Chapitre dix-neuf : "Hermès… Oh, Hermès, qu'est-ce que j'ai fait ?"
Apollon s'en voulait. Il s'en voulait à tel point qu'il aurait aimé avoir la possibilité de se taper la tête contre un pilier de marbre. Ou de sauter du Mont Olympe, quelles que soient les conséquences qui en découlerait.
Certains mortels utilisent aujourd'hui l'expression "It was at this moment that he knew he fucked up." pour décrire l'état émotionnel dans lequel ils se retrouvent après avoir commis une gaffe. Même cette expression anglophone ne saurait décrire avec exactitude la tempête d'émotions qui traversaient en ce moment même le musicien. Une tempête si immense, si incontrôlable que le dieu en avait la nausée. Pire encore : cette tempête lui donnait envie de ne plus exister. De disparaître de la surface de la terre, de s'envoler vers d'autres cieux qui lui éviteraient de croiser les regards de ses deux compagnons d'infortune.
Mais entourés et accompagnés qu'ils étaient par la garde personnelle de Zeus, Apollon savait toute échappatoire impossible : s'il se mettait à courir maintenant, les hommes de son père n'auraient aucun mal à le rattraper. Non pas parce qu'ils étaient plus rapides que lui, ou plus futés, non. Mais parce que l'énergie que lui avait demandé la bataille contre Arès l'avait vidé de ses dernières forces. Hermès et Dionysos ne chercheraient sans doute pas à le retenir, déçus qu'ils devaient être, mais les gardes ? Ils étaient sous les ordres de son père,après tout. Et le dieu avait encore un peu d'égo pour éviter une énième humiliation : ces hommes étaient de vraies commères. Si Apollon se mettait à courir et s'effondrait cent mètres plus loin aussi trempé de sueur et sifflant qu'un asthmatique, s'en était terminée de sa réputation.
Tout du moins, pour quelques siècles.
"S'il vous plaît !"
Absorbé qu'il était, Apollon sursauta à la voix pourtant si familière qui venait de héler les gardes. Pris de court, ceux-ci s'arrêtèrent, obligeant les divinités qu'ils escortaient à faire de même, et se tournèrent vers Artémis, sourcils inquisiteurs levés, paume de la main sur le fourreau de leur épée, accrochée à la ceinture.
En tant que sœur jumelle d'Apollon et bonne amie d'Hermès et de Dionysos, la chasseresse était apparemment considérée comme potentielle menace à la bonne tenue du plan Zeuséen.
"Oui, Dame Artémis ?", s'enquit le plus âgé des trois soldats.
Et bien que le ton fût respectueux, on pouvait tout de même y sentir une pointe de frustration : la journée touchait à sa fin. Le garde préféré de Zeus n'avait qu'une seule envie : terminer cette tâche le plus rapidement possible pour retourner chez lui et s'affaler dans son canapé, coupe de vin à la main. Il n'appréciait guère les olympiens, qu'il trouvait trop snob à son goût et servait Zeus uniquement pour s'assurer une bonne retraite. Dealer avec le seigneur des Cieux était déjà étouffant, il n'avait nul besoin qu'une autre divinité ne vienne l'interrompre dans son travail.
"J'aimerais m'entretenir avec mon frère."
Apollon qui, jusque-là, avait préféré continuer à regarder le sol, leva la tête par pur réflexe. Il ne savait pas réellement quel genre d'expression il souhaitait trouver sur le visage de sa sœur, mais l'impassibilité de ses traits l'attrista. Peut-être était-ce là la pire des sentences de toutes, après celle du silence continuel d'Hermès depuis qu'ils étaient arrivés sur l'Olympe. Pas une once de compassion, de pitié ou même de soutien dans le regard d'Artémis. Cela lui faisait un mal de chien.
J'ai réellement merdé., pensa-t-il Et il dut fournir un effort pour contenir les larmes qui embuèrent presque instantanément ses yeux.
"Je suis navré, Déesse, mais votre père…"
"Mon père peut attendre. J'ai décidé que je m'entretiendrai avec mon frère et je le ferai. Ou êtes-vous assez naïf pour vous opposer à une divinité olympienne, Alceste ? Je ne suis peut-être qu'une femme à vos yeux, mais une femme capable de massacrer un à un vos héritiers mâles si le coeur m'en dit."
S'il avait été plus en forme, et si la culpabilité ne le rongeait pas au point de s'en sentir malade, Apollon aurait sans doute souri à la répartie de sa soeur, un sourire à la fois fier et quelque peu mesquin, comme celui qui étirait dorénavant les lèvres de Dionysos : personne, pas même le dieu du vin dans ses meilleurs jours, ne pouvait dépasser Artémis lorsqu'il s'agissait de remettre les gens à leur place, notamment les plus sexistes. Comme son père, la chasseresse possédait l'art des menaces déguisées, mais à l'inverse de Zeus, elle ne l'utilisait qu'à bon escient. Ou tout du moins, avec le plus de parcimonie possible. Lorsqu'elle pensait que son interlocuteur le méritait.
Et tout le monde savait qu'Alceste avait une bien piètre opinion des femmes et de leurs compétences. Ce qui en faisait l'un des ennemis d'Artémis.
Un ennemi qui avait blêmi sans même s'en rendre compte.
"Ce que je veux dire par là, Dame Artémis, c'est que…"
"Mon frère, maintenant."
"Mais…"
"Cléo ?"
Un mouvement vers la droite. Une jeune femme en combinaison argentée venait de faire son apparition. Devant elle, un jeune homme d'une vingtaine d'années ne bronchait guère. Mais implorait Alceste du regard.
"Père, je pense que vous devriez écouter Dame Artémis."
Et ainsi épargner ma vie., pouvait-on presque l'entendre dire.
Apollon aperçut une lueur d'inquiétude passer dans le regard d'Alceste, qui observa un temps son enfant, comme pour s'assurer que celui-ci était encore en un seul morceau. Et comme pour s'assurer que le garde mesurait bien l'ampleur de la menace, Cléo posa son couteau de chasse au-dessous de l'aine du captif, haussant un sourcil provocateur.
"Cela suffit., murmura Alceste à ses collègues qui avaient instinctivement porté leur main à leur épée. Veuillez sincèrement m'excuser, Dame Artémis, reprit-il, le regard porté sur la déesse. Je vous laisse vous entretenir avec votre frère. J'ignorais que cette confrontation était si… urgente."
Il n'y avait guère besoin d'être Hermès pour savoir qu'Alceste n'était en rien désolé du tout et qu'il n'aurait en aucun cas accédé à la demande de la chasseresse si la vie de son héritier mâle préféré n'avait été en jeu. Mais Artémis ne sembla pas s'en formaliser, adressant un bref signe de tête à sa suivante, qui poussa son otage dans les bras de son père.
Et alors qu'Artémis tournait les talons et s'éloignait déjà à grands pas, Cléo s'exclama, tentant difficilement de réprimer un sourire en coin :
"Dame Artémis vous attendra dans la bibliothèque olympienne, Seigneur Apollon. Quand vous serez prêt."
J'ai merdé. J'ai vraiment merdé.
µµµµ
Quelques heures plus tôt…
Dionysos râlait tout en remettant sa perruque blonde en place : Chiron et son discours pour le dissuader d'intervenir l'avaient retardé et voilà qu'il se retrouvait à se déguiser derrière une benne à ordures, dans une ruelle non loin du centre de Phoenix.
Il aurait très bien pu s'épargner tout ce déguisement en changeant d'apparence d'un claquement de doigts, mais cela aurait pu attirer l'attention de Zeus, qui s'entêtait à surveiller tout acte divin de sa part : le dieu du vin avait même reçu une lettre la semaine dernière l'intimant d'arrêter d'essayer de changer ses canettes de coca-cola en bouteilles de vin parce que "ces actes répétés obligeait Zeus à lever beaucoup trop souvent les yeux de son propre travail, et cela en devenait réellement irritant".
"Même pas sûr que cela serve à quelque chose, marmonna Dionysos, en tentant tant bien que mal de marcher avec les chaussures à talons qu'il avait déniché dans l'armoire de Chiron. Si ça se trouve, Apollon a déjà transformé en poisson rouge la personne qui lui restait en travers de la gor… ah !"
Deux silhouettes venaient tour à tour de le bousculer, occupées qu'elles étaient à courir vers on ne savait quel but, lui faisant perdre le maigre équilibre qu'il avait réussi à trouver. Ayant perdu une chaussure, Dionysos fut un instant tenté de la lancer en direction des fuyards lorsqu'il réalisa qu'il les connaissait : il s'agissait d'Ambre et d'Hermès, certainement trop inquiets du sort du dieu du soleil et de l'Humanité toute entière pour prendre le temps de faire attention aux passants qui les freinaient dans leur course.
Parce que les choses urgeaient. Ce fut la seconde constatation de Dionysos lorsqu'il regarda dans la direction vers laquelle le messager disparaissait : il avait espéré qu'Apollon ait réussi à garder un semblant de calme malgré l'immense hurlement qu'il avait poussé. Mais le dieu du soleil avait vraisemblablement bel et bien pété les plombs : mesurant désormais plus de deux mètres de haut, Apollon secouait dans tous les sens un être humain que Dionysos n'arrivait pas encore à identifier clairement.
Abandonnant talons et perruque, le dieu se mit à courir pieds nus, se maudissant mentalement pour avoir enfilé une robe bien trop serrée et qui entravait ses mouvements.
"J'aurais dû me douter qu'il était déjà trop tard, maugréa-t-il. Il est toujours trop tard lorsqu'Apollon hurle à plein poumons."
µµµµ
Retour sur l'Olympe…
"As-tu perdu l'esprit ?"
Les mots s'étaient échappés de la bouche d'Artémis au moment précis où Apollon avait refermé la porte de la bibliothèque derrière lui. Et le ton était aussi tranchant que les lames de ses couteaux de chasse.
Appuyée contre l'une des nombreuses étagères, la déesse fusillait son frère du regard, bras croisés contre la poitrine.
Nerveux comme il l'avait rarement été, Apollon évita volontairement le regard, préférant se concentrer sur le tapis sur lequel il venait de poser les pieds. Comme agité de spasmes nerveux, le dieu se frottait la nuque sans discontinuer, le cœur battant la chamade.
"Je… Je ne savais pas réellement ce que je faisais…, annona-t-il, affligé. Je…"
"Sans blague ?"
Artémis pouffa d'un rire sans joie.
"Je pensais que Dionysos et toi aviez bossé là-dessus. Je pensais que c'était censé ne plus jamais arriver. Je pensais…"
"Je suis désolé, ok ? Je suis désolé. Vraiment désolé. Je m'en veux comme pas possible, alors inutile d'en rajouter ! Je sais ce que j'ai fait, Arty. J'ai merdé, j'ai dépassé les bornes. Je suis assez grand pour ne plus subir tes remontrances comme un gamin de cinq ans !"
Un silence suivit les paroles d'Apollon : l'allusion aux séances de thérapie qu'il avait suivi il y avait de cela quelques années avait suffit à rouvrir de vieilles blessures et le dieu s'était entendu hausser la voix à son tour, irrité par ce que Artémis se permettait d'insinuer. Qu'il avait failli à sa promesse. Celle qu'il s'était faite à lui-même mais également à ses proches ; de ne plus jamais céder à ces colères incontrôlables, qui causaient du tort à tous ceux et celles qu'il chérissait.
"Pourtant, tu as agi comme tel."
Le ton d'Artémis n'avait guère changé, signe que la chasseresse n'était pas prête à lâcher le morceau. Mais Apollon non plus.
"Oh, tu vas me faire un discours à la Zeus, maintenant ?"
Le ton du musicien était acide, et Apollon s'en voulut au moment-même où ces mots se répercutèrent sur les murs de la bibliothèque. Cependant, quelque chose au fond de lui l'empêchait de s'excuser auprès de sa sœur : sa propre culpabilité, le discours de Zeus, l'infime tristesse dans le regard d'Hermès. Apollon avait déjà bien assez de pensées parasites pour qu'Artémis rajoute son propre venin. Sans compter…
"Non, Apollon. Je me permettrais juste de te rappeler que tu as une fille. Hélia, tu te souviens ?"
Ce fut au tour du musicien d'éclater d'un rire sans joie. Les yeux plus humides qui ne l'aurait souhaité, Apollon décocha un regard à la fois noir et blessé à la chasseresse.
"Me crois-tu amnésique ?, croassa-t-il. Crois-tu que je n'ai pas remercié le ciel lorsque notre père a abandonné l'idée de prolonger le séjour d'Hermès sur terre ? Hélia hante constamment mes pensées, de jour comme de nuit."
"Et pourtant, insista Artémis, sans se départir de son visage sévère ni de son regard dur. Tu n'as pas pu t'empêcher de provoquer père une fois de trop, ni de te transformer en géant destructeur cette après-midi."
"Tu sais très bien que père m'a envoyé sur terre uniquement parce qu'il n'a pas apprécié que le Conseil valide davantage mon avis que le sien. Avis que tu partageais, je te rappelle."
Apollon avait répondu de manière sèche et rapide, ne tentant guère plus de cacher son agacement : si Artémis avait l'intention de le traiter comme un gamin, et de lui infliger l'une de ses inutiles leçons de vie, il prendrait plaisir à lui rafraîchir la mémoire. Cependant, la chasseresse ne moufta guère, ce qui assombrit davantage le regard du musicien.
"Quant à cet après-midi…, reprit-il, serrant et desserrant les poings comme s'il s'imaginait encore tenir le col de Walters entre les doigts. Les rechutes arrivent, pas vrai ? Je ne le referai plus. Ce fils d'Arès méritait juste une très bonne leçon."
Les rechutes.
Apollon savait que ses accès de colère noire n'étaient en aucun cas une maladie et il éprouvait une certaine honte à employer le terme. Mais Dionysos lui-même l'avait utilisé durant leurs séances. Si le psy de la famille l'avait fait, pourquoi pas lui ?
Parce que cela te sert uniquement à te trouver une excuse valable. A te réconforter, à te convaincre que ce qui s'est passé ne dépendait absolument pas de toi.
Alors que c'était tout à fait le cas.
Artémis dut percevoir les pensées de son frère, ou le tiraillement de son estomac et la bile qui lui montait soudainement à la gorge, car son attitude s'adoucit. Du moins, un tout petit peu : alors qu'elle était jusque là appuyée sur l'une des étagères, droite comme un I et bras croisés contre la poitrine, Artémis afficha soudainement un air où se mêlait lassitude et souci, avant de se laisser tomber dans l'un des fauteuils en cuir noir.
"Je sais qui sont les demi-dieux que Chiron a dépêché pour aider Hermès à te surveiller, déclara-t-elle doucement, ancrant son regard dans celui d'Apollon. Et je sais aussi ce que vaut ce Walters, crois-moi : j'ai eu le droit à plusieurs aperçus. Son comportement lors des Jeux, ses regards presque indécents qu'il jette à certaines de mes suivantes. La façon dont il traite Ambre… Oui, Apollon, s'exclama-t-elle alors qu'une expression de surprise soudaine déformait les traits de son frère. Tu l'as peut-être oublié, mais il y a trois ans, j'ai fait la promesse devant notre père que les Jones étaient sous ma protection. Je n'oublie que très rarement mes serments et je n'ai cessé de veiller sur les jumeaux depuis. Alors oui, je sais qu'il méritait ce que tu lui as infligé. Cependant…"
Artémis se pencha doucement en avant, le regard brillant d'un éclat étrange.
"... Cependant, les Jones ne sont pas les seuls à avoir besoin de toi, Apollon. Quelqu'un dans le monde des mortels est rongé d'inquiétude à la simple idée qu'il pourrait arriver malheur à ses pères d'ici le 25 août prochain. Quelqu'un a hâte de pouvoir serrer ses deux papas dans ses bras et de les voir reprendre leur routine. Hélia compte sur vous. Croit en vous. En toi, Apollon. Tu lui manques autant qu'elle te manque. Chaque jour est un déchirement. Ne la fais pas attendre plus longtemps que nécessaire, mon frère. Elle comme toi ne le supporteriez pas."
Un long silence suivit la déclaration d'Artémis. Blanc comme un linge, Apollon regarda la dernière bûche se consumer dans la cheminée avant de porter un regard humide sur sa soeur.
"Elle me manque chaque jour, Arty., murmura-t-il d'un ton si bas que la chasseresse dut tendre l'oreille pour l'entendre clairement. Si tu savais. Hermès… Hermès en fait même des cauchemars."
"Alors pense à elle à chaque fois que tu t'apprêtes à faire quelque chose. Imagine-la devant toi et pense aux conséquences de tes futurs actes sur votre relation. Je ne dis pas que les Jones ne sont pas importants. Mais ta fille l'est davantage. Il y a d'autres moyens de faire passer un mauvais moment à un demi-dieu infecte que de détruire la moitié d'une ville. Des moyens dont Zeus ne trouvera rien à redire. Mais s'il te plaît, Apollon, s'il te plaît, pense à Hélia. Elle a besoin de vous. Et sans Dionysos à ses côtés, elle vient de perdre un autre précieux allié. Seules les Parques savent ce que notre père pourrait faire si Hélia se retrouverait seule face à lui."
Ne trouvant rien à répondre, Apollon acquiesça lentement de la tête, le cœur en miettes, ne cherchant même pas à essuyer les larmes qui coulaient avec ardeur le long de ses joues.
Dans son esprit, l'image enfantine d'Hélia pleurait elle aussi, lui intimant de revenir le plus vite possible.
µµµµ
De nouveau quelques heures plus tôt…
"Apollon, non ! Arrête, je t'en supplie !"
A peine arrivé sur les lieux de ce qui semblait bien parti pour finir en désastre complet, Hermès avait crié ces quelques mots, le souffle court et les traits déformés par l'inquiétude. A ses côtés, Ambre venait de s'agenouiller auprès d'un Matthew tremblant, retranché contre la vitrine d'un cordonnier.
"Matt, tout va bien ?, s'exclama-t-elle d'un ton pressant, son regard bleu observant soigneusement son jumeau. Tu n'as rien ?"
La possibilité d'une chute la préoccupait, connaissant très bien la maladie qui fragilisait sournoisement les os de son frère. Mais Matt acquiesça lentement de la tête, jetant un regard à la fois terrifié et incrédule à la silhouette géante d'Apollon.
"Je vais bien. J'ai simplement trébuché lorsqu'il s'est jeté sur Hugo et… et je n'ai rien pu faire. Il… c'est arrivé d'un coup et quand j'ai ouvert de nouveau les yeux, il faisait déjà cette taille-là. Pourtant, j'ai à peine cligné des paupières. Juste le temps de la chute."
La culpabilité pesait dans le ton de Matthew, tout comme elle déformait ses traits. Le fils d'Iris s'en voulait de ne pas avoir réussi à maintenir sa poigne sur le bras de son ascendant, d'avoir si peu résisté.
"Il a beau revêtir une apparence humaine, il n'en reste pas moins divin. Tu pourrais être le plus fort des demi-dieux que sa force continuerait de dépasser la tienne."
Hermès, qui avait de nouveau crié le nom d'Apollon sans que cela ne crée de réaction chez ce dernier, venait de se tourner vers les jumeaux Jones et d'intercepter les pensées du jeune homme. D'un geste rapide, il sortit une barre d'ambroisie de la poche arrière de son jean et la lui tendit, tout en scannant les environs du regard.
"Mange, ça te fera du bien. Et éloignez-vous, tous les deux. Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose."
La situation est déjà assez tendue comme cela…
"Qu'est-ce que tu vas faire ?"
Ambre percevait l'anxiété d'Hermès aussi bien que la sienne : pâle comme la mort, le messager tremblait légèrement, le regard flou, comme s'il était victime de pensées parasites. Même si la jeune fille ne doutait guère des capacités du messager à apaiser la situation, elle ne le voyait gérer cela seul. Il avait besoin de soutien, de renfort. Une divinité olympienne de deux mètres de haut ne se calmait pas facilement, ni sans dégâts. Et des dégâts, Apollon en avait certainement déjà fait : il n'y avait qu'à observer la foule qui s'était agglutinée tout autour d'eux, et les visages terrifiés levés vers le musicien pour se demander ce que les mortels pouvaient voir de la scène.
"Tout, murmura Hermès d'une voix blanche, son regard porté sur Apollon mais son esprit connecté avec les pensées d'Ambre. Il n'a pas pris la peine ni le temps de se cacher. Et il a dégagé une telle énergie que la Brume ambiante en a été affectée."
"Tu veux dire que…"
Ambre ne se risqua pas à terminer sa sentence : l'idée était terrifiante et lui retournait l'estomac. Et puis, Hermès avait-il réellement besoin de l'entendre ? La jeune fille ne se souvenait de l'avoir jamais vu si stressé.
"J'en ai bien peur…," acquiesça le messager, pâlissant davantage si cela était possible.
Son regard bleu-vert scanna une énième fois la foule, à la recherche d'une solution. Il finit par se frotter les tempes d'un air nerveux, faisant les cent pas devant les jumeaux : il devait trouver un moyen de les sortir tous de là, et ce, le plus vite possible. Mais comment faire lorsque l'angoisse vous cisaillait l'estomac ? Comment faire lorsque vous étiez si inquiet que vos pensées n'étaient plus qu'une pelote des plus emmêlées ?
"Tu… tu t'occupes de la Brume et je… je m'occupe de raisonner Apollon avant que Waltings n'attrape le syndrome du bébé secoué. Si ce n'est déjà fait."
Le souffle court, un jeune homme d'une vingtaine d'années venait de faire irruption, vêtu d'une robe en froufrou rose bonbon. Des gouttes de sueur perlaient le long de son front et quelques-unes de ses longues mèches noires et bouclées étaient collées contre ce dernier, lui bloquant partiellement la vue. Alors qu'il était toujours plié en deux, tentant tant bien que mal de reprendre son souffle, Matthew et Ambre Jones notèrent qu'il était pieds nus. Malgré la gravité de la situation, les jumeaux ne purent s'empêcher d'échanger un regard incrédule.
"Di… Dio ?"
L'anxiété et le désespoir d'Hermès étaient tels que le dieu avait l'impression d'être davantage hyperactif que d'ordinaire. Et que le fil de ses pensées était désormais si décousu qu'il avait dû prendre quelques secondes pour reconnaître son demi-frère. Un demi-frère dont il avait espéré la présence sans y croire vraiment. Et pourtant…
"Lui-même, haleta Dionysos, en se relevant de toute sa hauteur. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, mais il semblerait qu'à cause de ce stupide job de directeur de colo, mon endurance ne soit plus du tout la même."
"Mais… Mais… et ta punition ? Père ? Tu…"
Le dieu du vin ne laissa guère Hermès terminer, levant la main pour l'inviter au silence. Sa décision d'intervenir dans tout ce bazar relevait de sa seule et unique responsabilité et le messager était déjà bien trop inquiet et surmené pour qu'il se pose davantage de questions ou essaie de se culpabiliser encore un peu plus.
"Ne t'en fais pas pour moi, Hermès., déclara Dionysos en s'approchant de son frère, examinant avec attention ses traits tirés - nom du caleçon inexistant de Zeus, depuis combien de temps n'avait-il pas passé une nuit complète ? - Nous avons beaucoup plus urgent sur le feu. Occupe-toi d'éloigner le plus de gens possible et d'éloigner les Jones, je…"
"APOLLON ! LÂCHE MON FILS, ESPÈCE D'ENFLURE !"
"Ah bah, génial, manquait plus que lui…"
La remarque détachée et sarcastique de Dionysos passa inaperçue au milieu des cris et du mouvement de foule que généra l'apparition d'Arès : d'une taille aussi imposante que celle d'Apollon, le dieu de la guerre marchait en direction de son adversaire, les traits déformés par la rage. Le dieu ne prenait même pas la peine de vérifier où il mettait les pieds, obligeant des dizaines de mortels terrifiés à sauter sur le côté pour tenter de ne pas finir écrasés sous les pieds de ce géant que ses nombreuses cicatrices rendaient encore plus terrifiant que son comparse blond.
Sonnés, Ambre et Matthew regardaient le dieu de la guerre avancer, le sol tremblant et menaçant de céder sous chacun de ses pas. Dans un réflexe protecteur, Matthew attira Ambre davantage contre lui, l'obligeant à son tour à s'asseoir contre la vitrine du cordonnier. Les voyant faire du coin de l'œil, Dionysos s'apprêtait à leur dire de décamper, que la vitrine risquait de se briser mais sa voix fut à nouveau noyée par celle d'Arès.
"LÂCHE-LE ! IMMÉDIATEMENT ! OU TU GOÛTERAS DE MON COURROUX !"
Un pas supplémentaire et Arès se tenait désormais face à Apollon. Autour d'eux, les mortels hurlaient et couraient en tout sens, sauf certains, nota Hermès, trop occupés à vouloir immortaliser le moment à l'aide de leur appareil photo. Le messager avait toujours été fasciné par l'idiotie dont certains humains pouvaient faire preuve lorsque leur vie était en danger. Il voulait leur dire de fuir, aller les chercher par la peau du dos, mais il savait qu'il était déjà trop tard.
Il savait ce que Dionysos et lui devaient faire.
Un simple regard plus tard, les deux dieux prenaient eux aussi une taille imposante, provoquant de nouveaux hurlements autour d'eux.
µµµµ
Et on est de retour sur l'Olympe… (me tuez pas, s'il vous plaît)
"Hermès."
La voix d'Héra résonna dans le hall de l'Olympe, alors même qu'Alceste venait d'appuyer sur le bouton d'appel de l'ascenseur. Dionysos cacha avec difficulté un sourire alors qu'un léger soupir d'agacement s'échappait des lèvres du garde : l'entretien entre Apollon et Artémis avait déjà mis ses nerfs à rude épreuve et voilà que…
"Un problème, Alceste ?", murmura Dionysos à son oreille.
"Pas le moins du monde, Seigneur Dionysos., répondit l'intéressé, faisant son possible pour garder un ton neutre, les mâchoires néanmoins serrées. Je me plaignais simplement de la lenteur de ce maudit ascen…"
"Et même s'il y en avait un, je suis certaine que Alceste ne tarderait pas à en avertir Zeus, qui prendrait alors les mesures nécessaires pour satisfaire son employé préféré. Après tout, c'est comme cela que les choses ont toujours fonctionné, n'est-ce pas, Alceste ? Je me demande bien quel sombre secret mon mari t'a confié pour être aussi indulgent envers toi."
Dire que le garde avait blêmi, qu'il était désormais presque transparent de terreur, aurait été un euphémisme : la tête désormais rentrée dans les épaules comme s'il craignait qu'on ne la lui arrache d'un coup sec, Alceste déglutit difficilement devant le regard brûlant d'Héra, qui s'était tellement approchée de lui que leur nez se touchaient presque. Le garde soutint pendant quelques secondes le regard de la reine de l'Olympe avant de baisser les yeux, une main frottant l'arrière de sa nuque.
"Je ne vois pas… Dame Héra, je vous assure que…", balbutia-t-il, tentant en vain de garder le peu de contenance qui lui restait.
Mais la déesse le fit taire d'un ton sec, son regard tel des éclats de verre dans la peau du soldat.
"Cesse donc de geindre, veux-tu ? Je ne te retarderai pas plus longtemps que quelques secondes. Juste le temps de t'emprunter Hermès."
Incapable de répondre - Dionysos était persuadé qu'il était trop concentré sur le contrôle de sa vessie -, Alceste se contenta d'un bref mouvement de tête et regarda Héra s'éloigner avec un mélange de soulagement et d'irritation dans le regard.
Il n'aimait pas cette femme. Une femme qui se croyait supérieur à son mari.
"Tes jours sur l'Olympe semblent comptés, non ?"
Le sarcasme de Dionysos resta sans réponse, au grand dam de celui-ci : les gardes de son père avaient rarement le sens de l'humour.
µµµµ
"Héra ? Mais que se passe-t-il ? Si c'est au sujet de ce qui s'est passé à Phoenix, la Brume fait déjà son travail et les mortels commencent à parler de…"
"Tout va bien, Hermès, détends-toi. Je ne t'adresse pas la parole seulement pour te rabrouer, il me semble."
Un léger sourire était présent sur les lèvres de la déesse mais une drôle de lueur faisait scintiller son regard. Une lueur d'inquiétude, voire de tristesse.
L'estomac d'Hermès se noua à cette pensée.
"Je ne veux pas que cette conversation s'éternise pour ne pas attirer les foudres de ton cher paternel, murmura la déesse, mais il fallait que je m'assure que ton cœur de père soit un tant soit peu apaisé."
"Mon coeur de pè… oh. Oh, Héra, tu n'es pas…"
Depuis que Zeus les avait amenés de forces sur l'Olympe, Hermès ne pensait qu'à une seule chose. Ou plutôt, à une seule personne : Hélia. Une partie de lui était même allé jusqu'à espérer l'apercevoir dans les nombreux couloirs de l'édifice. Une folie quand on savait à quel point Hélia ne s'était jamais sentie à l'aise au sein de ces murs. Mais cela avait été plus fort que lui : ce qu'il venait de traverser l'avait secoué au plus profond de son être et voir son petit renard… voir son petit renard aurait été un réconfort dans un océan de remords et de culpabilité. Et de colère. Il s'agissait là d'une émotion peu commune chez lui, mais force était de constater qu'il l'était, en colère. Et voir sa fille…
Hermès en avait les larmes aux yeux rien que de l'imaginer. Le fait qu'il n'ait guère eu le temps de lui dire au revoir lui restait toujours en travers de la gorge, tout comme l'interdiction de tout moyen de communication.
Et voilà qu'Héra souhaitait "apaiser son coeur de père". Avait-elle des nouvelles ? Et pourquoi en avait-elle ? Pourquoi passer une partie de son temps à veiller sur Hélia alors qu'elle avait certainement bien d'autres choses plus intéressantes à faire ? Hermès était davantage proche d'Héra que de Zeus, certes, mais cela ne signifiait pas que la déesse nourrissait toujours une certaine rancune envers sa défunte mère et lui.
Alors pourquoi lui rendre un tel service ?
"Parce que les contes de fées ont eu beau s'inspirer de mon image de belle-mère, ils ont tout de même pas mal noirci le tableau."
Un fin sourire, plus amusé cette fois, et qui atteignait ses yeux, étirait les lèvres d'Héra alors qu'elle sortait Hermès de ses pensées. Le messager se sentit rougir, quelque peu honteux de se montrer constamment quelque peu méfiant envers les intentions de sa belle-mère : Héra ne lui avait pas fait de mauvais coup depuis des siècles, après tout…
"Excuse-moi, Héra, répondit-il, avec une petite grimace en guise d'excuse. Je ne pensais pas à…"
"Je le sais, Hermès., l'interrompit Héra en posant une main sur son épaule. Dionysos et toi êtes de redoutables beaux-fils, il est très difficile de ne pas s'attacher. Même Apollon, d'une certaine manière… Mais garde cela pour toi, veux-tu ? Je tiens tout de même à ma réputation."
Elle lui glissa un discret clin d'œil avant de reprendre son sérieux.
"Je veille sur Hélia depuis que ton père t'a relevé momentanément de tes fonctions. Avec l'aide de Poséidon et de Dionysos., ajouta-t-elle alors qu'un masque de surprise transparaissait sur le visage d'Hermès. Nous effectuions des sortes de ronde. Bien sûr, ce n'est pas parce que Dionysos vous rejoint sur terre que cela changera. Poséidon et moi continuerons de rendre visite à ta fille. A ma petite-fille. De près comme de loin. Elle est entre de bonnes mains, Hermès. Je voulais que tu repartes en le sachant. Je sais à quel point son sort t'inquiète et je voulais t'apporter un peu de réconfort en te confiant ceci."
Après y avoir effectué une légère pression, Héra lâcha l'épaule d'Hermès et fouilla dans ses poches pour en sortir une enveloppe d'un blanc aussi immaculé que la tunique qu'elle portait. Hermès lui lança un énième regard interrogateur lorsqu'elle la lui tendit.
"Je sais que pour toi, les images valent beaucoup mieux que n'importe quel mot. Surtout lorsqu'il s'agit d'Hélia, sourit Héra. Je te conseille de l'ouvrir une fois posé à l'hôtel. Je suis certaine que son contenu t'apportera un peu de baume au cœur."
Il régna un instant de silence et d'immobilité avant qu'Hermès ne se saisisse de l'enveloppe, les doigts tremblants. Très peu de fois dans son existence le messager ne s'était retrouvé aussi silencieux, aussi bouleversé. Pour une fois, les mots lui échappaient. Lui qui était si habile avec eux, dont l'aisance verbale et l'éloquence étaient jalousées par plus d'un, ne savait que dire aujourd'hui.
Et pourtant… pourtant, ce n'était pas les pensées qui manquaient, elles qui se bousculaient dans son esprit, telles de véritables tornades. Il avait envie de remercier Héra. De la remercier, de la serrer dans ses bras et de lui dire à quel point ce geste comptait pour lui. Il avait envie de lui dire qu'il lui en serait éternellement reconnaissant. Mais sa gorge était trop serrée par l'émotion pour qu'aucun son audible n'en sorte. Alors il se contenta d'ancrer son regard humide dans celui d'Héra.
Face aux larmes silencieuses du messager, la déesse lui adressa un sourire triste, empli de compassion.
"Tu n'es pas seul, Hermès. Tu ne le seras jamais."
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"Alors, qu'est-ce qu'elle… Hermy ?"
Le cœur encore douloureux de son entretien avec Artémis, Apollon eut l'impression que celui-ci s'alourdissait encore un peu plus à mesure qu'Hermès arrivait à sa hauteur : le messager ne faisait rien pour cacher ses larmes, le regard rivé sur le sol et la main agrippée à une enveloppe dont la blancheur pouvait rivaliser avec la couleur de son teint actuel. Sa poitrine se soulevait de manière saccadée, comme s'il avait du mal à contenir le chagrin qui le secouait.
Inquiet, Dionysos fronça les sourcils, et jeta un regard noir aux gardes, les dissuadant de faire tout commentaire, eux qui affichaient déjà un air narquois. Penauds, ces derniers baissèrent aussitôt la tête, en signe d'excuse et de respect. Le dieu du vin continua d'observer son demi-frère, ne sachant si le moment était ou non bien choisi pour le réconforter, sachant pertinemment qu'Hermès préférait généralement pleurer en paix.
Seul Apollon, que l'image d'Hélia hantait toujours et qui ne pouvait supporter la scène, s'approcha de son ancien compagnon. Mais il eut à peine le temps de poser une main sur son épaule que le messager se dégagea avec violence.
"Ne me touche pas., siffla celui-ci d'une voix tremblante et douloureuse. N'essaie pas non plus de m'adresser la parole. Tu en as assez fait."
"Mais, Herm…"
"Tais-toi, s'il te plaît."
Et alors qu'Hermès pénétrait dans l'ascenseur, Dionysos à ses côtés, Apollon sentit son cœur imploser.
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On retourne quelques heures plus tôt dans les rues de Phoenix.
L'apparition d'Arès ne fit qu'alimenter la colère d'Apollon : en plus du fils idiot, il fallait désormais que le père vienne lui chercher des noises. Les Parques s'étaient-elles donc mises d'accord pour lui pourrir sa journée ? Un sentiment d'irritation le submergea à cette pensée et il fut tenté de balancer Walters en direction d'Arès, comme on lancerait une simple pierre en direction de son ennemi. Mais il n'en avait pas terminé avec Hugo, loin de là, et si Arès arrivait à l'attraper au vol, ce serait prendre le risque de voir ce petit con disparaître avant qu'il n'ait le temps de lui donner une bonne leçon.
Une de celles dont il se souviendrait toute sa vie.
"Ton fils n'est qu'une sale pourriture, Arès !, cracha le musicien en serrant davantage Walters entre ses doigts, à tel point que celui-ci laissa échapper un couinement, ce qui n'attendrit pas le moins du monde Apollon. Mais je suppose que cette expression si chérie des mortels se révèle parfois véridique : tel père, tel fils."
Autour de lui, tout s'avérait flou. Les passants, Matthew, le dieu avait conscience qu'ils étaient certainement encore présents, et certainement terrifiés. Comme il avait conscience qu'il faisait preuve d'une irresponsabilité monstre en dévoilant une part de sa véritable identité. Mais cela avait été plus fort que lui : la colère, l'irritation, l'envie de secouer Walters comme un cocotier et de lui faire comprendre à qui il s'en prenait en s'attaquant aux Jones… des sentiments trop longtemps refoulés, trop longtemps ignorés. Une insulte crachée par le fils d'Arès et ses nerfs avaient cédé, lui faisant oublier toute mesure, toute limite.
Apollon n'appréciait pas beaucoup de monde. Mais quand il s'attachait, il se donnait corps et âme dans la relation. Et il défendait bec et ongles ceux et celles qu'il plaçait ainsi sous sa protection. Hugo Walters malmenait les jumeaux Jones depuis leur première rencontre. Peut-être qu'un peu de fureur divine lui remettrait les idées en place.
"Ce ne serait pas mon fils s'il était un véritable saint, crois-moi. Ou tout du moins, je n'aurais guère pris la peine de le reconnaître s'il s'était avéré être une véritable poule mouillée. C'est le digne fils de son père, à quoi est-ce que tu t'attendais ?"
Arès s'était désormais immobilisé à quelques pas de son demi-frère, qu'il observait, un sourire narquois aux lèvres. Ses yeux, de véritables flammes, le défiaient en silence, et Apollon savait ce que Arès attendait de voir : si lui, le lampadaire, avait assez de nerfs pour aller jusqu'au bout de la tentation qui commençait à se faire ressentir. Celle d'effacer Hugo Walters de ce monde, une bonne fois pour toute.
"Il est tellement taillé à ton image qu'il se comporte comme un parfait goujat, cracha Apollon en fusillant Arès du regard. Et si après m'être occupé de lui, je te montrais toute la haine que je nourris envers toi depuis des siècles ?"
Arès accueillit cette pique par un rire gras, une étincelle d'amusement dans le regard.
"Oh, mais c'est que tu m'effraierais presque, Apollon., susurra-t-il, un sourire mauvais étirant ses lèvres. Mais en as-tu seulement le courage ? Ou ta colère n'est-elle encore qu'un autre caprice d'un garçon trop gâté ? Beaucoup de bruits pour bien peu de dégâts."
Il ne fallait guère le regard perçant d'Athéna ou d'Hermès pour savoir que les mots d'Arès touchèrent leur cible en plein cœur : à peine la pique avait fait son chemin jusqu'à Apollon que le dieu de la guerre fut de nouveau victime d'un regard noir, qui ne le fit guère mouchter.
Son absence de réaction fit bouillir davantage Apollon, qui sentit quelque chose bouger au fin fond de ses entrailles. Sa fierté ? Sa rage ? Il n'avait guère le temps de s'y attarder. Il sentit à peine le changement de température sur sa peau. Il préféra se focaliser sur le mortel qu'il tenait de sa main gauche.
Dire qu'Hugo Walters tremblait était un doux euphémisme : le sang-mêlé semblait avoir abandonné toute bravoure à l'instant même où Apollon l'avait saisi par le col et s'était transformé en géant de deux mètres.
Le faisant tomber au centre de sa paume, Apollon l'observa un instant, la rage coulant sans discontinuer dans ses veines : Ambre avait vécu une enfance traumatisante, eut la malchance de se retrouver dans un plan machiavélique d'un dieu vengeur et jaloux, et voilà qu'elle devait supporter un petit-ami des plus imbuvables, qui ne connaissait ni la notion de consentement, ni celle de respect. Sortait-elle avec lui par choix ou par contrainte ? Le musicien ne serait guère étonné d'apprendre qu'Hugo avait fait pression sur elle pour obtenir davantage qu'une relation amicale. Et cette pensée lui donnait la nausée.
Hugo Walters avait beau trembler de tout son corps, laisser échapper des couinements de temps à autre et offrir une image des plus misérables, telle une pauvre souris prise dans les griffes d'un chat affamé, Apollon ne ressentait aucune compassion pour lui. Aucune envie d'arrêter ce qu'il lui faisait subir. Ce gamin le méritait. Ce héros était de la même espèce que Thésée lui-même : un lâche, un peureux, qui se servait du talent des autres pour se sortir in extremis d'une situation dangereuse… À bien y réfléchir, n'avait-il pas été jusqu'à sacrifier Benjamin White, se cachant derrière lui au tout dernier moment pour être certain de sortir indemne de ces maudits jeux ?
Oui, Hugo Walters ne méritait pas de vivre. Il méritait de rejoindre les Enfers, de passer devant les trois juges d'Hadès et de subir l'un des pires châtiments qu'ils pourraient imaginer. Pour cela, Apollon n'avait qu'une seule chose à faire : fermer et serrer le poing. C'était tellement facile, tellement… tentant.
Non. Apollon, non. Je t'en prie. Ta colère est juste mais ces dernières pensées ne t'appartiennent pas. Elles ne reflètent pas qui tu es. Arès se joue de toi.
"Her… Hermès ?"
La voix du messager agit avec davantage d'efficacité que n'importe quel briseur de sortilèges Circé ne pourrait jamais créé : le ton doux, les tonalités qu'Apollon connaissait si bien et qu'il aimait et réveillaient en lui certains de ses plus beaux souvenirs… en un battement de paupières, ce fut comme si les pensées meurtrières qui traversaient l'esprit d'Apollon n'avaient jamais existées.
Désormais hébété, le dieu du soleil regarda Hugo Walters, la bouche légèrement entrouverte, ne sachant pas quoi faire. Il avait l'impression de se réveiller d'un mauvais rêve.
D'un très mauvais rêve.
"Tiens donc. Tu m'étonnes, Hermès. Jamais je ne t'aurais cru capable de t'exposer ainsi en public. L'ivrogne oui, mais toi ? S'il neige pas demain, les Parques auront définitivement perdu l'esprit."
Hermès. L'ivrogne. S'exposer en public. Autant de mots qui résonnèrent dans l'esprit d'Apollon et qui l'obligèrent à tourner la tête vers la gauche, là où Arès semblait fixer un point invisible, l'air plutôt déçu.
Se pourrait-il que…?
Apollon retint de justesse une exclamation de surprise lorsque son regard croisa les prunelles bleu-vert d'Hermès. Les traits tirés, le teint blême, le messager le regardait, une main posée sur son avant-bras. La douceur qu'il avait utilisé pour s'adresser à son ancien compagnon se lisait encore dans ses pupilles, accompagnée d'une pointe de tristesse. A ses côtés, Dionysos toisait Arès du regard, des fleurs de vignes s'enroulant autour de son poignet droit.
"N'as-tu pas perdu le tien ?, s'exclama le dieu du vin, d'un ton aigre en ne détachant pas son regard de celui de son interlocuteur. Que souhaitais-tu provoquer ? Une troisième guerre mondiale ? Un bain de sang ? N'y a-t-il pas quelques conflits en Afrique qui requièrent toute ton attention ?"
Apollon entendit Arès lâcher un rire sans joie mais ne prêta pas davantage l'oreille aux dires du dieu de la guerre : son regard avait bien du mal à se détacher d'Hermès.
"Hermès mais… mais qu'est-ce que tu fais là ?, souffla-t-il, d'un ton à la fois incrédule et inquiet. Ne devais-tu pas veiller sur Ambre ?"
Presqu'aussitôt, la peur que quelque chose soit arrivée à sa descendante accéléra les battements de son cœur et Apollon tourna le regard en direction de l'hôtel.
Et ce fut à cet instant qu'il le vit. Ou plutôt, le découvrit. Ou en prit conscience ? Difficile à dire. Il semblait au dieu du soleil, comme au messager ou à Dionysos qu'il sortait tout juste d'un état de transe. Que l'état de colère dans lequel il était encore plongé quelques secondes plus tôt avait été si intense qu'il avait l'impression de l'avoir vécu en tant que spectateur. De ne pas avoir été réellement maître de ses actes ni de ses paroles.
Et, maintenant, maintenant qu'il découvrait ce qu'il avait fait, il en avait la chair de poule. Pour ne pas dire des nausées : un véritable carnage s'étendait sous ses yeux. La chaussée récemment rénovée du centre-ville avait souffert et continuait de souffrir sous le poids de quatre géants divins : ça et là, des fissures étaient en train d'apparaître. Plusieurs trous étaient d'ailleurs visibles, notamment là où Arès avait marché quelque temps auparavant. Des maisons et des échoppes s'étaient écroulées sur elles-mêmes, leurs fondations fragilisées par le mouvement de terrain. Et tout autour d'eux…
Tout autour d'eux, la panique régnait. Certains mortels couraient dans tous les sens, d'autres avaient leur téléphone collait à leur oreille, d'autres encore tentaient d'aider ceux et celles qui étaient à moitié avalés par les fissures. Des véhicules de police et de secours encerclaient les quatre divinités. Tout comme un bataillon de policiers, arme à la main, prêts à tirer sur ces monstres dont ils ne connaissaient guère l'existence jusqu'à ce jour.
En se concentrant, Apollon repéra même les Jones, debouts près des cordons de sécurité, le visage levé vers eux. Une silhouette que le dieu musicien reconnut sans peine se tenait juste derrière eux.
Alors qu'il embrassait la scène du regard, Apollon se mit à trembler comme une feuille. Ses dernières forces semblèrent l'abandonner et Hermès le retint de justesse avant qu'il ne s'écrase au sol, épargnant ainsi quelques victimes supplémentaires.
"Hermès… Oh, Hermès, qu'est-ce que j'ai fait ?"
