelle nuit blanche du Cocyte.
Ses pensées dérivèrent. Nathalie était donc sa sœur, sa vraie sœur ? A vrai dire, cela faisait longtemps qu'il la considérait ainsi. Après tout, ils croyaient jusqu'à présent être les enfants de ce Kido qui les avaient envoyés à l'abattoir pour le bien d'Athéna. Sœur ou demi-sœur, cela n'avait pas d'importance. Mais alors, que venait faire Seika dans cette généalogie ? Était-elle vraiment liée à lui par les liens du sang ? Il secoua la tête, agacé de cette pensée parasite. Peu importe la réponse, c'était elle qui l'avait élevé. Elle resterait toujours sa grande sœur, et il la retrouverait coûte que coûte.
Par réflexe, il avait serré les poings, et s'aperçut ainsi qu'il avait recouvré l'usage de ses doigts. Alors qu'il ne sentait plus ses extrémités depuis plusieurs heures, il devinait à présent une douce tiédeur y pulser lentement, accompagnée de picotements discrets mais désagréables. Il remua avec précaution les orteils, pour le même résultat. Il lui semblait que son sang gelé circulait à nouveau dans ses membres, rapportait la vie qui le quittait auparavant à petit feu. Comment était-ce possible ? Était-ce l'effet de son cosmos ?
La réponse s'imposa à lui lorsqu'il remarqua qu'au contraire, la cosmoénergie du Dauphin perdait en éclat. Une fois de plus, elle le soutenait de sa propre force vitale.
– Nathalie ! protesta-t-il énergiquement. Arrête ça, tu n'es pas en état !
– Tu vas en avoir besoin, maugréa-t-elle sans prendre la peine d'ouvrir les yeux.
– J'ai besoin de toi, répliqua-t-il, une nuance suppliante dans la voix.
La jeune fille soupira ostensiblement et braqua sur lui un regard d'acier.
– Saori a besoin de toi, corrigea-t-elle. Et pour lui apporter l'Armure, il faut qu'au moins l'un de nous deux survive. Tu ne tiendras pas longtemps avec ce froid, même leurs armures d'or ne leur ont servi à rien.
Elle désigna d'un mouvement de tête leurs alliés enterrés non loin. Un frisson parcourut l'échine de Pégase : elle avait donc remarqué Aiolia et les autres ? Il leur jeta une œillade hésitante. La tentation était grande...
– Tu... Tu penses que tu pourrais les aider ?
– C'est trop tard Seiya, ils sont morts.
Le jeune garçon la dévisagea. Sa voix sans âme était trop lisse pour ne pas servir de masque à la tempête d'émotions qu'elle réfrénait. A force de côtoyer Hyoga, elle avait au moins appris ça de lui. Il eut la force de ne pas insister, car sans doute la carapace de résignation qui l'empêchait de s'épuiser pour un sauvetage voué à l'échec n'était pas très solide. Il baissa la tête, accablé : au fond de lui, il savait déjà qu'il n'y avait plus rien à faire pour eux.
– Garde tes forces, Nath'. Je me sens mieux.
– Tu sais bien que je ne vais pas t'écouter.
– Ce serait mieux si on s'en tirait tous les deux et tu le sais. On aura besoin de tout le monde pour affronter Hadès.
Il réalisa le sens de sa phrase en l'énonçant. Affronter Hadès, c'est-à-dire affronter Shun ? Il se mordit la lèvre. Ils avaient réussi par le passé à ramener Julian Solo à la conscience, mais Poséidon s'était retiré de lui-même ; il doutait que le dieu des Enfers accepte de leur rendre leur compagnon d'arme.
Nathalie avait pâli. Elle avait suivi le même chemin de pensées. Elle sentait à nouveau son cœur s'enfoncer dans sa poitrine, se réduire à la taille d'une tête d'épingle et attirer dans sa chute l'ensemble de son être. Aurait-elle la force de frapper à mort l'homme qu'elle aimait ? L'image du visage tordu de douleur et d'incompréhension de Shun l'envahit et elle ferma convulsivement les yeux. Cette vision la hantait depuis son affrontement avec le général marin des Lyumnades, où elle l'avait achevé de ses mains alors qu'il avait singé l'apparence d'Andromède. Elle se réveillait encore parfois la nuit, en sueur, essuyant ses poings dans les draps pour les laver de ce sang coupable. Elle se mit à trembler : si elle ne parvenait pas à cicatriser d'avoir achevé une copie, comment pourrait-elle abattre le véritable Shun ?
Une violente explosion de cosmos coupa court à son angoisse. Une énergie chaotique s'étala en raz-de-marée sur les Enfers, giflant d'une chaleur de fournaise les spectres et les cadavres. Elle suintait d'agressivité, annonçant avec orgueil les intentions de son propriétaire : abattre le maître des lieux sans détour. Un regain d'espoir saisit les deux chevaliers lorsqu'ils reconnurent leur compagnon d'arme en se réchauffant au brasier de sa cosmoénergie. Ils échangèrent une œillade entendue : Ikki savait soigner ses entrées.
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Son corps s'embrasait, parcouru d'un feu glacial qui faisait trembler ses membres. Un tonnerre de fourmillements courait sous sa peau comme autant d'éclairs, outrepassant la frontière du désagréable pour devenir un supplice lorsqu'il sentit son être se désagréger. Le Phénix entendit les cris de Kanon et des juges se noyer dans ses acouphènes avant de se taire subitement, et la puanteur du charnier de la cinquième prison disparut pour laisser brutalement place à un léger parfum d'encens.
Ikki tomba lourdement sur un sol carrelé, incapable de mobiliser le moindre de ses muscles tétanisés. Les dalles étaient gelées, et sa peau habituée à la fournaise des Enfers se hérissa ; le chevalier se focalisa sur cette sensation pour se ressaisir.
– Je l'ai téléporté depuis la cinquième prison, votre Majesté. C'est la source de ce cosmos très agressif.
Les mots dansaient jusqu'à son oreille et il tâcha de se concentrer sur la voix suave qui les prononçait. Peu à peu, il reprenait ses esprits : visiblement, une force supérieure l'avait arraché à son combat contre les trois juges. Où était-il ?
Lorsqu'il releva la tête, déboussolé, son regard suivit naturellement les marches au bas desquelles il gisait. Au sommet, un trône richement ouvragé étendait deux ailes sinistres, comme couronnant le roi maudit qui y siégeait. Les plis de sa cape et de sa tunique d'encre laissaient deviner une large stature, soulignée par deux volumineuses épaulettes moirées. Cette silhouette massive contrastait singulièrement avec la finesse des traits du visage à la peau de lait.
Son sang ne fit qu'un tour. Shun !
Ikki se redressa comme un ressort, le regard magnétisé sur son petit frère. Il esquissa un pas, mais aussitôt une nouvelle décharge électrique le secoua et il tomba à genou sur la première marche. Il reconnut la cosmoénergie aiguisée et redoutable qui l'avait déjà téléporté, et il remarqua soudain une ombre qui le surplombait. A quelques pas, une dame élégante vêtue de noir, pâle comme un fantôme, le toisait de toute sa hauteur en branquant sur lui un trident menaçant.
– Ne bouge pas, ordonna-t-elle sévèrement de sa belle voix grave. Celui que tu vois n'est plus ton frère désormais : c'est l'empereur des Ténèbres, sa Majesté Hadès.
A ces mots, le Phénix sentit son dédain s'embraser. Il la fusilla d'un regard assassin.
– Tu crois vraiment que je vais avaler quelque chose d'aussi absurde ?
Elle répondit par un sourire méprisant.
– J'avais effacé tes souvenirs après notre rencontre, mais nos routes se sont déjà croisées. Je suis Pandore, et c'est moi qui ai donné à ton frère son pendentif.
Ikki s'immobilisa. Pandore... Ce nom éveillait en lui une terreur profonde, une terreur d'enfant. Les images, les sensations revenaient, sans réminiscence précise : il courait, Shun dans les bras, pour fuir une menace terrible qui les pourchassait. C'était trop vague pour affirmer qu'il s'agissait réellement d'un souvenir, mais trop vivace pour le balayer comme un cauchemar anodin. Seul élément tangible, une fresque gravée dans sa mémoire trait pour trait par l'effroi : une fillette aux cheveux de jais tenant dans ses bras un paquet de langes où était emmaillotée une âme sans corps.
Il se souvenait. A l'époque, il avait cru réussir à défendre Shun, à empêcher cette Pandore de le lui arracher, mais il réalisait trop tard qu'il était tombé dans le piège de la fillette. Ce collier qu'il lui faisait porter comme un souvenir de leur mère était en réalité une chaîne qui le reliait à Hadès ! Ikki serra convulsivement les poings. Il fusillait son ennemie du regard, mais la bouffée de rage qui contractait ses muscles était en réalité tournée contre lui-même. La honte gravait son échec dans sa chair comme un fer rouge. Une fois de plus, il avait trahi leurs liens du sang, failli à sa tâche : protéger son frère.
Sa réaction fut innée : il s'élança à nouveau vers le trône, prêt à arracher ce collier du cou délicat du chevalier d'Andromède. Pandore leva aussitôt son trident, et un nouvel éclair de douleur le parcourut, l'obligeant à rompre une fois encore.
– Je t'ai ordonné de ne pas bouger ! répéta-t-elle d'une voix forte.
Elle s'assura que le Phénix restait au sol, avant de lever respectueusement les yeux vers son seigneur.
– J'ai été surprise que le corps de ton frère arrive aux Enfers sous la forme d'un chevalier, mais c'est l'âme de sa Majesté Hadès qui l'a conduit jusqu'ici.
Un cliquetis en contrebas la tira de sa réflexion : le rat aux ordres d'Athéna se relevait encore.
– C'est l'inverse, grommela-t-il, essoufflé. Shun est venu de lui-même pour tuer Hadès, car il est né sur cette Terre pour devenir chevalier !
Il esquissa un mouvement, trop rapide pour que Pandore puisse parer son attaque, et un rai de cosmos frappa le dieu de plein fouet. Un élan de panique étreignit la jeune femme : comment un simple mortel osait-il lever la main sur le seigneur des ténèbres ? Elle le regarda écraser entre ses doigts le collier qu'il avait arraché et se redresser de toute sa hauteur.
– Hadès ! La chaîne qui te liait à Shun n'est plus. De gré ou de force, tu vas quitter ce corps !
Le Phénix avait retrouvé toute sa superbe. Son cosmos de flamme léchait son corps, diffracté par son armure comme une fournaise, et c'est un véritable brasier qui s'avança vers les marches. Il avait déjà monté plusieurs degrés avant que Pandore ne s'arrache à l'effroi qui l'immobilisait. Le danger qui menaçait son maître galvanisa son courage et elle s'interposa en brandissant son trident d'une main tremblante.
– Ne t'approche pas davantage ! Recule !
D'un revers de la main, Ikki la jeta à terre avec une brutalité à laquelle elle ne s'attendait pas. Jamais un spectre n'avait pu outrepasser son charisme pour la malmener physiquement, mais cet homme ne semblait pas être affecté par son aura écrasante. Il était obnubilé par une idée fixe, et il ne voyait en elle qu'un obstacle sans importance. Il lui arracha son arme des mains et la pointa sur elle sans pitié.
– Contrairement à Seiya et aux autres, je ne suis pas sensible au fait que tu sois une femme. Peu importe sa forme, j'extermine le mal. Alors si tu as compris, tiens-toi tranquille ! cria-t-il en portant son coup.
Pandore leva les mains avec un cri aigu pour tenter de se protéger de ce démon qui la surplombait. La lame hurla en fendant l'air, mais aucune douleur ne la transperça : Ikki s'était contenté d'épingler sa robe au sol. Elle haletait, abasourdie de vivre encore, mais il se désintéressa immédiatement d'elle pour se tourner vers son objectif.
D'un pas lent, Ikki gravit les derniers degrés pour faire face à son frère. Il le toisa un instant en silence, puis le saisit par le col et lui assena une violente claque. Pandore sentit son sang se glacer : il n'avait pas osé ! Chaque coup du Phénix retentissait dans son corps de pierre comme un burin qui frappe le granit. Les yeux agrandis par la terreur, elle fixait stupidement cet hérétique lever la main sur le seigneur des ténèbres, estomaquée par son inconscience.
– Arrête Ikki, balbutia-t-elle. Te rends-tu compte que tu frappes un dieu ?
Le jeune homme n'en avait visiblement cure : il avait saisi l'adolescent par le col et le secouait en répétant le nom de son frère. Enfin, il obtint une réaction.
– Imbécile, dit simplement Hadès d'une voix posée.
Son calme désarçonna le chevalier, qui retint la main qui allait à nouveau le frapper. C'était la première fois que le dieu ouvrait la bouche depuis son arrivée, et le timbre de Shun, dénudé de la sensibilité qui faisait habituellement son charme, avait quelque chose de glaçant.
– Tout ce que tu fais, c'est blesser le corps de ton frère, reprit-il.
Il ouvrit les yeux qu'il avait gardés clos, et Ikki recula d'un pas, horrifié. En lieu et place des iris clairs de son frère, deux pupilles mordorées le transperçaient d'un regard aussi affûté qu'une lame de rasoir.
– Mon âme ne peut être séparée de ce corps, articula-t-il lentement, à moins de tuer Andromède.
Cette voix, si semblable à celle de Shun et pourtant si différente, résonna comme le son glacial d'une cloche de cathédrale. C'était une flèche que le Phénix prit de plein fouet et qui vibra au plus secret de son être avec une douleur vive. C'était impossible ! Un torrent de sueur recouvrit instantanément son corps malgré son cosmos de flamme qui vacillait sous le choc.
– Si tu as compris, Phénix, recule !
L'ordre du dieu s'accompagna d'une puissante vague de cosmos qui éjecta le chevalier en bas des marches. Ses os broyés refusèrent de le soutenir lorsqu'il tenta de se relever, et Pandore s'approcha de lui. La rage et le mépris qu'elle dégageait mouchèrent les dernières étincelles de son cosmos brûlant.
– Te découper en morceau serait une peine trop douce, gronda-t-elle. Je te ferai jeter en pâture aux défunts.
– Pandore, je t'interdis de lever la main sur lui sans mon autorisation. Je n'en ai pas fini avec lui.
La prêtresse frissonna à l'injonction de son seigneur et rompit d'un pas, laissant son prisonnier se relever péniblement.
– Écoute ma parole, Phénix, reprit Hadès du haut de son piédestal. Votre bataille est déjà perdue, car les évènements qui sont en mouvement ne peuvent être arrêtés. J'ai utilisé ma force pour aligner les astres et provoquer une éclipse, une Ultime Eclipse, qui plongera la Terre dans l'obscurité jusqu'à la fin des temps. La Terre deviendra elle aussi un monde de ténèbres sur lequel je règnerai.
L'indifférence avec laquelle le dieu annonçait la fin de l'humanité révulsa le chevalier d'Athéna. Puisant son énergie dans le sentiment du danger, il trouva la force de se camper sur ses jambes.
– Phénix, puisque le sort du monde est déjà décidé, tu dois avoir compris l'inutilité de se battre. Ne fais pas couler plus de sang inutilement.
Pandore baissa respectueusement la tête, émue devant la grandeur d'âme de son souverain : il n'avait fait convoquer le Phénix que pour éviter des combats inutiles et épargner ses spectres.
– Si ce que tu dis est vrai, il m'est impossible de rester sans rien faire, grogna Ikki.
– Un être humain ne peut rien, car cette éclipse émane de la volonté d'un dieu.
– Alors, je détruirai cette volonté en prenant ta vie, Hadès !
Ce cri de guerre se répercuta sur le marbre du palais. Pandore retint un mouvement de recul, épouvantée, alors que la bouche de Shun s'étirait d'un sourire méprisant.
– Aurais-tu le cran de tuer Andromède de tes mains ?
Ikki marqua une hésitation, touché en plein cœur par la question goguenarde. Ce dédain était d'autant plus douloureux que c'était son frère qui le toisait ainsi. Il serra les poings : ce n'était pas Shun, ce n'était plus Shun, mais Hadès.
Cette pensée attisa son cosmos, qui flamba de nouveau haut et clair comme une torche dans la nuit.
– Que les ailes du Phénix t'emportent !
Pandore eut à peine le temps de s'abriter derrière une colonne : une violente tempête d'énergie souffla comme un cyclone, et malgré son couvert ce vent brûlant gifla sa peau délicate. Un sourd grondement accompagnait cet orage alors que le palais entier tremblait de tonnerre : les colonnades les plus proches du trône s'effondrèrent dans un bruit de fin du monde. Lorsqu'enfin le vacarme se tarit comme une cascade qui s'assèche, un silence assourdissant le remplaça, plus oppressant encore. La jeune femme retira craintivement les mains de ses oreilles.
– Je vois... Ce qu'on dit de cette attaque est en dessous de la vérité.
La prêtresse poussa un cri de surprise. La voix calme du seigneur des ténèbres avait retenti posément, peu émue du cataclysme qui avait ravagé la pièce. Elle se redressa : Sa Majesté Hadès se tenait toujours à la même place, inébranlable, et détaillait le Phénix pantelant avec une nuance de respect dans le regard.
– Néanmoins, avec ce genre de coup tu ne me feras même pas une égratignure, reprit-il.
La stupéfaction passée, une bouffée d'indignation et de colère étreignit la jeune femme ; elle bondit, trident en avant.
– Quelle impertinence ! Tu la payeras de ta vie !
– Arrête, Pandore, laisse Phénix agir à sa guise. De toute façon, il s'est préparé à mourir depuis le début. Tu mérites probablement que je te donne la mort moi-même, Chevalier.
Ikki serra les poings, refusant de reculer sous le poids de ce regard accablant.
– Prends ça encore une fois, cria-t-il. Par les ailes du Phénix !
Il n'avait pas encore fini sa phrase que les pupilles dorées d'Hadès s'allumèrent d'un éclat aveuglant. Son cosmos, jusqu'alors à peine perceptible, s'embrasa d'un coup, et une vague de noirceur déferla depuis le sommet des marches pour s'abattre sur Ikki et l'engloutir comme un fétu de paille. Les rares dalles qui avaient survécu à la précédente offensive éclatèrent sous le choc, enterrant le chevalier sous les gravats alors qu'il s'écrasait, face contre terre.
– Pandore, appela Hadès.
Elle détacha son attention du pantin désarticulé qui gisait à leur pied.
– Enterre-le avec respect dans un endroit convenable.
– Oui, Votre Majesté.
Elle s'inclina respectueusement, mais alors qu'elle s'approchait du cadavre, celui-ci commença à bouger. La prêtresse recula, aussi horrifiée qu'ébahie : cet homme serait-il immortel ?
– Je ne peux pas croire que ce soit la puissance d'un dieu, haleta Ikki en se redressant difficilement. Chercherais-tu à m'épargner, Hadès ?
Il avança d'un pas, puis d'un autre ; la bravade sembla faire mouche, car le visage de son frère le dévisagea longuement avec froideur.
– Puisque c'est ainsi, articula-t-il lentement, je vais déployer mille fois plus de puissance, si bien qu'il ne restera pas même une poussière de toi.
Ikki se tétanisa, immobilisé par le déferlement de volonté qui émana brusquement du corps de Shun. Une cosmoénergie noire, huileuse, se répandit en cascade sur les marches comme une coulée de pétrole, jusqu'à ceindre ses chevilles. Elle dévala le reste des degrés, s'étala sur le sol de marbre, creva la porte du palais et se propagea comme une peste sur l'ensemble des Enfers. Les volutes de ténèbres engloutissaient les prisons, les unes après les autres, calcinant les âmes damnées sur leurs passages : une grande clameur s'éleva, de Giudecca jusqu'à l'Archeron, la somme dissonante des hurlements des morts qui criaient dans l'obscurité.
Nathalie et Seiya gémirent à l'unisson, pliant douloureusement sous l'impact. Cette onde de noirceur emplissait leur bouche d'un goût de poisse, recouvrant parfois jusqu'à leur cheveux, comme la marée sur la tête de suppliciés enterrés jusqu'au cou dans le sable. La cosmoénergie s'étendit, frappa de plein fouet Hyoga et Shiryu qui s'immobilisèrent pour échanger un regard, haletants et épouvantés. La terrible puissance d'Hadès étouffait toute étincelle de vie restante sur son domaine, et ils sentaient Ikki fléchir, lui aussi, face à ce trou béant vers l'enfer au cœur même des Enfers : il n'avait aucune chance !
Tout à coup, Hadès marqua un temps d'arrêt, stoppé en plein élan alors qu'il allait administrer le coup de grâce.
Au sein de cet océan de ténèbres, une nouvelle lueur d'énergie émergea du fond des abysses. Elle lutta un instant pour crever la surface d'encre, puis se mis en devoir de conquérir la cime des vagues qui se parèrent d'une écume parme. Les chevaliers d'Athéna tressaillirent en chœur, n'osant mettre un nom sur ce cosmos qu'ils sentaient poindre.
– Ikki, c'est ton unique chance de tuer Hadès !
La voix de Shun avait résonné à travers l'outre-monde. Le Phénix écarquilla les yeux, incrédule : à cette distance de son enveloppe charnelle, il ressentait avec une telle acuité la présence de son frère qu'il pouvait presque voir son image se superposer à celle d'Hadès. Leur silhouette semblait statufiée dans sa grande toge noire, comme incapable de se résoudre à obéir à l'un ou à l'autre. Andromède luttait de volonté avec l'olympien !
Seiya lança une œillade pétillante à Nathalie, qu'elle ne rendit pas : la première surprise passée, elle avait fermé les yeux, ralliant ses dernières forces. Pégase sentait son cosmos s'enfler peu à peu comme une vague sur un récif, avant de s'étaler en une mer d'huile aux alentours. Sa cosmoénergie bleutée faisait comme un cercle autour d'elle, à présent, sur la toile noire du cosmos divin qui recouvrait le paysage. La jeune fille concentrait la quintessence de son être malgré l'épuisement, et rapidement les premières notes de son chant franchirent ses lèvres. C'était une mélopée grave, vibrante, infiniment douce, qui puisait sa force au plus profond du lien qui l'unissait à Andromède. Son cosmos dansait pour elle qui était prisonnière de la glace, s'élevant et s'abaissant doucement en rythme, toujours plus loin, toujours plus haut, comme un geyser qui dégelait au printemps. Seiya cligna des yeux, ébahi : l'énergie d'azur se dressa tel un mat sur la mer ombrageuse, et sous l'impulsion de cette mélodie se déplia comme la voile qu'un fresque esquif. Une trille plus appuyée que les autres gonfla cette goélette et lui donna l'impulsion pour se lancer à l'assaut de la houle ; le navire s'éloigna sur l'océan abyssal.
Il comprit : rien n'empêcherait Nathalie de retrouver Shun, ni la fatigue, ni la distance, ni Hadès lui-même. Elle semblait tractée par une force qui l'unissait irrémédiablement au jeune garçon. Profitant de son sillage, Pégase suivit son exemple pour y joindre un ruban de lumière, étendant ses sensations jusqu'à Giudecca grâce à ce courant d'énergie qu'ils créaient conjointement. Nathalie sentit sa présence, ainsi que d'autres, confusément : était-ce Hyoga et Shiryu ? Elle ne pouvait s'offrir le luxe de se pencher sur la question, focalisée sur sa destination.
Enfin, après des kilomètres de houle d'une noirceur d'encre, elle devina à la surface de cette mer énergétique un fin torrent mauve. Elle tressaillit, s'y dirigea, et se mêla avec délice à ces ondulations qu'elle ne pensait jamais revoir. La cosmoénergie de Shun s'enroula autour de la sienne, la caressa tendrement, comme pour la première fois, avant de reprendre son cours. Rapidement, grossie par l'aide de leurs compagnons d'armes, la rivière violette prit de l'ampleur, se répandit en méandres sur la surface moirée comme un filet de lumière et parvint à museler les eaux tumultueuses.
Dans ce calme inquiétant, Hadès contempla, horrifié, sa propre main échapper à son commandement puis venir étrangler sa gorge d'une étreinte aussi éperdue qu'implacable. Il rompit d'un pas, et la silhouette de Shun qui le hantait sembla plus nette aux yeux du Phénix.
– Ikki, ne te préoccupe pas de moi ! le pressa-t-il d'une voix suppliante. Tue-moi et Hadès avec !
Le chevalier s'ébroua pour s'extirper de sa sidération.
– Shun, tu... tu avais prévu de créer cette opportunité, murmura-t-il.
Pandore eut un mouvement de recul : Andromède avait-il volontairement accepté l'âme d'Hadès afin de le détruire de l'intérieur, au prix de sa propre vie ? Ikki n'en doutait pas : fidèle à lui-même, c'est en se sacrifiant que son frère s'apprêtait à gagner la bataille sans verser d'autre sang que le sien.
– Ikki, vite !
Sa voix faiblissait au fur et à mesure que leur visage se violaçait. Si étrangler son propre cou lui permettait de déstabiliser suffisamment Hadès pour garder le contrôle, Shun perdait aussi peu à peu connaissance. Ikki comprit l'urgence, et arma mécaniquement son poing.
Aussitôt, une violente douleur aiguilla ses omoplates, chassant l'air de ses poumons : Pandore avait planté son trident dans son dos ! Ses jambes devinrent de coton alors qu'une traînée de glace coulait depuis la plaie le long de sa colonne vertébrale. Le fracas des gouttes de sang tombant au sol résonnait dans son crâne comme le tonnerre.
– Je ne te laisserai pas toucher Sa Majesté !
Avant qu'elle n'ait pu enfoncer plus loin son arme, la prêtresse fut jetée à bas de l'escalier, et le chevalier gémit lorsque la lame s'arracha de la blessure. Ikki tituba, tâchant de retrouver un appui solide malgré son regard voilé par la douleur : la pièce tournait violemment autour de lui avec de grands traits de couleur parsemés de filins de lumière. Il dût ciller plusieurs fois pour stabiliser son environnement, mais les étoiles filantes persistaient devant sa rétine. Au bout d'une poignée de secondes, il comprit qu'en réalité, la chaîne d'Andromède tournoyait autour de lui, plus étincelante que jamais.
– Plus personne n'interviendra, Ikki. Vas-y, frappe !
Encouragé par cette injonction qui résonnait dans ses oreilles, le Phénix leva un regard hagard sur la silhouette drapée qui le surplombait. Tout se troublait, le lieu, le temps, seule restait une certitude : il devait tuer Hadès, cet instinct pulsait dans ses veines. Il leva les poings, enflamma sa cosmosénergie. Cependant, au fur et à mesure qu'il retrouvait ses esprits, les traits de sa cible se précisaient, et ses mains retombèrent d'elles-mêmes.
– Shun...
Le mirage lui sourit, du sourire mystérieux et apaisé des martyrs.
– Il n'y a plus d'espoir pour moi, Ikki. Ne sois pas triste, car je serai heureux de donner ma vie pour Athéna.
Sa voix était calme, comme celle d'un condamné qui a accepté son heure. Ikki sentit poindre une once de fierté malgré la situation dramatique. Plus que jamais, Shun portait bien sa constellation, et le tranquille courage dont il faisait preuve rendait indigne son hésitation. A eux deux, ils pouvaient faire basculer cette guerre ; il tiendrait son rôle, dusse-t-il le payer jusqu'à la fin de ses jours. Que valaient ses remords face au destin de la Terre ?
Son poing se serra convulsivement, et Ikki desserra les dents avec difficulté.
– Ainsi as-tu parlé, Shun, mon digne frère. Je prends ta vie contre celle de l'humanité !
Sa comoénergie s'embrasa brusquement, telle un incendie dans la nuit. Elle éclaira vivement chaque arête de la mer de cosmos d'Hadès qui s'agitait à nouveau comme un nœud de vipères à l'approche des flammes. Des feux de Saint-Elme s'allumaient au sommet des vagues muselées par le filet mauve d'Andromède, projetant des ombres fantasmagoriques sur les murs en ruine du palais de Giudecca. Pandore recula, terrifiée, alors que les Enfers hurlaient, secoués par les remous désespérés de la puissance de leur maître.
Hyoga et Shiryu titubaient, oppressés par le poids insoutenable que l'olympien faisait peser sur leurs poitrine avec un regain de force. Le Cygne semblait évoluer dans un monde à part : il cillait fréquemment, surtout lorsque ses pas butaient sur le chemin et qu'il peinait à reprendre pied, aussi bien sur le sol instable que dans la réalité. Il finit par s'appuyer sur le mur du labyrinthe qu'ils tentaient de traverser, terrassé par ce qu'il devinait se passer si loin de lui.
Seiya étira le cou, tentant par tous les moyens de retrouver son air au milieu de cette houle agitée qui passait par-dessus sa tête. Paniqué, il tâchait de maîtriser les vagues les plus proches avec les braises de son énergie vitale, et parvint à ménager une bulle exiguë autour de lui. Il tourna les yeux vers Nathalie, et son cœur se décrocha dans sa poitrine : insensible à la tempête, immobile comme une statue brisée battue par les flots, ses yeux grands ouverts fixaient un point bien au-delà de l'horizon.
A l'épicentre de cette apocalypse, Ikki banda sa volonté et son poing. Il regarda une dernière fois Shun qui lui souriait, puis déchaîna sa puissance en un ultime coup qui frappa la silhouette de son frère de plein fouet.
Une violente explosion de lumière illumina la salle du trône et se répandit comme une onde de choc à travers les Enfers. Cette vague soulevait la cosmoénergie noire d'Hadès qui recouvrait son royaume et la délitait en fumée. Une épaisse vapeur s'éleva au-dessus du sol du monde des morts, avant d'être balayée par le vent de la première prison comme un mauvais rêve.
Les chevaliers avaient ressentis la secousse du fond de leurs entrailles. Telle la détonation qui l'accompagnait, un cri traversa les Enfers, une clameur qui montait de leur cœur à l'unisson.
Shun était mort !
ஐஐஐஐஐ
Nathalie ouvrit brusquement les yeux, désorientée. Tout autour d'elle, le paysage était toujours d'un blanc immaculé, bouleversant ses repères. Le sentiment d'urgence l'étouffait ; avec un violent effort, elle tenta de s'arracher de l'étreinte qui la retenait prisonnière. La pression qui la maintenait couchée céda immédiatement, mais la jeune fille sentait des liens retenir ses bras et son cou. Elle passa fébrilement ses mains sur son corps, arrachant dans un mouvement de panique ces filins qui pénétraient sous sa peau. Elle agrippa le tuyau à l'entrée de ses narines, se débattit longuement avec lui avant de parvenir à s'en débarrasser avec un grognement.
La blessée bondit sur ses jambes, et la pièce blafarde tangua violemment devant ses yeux hagards. Elle trébucha, glissa misérablement, se rattrapa au dernier moment à la structure du lit où elle était couchée à l'instant. Son corps contus répondait difficilement à ses sollicitations, engourdi de froid et de douleur. Son regard s'accrocha à un éclair rouge, le filet de sang qui perlait de ses coudes ; elle s'y concentra de toutes ses forces pour calmer son vertige. Un instant plus tard, elle se redressait d'une secousse et quittait la pièce en titubant : Shun, où était Shun ?
Elle arracha presque la porte de ses gonds et s'écrasa sur le mur du couloir. S'y épaulant de son mieux, elle se releva ; sa vision était si floue qu'il ne fallait pas songer à s'orienter, mais ses pieds s'élancèrent d'eux-mêmes. Ils la conduisaient naturellement alors qu'elle était incapable d'aligner une pensée cohérente. Son esprit ravagé tournait comme une toupie autour du trou béant qu'elle éprouvait dans sa poitrine et d'où suintant une angoisse folle : Shun, elle devait retrouver Shun.
La jeune fille s'écroula sur une poignée, rattrapa de justesse son équilibre alors qu'elle pénétrait dans une nouvelle pièce. Son sang battait à ses oreilles : au milieu de ce tapage désordonné, un signal sonore régulier émergeait pour taper la mesure comme un métronome. Elle leva les yeux, repéra un écran où des lignes de couleur se renouvelaient inlassablement sans qu'elle ne parvienne à en comprendre le sens. Elle cilla, et ses pupilles papillonnèrent jusqu'à un lit tendu de draps blancs. Poussée par son instinct, elle s'y précipita, lorsque sa course fut stoppée en plein élan par un bras qui ceintura sa taille.
Son équilibre précaire vola en éclat : Nathalie se plia en deux, le souffle coupé, alors que le tintement s'accentuait dans ses tympans. Elle redressa à la tête : à quelques mètres, Shun était étendu, d'une immobilité effrayante. Son propre hurlement, vibrant de détresse, la réveilla comme une décharge électrique. Une rage mêlée de panique lui donna l'énergie de planter ses ongles dans le bras qui l'immobilisait, provoquant un borborygme étouffé. Elle se cambra désespérément, trouva la force de se retourner dans cet étau pour découvrir son assaillant. Ses pupilles se contractèrent dangereusement lorsqu'elle reconnut l'homme, et elle gaspilla ses dernières forces à frapper sa poitrine de ses deux poings.
– Tu l'as tué ! C'est toi qui l'as tué ! vociféra-t-elle.
Ikki étouffa un nouveau grognement alors que Nathalie martelait ses côtes fêlées, mais passa son deuxième bras dans son dos pour la plaquer contre lui et l'immobiliser. Malgré sa faiblesse, la jeune fille se débattait comme une lionne et il n'hésita pas à resserrer impitoyablement son étreinte pour la maîtriser. Dans sa ruée, elle serait bien capable de blesser Shun.
Le Phénix riva son regard sur l'écran du scope branché à son frère. Le bip monotone retentissait toujours avec une régularité aussi stressante que rassurante. S'il ne comprenait pas les courbes qui se répétaient inlassablement, elles n'avaient pas changé de tracé, ce qui était bon signe. Cette constatation apaisa un peu sa propre anxiété ; il était lui aussi venu de sa chambre pour vérifier l'état d'Andromède.
Il dévisageait stupidement le visage livide du convalescent depuis plusieurs minutes lorsqu'un sanglot remit en route le train de ses pensées. Il baissa les yeux : Nathalie avait fini par s'épuiser, incapable de continuer à se débattre, incapable même de tenir sur ses jambes. Si ses doigts étaient raides et crispés, ses membres semblaient se liquéfier. Il n'avait pas remarqué qu'elle glissait misérablement contre lui ; il la releva d'une secousse en la saisissant à bras-le-corps. Elle se laissa faire, comme un pantin désarticulé.
– Tu l'as tué, répétait-elle à mi-voix telle une litanie, lorsque les larmes n'étranglaient pas sa voix moribonde.
Un profond sentiment de malaise s'imposa à lui alors qu'il la regardait hoqueter. Il n'était pas habitué à voir Nathalie pleurer. Il la connaissait toujours bravache, plus prompte aux cris qu'aux larmes. Il imaginait qu'elle perdait rarement ses moyens, mais il dut admettre amèrement qu'il n'en savait rien : il était le plus souvent absent de sa vie, à elle aussi.
Maladroitement, il desserra son étreinte ; sa main quitta sa taille pour empaumer sa chevelure et basculer sa tête contre son épaule.
– Il va bien, Nathalie, s'entendit-il murmurer.
Sa propre voix sonnait rauque et hésitante à ses oreilles. Lui-même ne paraissait pas convaincu. Il se répéta néanmoins, mais après quelques minutes à mâchonner des phrases toutes faites, il préféra se taire. Il repositionna plutôt ses bras de son mieux, tentant de passer d'une prise de combat à une étreinte réconfortante, mais ses gestes gauches criaient son manque de pratique.
Il jugea son travail, essayant de se convaincre que la position de la jeune fille était la moins inconfortable possible, puis releva les yeux. Ses pensées un instant distraites se magnétisaient de nouveau sur son véritable sujet de préoccupation, et Ikki fixa sans mot dire le scope de son frère en écoutant Nathalie pleurer contre lui.
Le silence qui s'étirait fut rompu par le bruit de la porte s'ouvrant de nouveau à la volée. Shiyu poussa le fauteuil roulant de son meilleur ami dans la pièce, et un soupir de soulagement leur échappa lorsqu'ils constatèrent que les paramètres vitaux de Shun étaient stables.
– Ikki, s'écria Seiya d'une voix anxieuse, tu es réveillé, toi aussi ? Est-ce que tu as aussi rêv...
Le Phénix le fit taire d'un geste. Nathalie n'était pas en état d'entendre qu'ils avaient tous fait exactement le même cauchemar.
Une chape de plomb s'abattit sur la pièce. Tous les regards étaient braqués sur Shun, toujours inconscient. Depuis la fin de la bataille, ils s'étaient éveillés les uns après les autres, se remettant péniblement de leurs blessures. Même Pégase, qui avait été le plus sévèrement touché, avait fini par émerger de son coma, alors qu'Andromède restait inexplicablement endormi. Les médecins ne parvenaient pas à expliquer ce phénomène, et avaient commencé à avancer les hypothèses les plus sombres : hémorragie méningée, locked-in syndrome, mort cérébrale... Cependant, chaque chevalier avait pensé tout bas à une autre explication, plus terrible mais impossible à évoquer devant le corps médical, et ce rêve horrible l'éclairait d'un jour nouveau : Shun payait les conséquences de la possession par Hadès.
Un bruit de pas précipités surgit dans le couloir et Hyoga apparut sur le seuil. Ses pupilles d'acier volèrent immédiatement jusqu'au scope, qu'il scruta longuement avant relâcher la poignée sur laquelle il avait contracté sa main. Son teint était plus pâle que d'ordinaire, et faisait ressortir les saillies de son visage coupé au couteau. Il resta immobile un moment puis, avec un violent effort, parvint à arracher son attention de l'écran. Il fouilla la pièce des yeux, repéra Nathalie toujours blottie contre Ikki, et la ligne crispée de ses épaules se détendit enfin.
Il échangea un regard éloquent avec Shiryu, puis avec Seiya : il lut sur leur visage la même perplexité anxieuse, et devina sans un mot ce qui, comme lui, les avait jetés à bas de leur lit d'hôpital. Ce terrible cauchemar, plus vrai que nature, était d'autant plus effrayant qu'il avait été commun à tous les chevaliers de bronze. Quelque chose les reliait, tout un chacun, à Shun, et ce lien invisible les avait tirés irrémédiablement jusqu'à cette chambre quasi-mortuaire à la première sollicitation.
Son attention se porta à nouveau sur Nathalie ; sans aucun doute elle était plus sensible à cette force qu'à aucun autre, avec Ikki bien sûr. Se doutant qu'elle ferait n'importe quoi, il s'était précipité dans sa chambre, puis avait suivi ses traces de sang jusqu'ici. Il avisa une bouteille d'oxygène près de la porte, s'en saisit et s'approcha du duo formé par les deux chevaliers.
Ikki, toujours absorbé par les lignes électroniques, ne comprit pas immédiatement lorsqu'il sentit les mains rugueuses de Hyoga écarter ses bras. Il frissonna, tiré de sa transe, et regarda les deux jeunes gens comme s'ils étaient séparés de lui par une vitre infranchissable. Hyoga, penché sur son amie, lui murmurait des paroles réconfortantes, si bas qu'il ne parvenait à saisir que quelques bribes incohérentes, comme s'il parlait une autre langue. Avec une douceur dont Ikki ne l'aurait jamais cru capable, il avait saisi le visage de la jeune fille en coupe et essuyait ses larmes, le front posé contre le sien, d'un geste d'une telle tendresse qu'il semblait créer une bulle d'intimité autour d'eux. A grand renfort de précautions, il glissa un tuyau à oxygène sous son nez avant de l'ajuster derrière ses oreilles ; les lèvres tremblantes de Nathalie, violacées, retrouvèrent peu à peu une couleur rosée alors qu'il la serrait contre lui pour achever de la calmer.
Le jeune homme s'arracha à ce spectacle pour rabattre ses pensées sur ce qui comptait le plus à ses yeux. Devant lui, les lignes de couleur défilaient, inlassablement. Les battements désordonnés de son cœur avaient fini par se caler sur le bip monotone du scope, dont la régularité parfaite était presque plus angoissante que ses palpitations. Pourquoi Shun ne se réveillait-il pas ? Pourquoi avaient-ils tous partagé le même cauchemar ? Pourquoi, contrairement à la réalité, y avait-il vraiment tué son frère ?
Ses poings se contractèrent d'eux-même, comme brûlés par ce sang qu'ils avaient failli versé. Il tâchait de se raisonner. Ce n'était qu'un stupide rêve, après tout, et Shun allait bien. Ils avaient remporté la Guerre Sainte, les Enfers étaient détruites, Athéna avait terrassé Hadès après l'avoir chassé elle-même du corps de son petit frère. Ce n'était qu'une question de temps avant que Shun ne s'éveille, et il tardait uniquement parce qu'il avait besoin de repos, sans que cela ait le moindre rapport avec le dieu des...
Une sueur froide inonda Ikki. Son regard s'était posé sur le visage pâle de son frère, perdu au milieu des draps immaculés, ce visage inerte depuis des jours.
Il souriait.
Fin
Merci d'avoir lu ! S'il vous prend la fantaisie de laisser une review, j'y repondrais avec plaisir par MP. Vous pourrez trouver le texte original de cette réécriture en chapitre 2. A bientôt !
