Ester observa d'un regard étonné la petite table garnie d'énormes plats de riz à toutes les sauces et aux viandes les plus précieuses, avant de s'écrier d'un air malicieux:

-Les parses mangent-ils tous les jours du riz, même aux fêtes ?

-Je vais tout de suite vous chercher autre chose, Majesté, dit Elam en un sursaut qu'arrêta l'épouse du shah d'une main.

-Je n'ai jamais dit que cela me déplaisait ! Je m'étonnais juste. Comment pourrais-je de toute façon rejeter ce que Yaldabaoth m'a permis d'avoir.. murmura-t-elle en prenant une cuillerée de riz safrané sous les rires du groupe d'Arslan.

Ce dernier se tenait à ses côtés, serein, mais un feu différent de celui que ses amis lui connaissaient anima ses yeux lorsqu'Ester et lui échangèrent un bref regard complice. Sa main pâle caressa la tête de la fillette blonde qui dormait à ses côtés. Son enfant à lui, la preuve éternelle de l'amour inédit entre lui et une chevalière lusitanienne, une connexion incassable entre eux. Son plus grand trésor.

-Le riz est le plat des rois, Majesté, dit Ghîb avec enthousiasme, entre deux gorgées de vin.

-Certes. A Serica, même l'empereur en faisait son aliment de base. Mais ce n'était jamais aussi délicieux qu'ici à Parse, s'écria Daryun devant Narsus, qui acquiesçait fièrement.

La lusitanienne les fixa d'un air blasé, tandis que la fête battait son plein dans la ville et que les rires et murmures de la population se mêlaient au bruit de fond produit par les courtisans dans la salle.

-Je me demande comment les lusitaniens fêtent leur nouvel an, se demanda vaguement Alfrîd, dirigeant déjà son attention les yeux sur de nouveaux arrivants.

En effet, une multitude de femmes aux traits peu communs, fort apprêtées, à la peau hâlée et aux cheveux les plus sombres du monde faisaient leur entrée pendant leur discussion, en file indienne. Elles étaient suivies de trois ou quatres hommes, de femmes plus sobrement vêtues, qui partageaient leurs traits. Le groupe ne put s'empêcher de pousser un petit cri d'étonnement et d'inquiétude: ils reconnaissaient le pays exubérant d'où venaient ses visages aux grands yeux sombres: Sindhûra, qu'ils avaient visité quelques années auparavant.

-Le roi Rajendra vous a offert ces danseuses et ces musiciens à l'occasion du Norouz, dit Narsus, l'intendant-artiste de la cour, sans réprimer un sourire moqueur.

Tous se regardèrent d'un air entendu, et gardèrent le silence, absorbés par le spectacle.

Ester prit quand bien même le temps de répondre à la question d'Alfrîd.

-Dans mon pays natal, la date du nouvel an est différente de celle d'ici. Nous le fêtons en hiver, après plusieurs jours de célébrations religieuses. Certains égarés le fêtent par des pratiques antiques, quelque peu semblables à celles des païens, ils boivent la nuit entière, en dansant autour d'un feu, .. d'autres néanmoins se rassemblent dans les églises, priant jusqu'à la fin de la nuit pour une bonne année., marmonna-t-elle observant les musiciens étrangers manier des tambours.

Les premières arrivées, vêtues de mousselines dorées et drapées sur l'entièreté de leur corps, à l'exception de leur buste et de leurs avants-bras -pris eux dans une blouse bleue- se rangèrent rapidement en trois rangs, et tournoyèrent en rythme avec les tambours, accompagnant leurs cercles de moult mouvements des bras et des mains. Elles s'espacèrent dans la salle, telles des papillons de nuit, l'occupèrent quasi entièrement. Chaque danseuse était parée d'or, notamment à la taille et aux chevilles. Ainsi, leurs mouvements ne se faisaient qu'à travers un résonant tintement, prenant ainsi totalement part à la mélodie que tous les musiciens entonnaient par d'étranges vocalises.

Soudain, un homme chanta en Sindhi, la voix chargée d'émotion, et une femme s'éleva gracieusement derrière un rideau translucide où personne ne soupçonnaît sa présence. Sa main droite tenait une lampe, et sa silhouette s'avançait lentement, mais sans lourdeur, avec minauderie. Son autre main parcouru ses cheveux, forts épais, tressés. Derrière son crâne, des fleurs blanches -des jasmins ?- étaient visibles. Ses bras s'étirèrent, félins, tandis qu'elle franchissait le rideau et qu'elle se dévoilait enfin au public. Elle était vêtue d'une jupe et d'une blouse de soie grenat brodées d'un fil d'or si fin que les motifs semblaient déjà imprimés sur le vêtement, et avait posé un imposant châle quasi transparent, serti de grelots d'or, sur le sommet de son crâne, l'avait fixé à sa hanche, contre une peau sombre et dorée.

Son abdomen et surtout sa taille déliée étaient dénudés, ses bras un brin potelés étaient serrés par un nombre incalculable de bracelets, son visage parfaitement ovale était illuminé par la lampe qu'elle portait en souriant timidement entre deux regards charmeurs. Entre ses deux sourcils allongés se trouvait un petit point rouge, qui ne faisait que réhausser sa physionomie.

Si ses compagnes semblaient déjà somptueuses et peu communes, elle était une lune parmi les femmes, une éclipse éteignant tout sur son passage, d'une magnificence dépassant tout ce que les courtisans avaient déjà vu, une nymphe, une déesse descendue parmi les hommes. Déjà, des clameurs, des cris d'admiration, de hâte, de joie s'élevaient dans la salle.

Jaswant était particulièrement étonné, à la fois de l'allure, du charme de la danseuse, à la fois par la soudaine submersion dans sa culture natale, qu'il avait quitté il y a quelques années. Arslân s'aperçut de son léger trouble, mais ne fit que lui demander la signification des vers chantés par le musicien.

-Il chante la beauté et la grâce de la jeune femme, répondit-il rapidement, tandis que cette dernière se rapprochait de leur table, y déposait la lampe en levant une main, recouverte d'arabesques sombres, à son front et en plantant ses yeux écarquillés dans ceux du roi. Elle souleva un sourcil, puis l'autre, et se retourna dans un petit éclat de rire. Elle se mit à son tour à chanter, fort bien d'ailleurs, et se mit à faire des gestes avec ses mains, au rythme de ses paroles. Elle s'assit élégamment au milieu de la salle, et continua ses gestes, les accompagnant d'expressions parfois joyeuses, parfois boudeuses.

Tous interrogèrent Jaswant du regard, qui leur répondit doucement:

-Elle chante un épisode de l'histoire du dieu Krishna et de son amante Radha. Cette manière de danser s'appelle le Kathak, et elle fut inventée pour accompagner les conteurs d'histoires de ce genre. Elle mêle donc mime et danse pure.

Tous hochèrent la tête, absorbés par le visage de la jeune étrangère qu'ils pouvaient voir à présent de plus près. Son nez droit portait un léger anneau doré, comme celui que portait le roi du Sindh à la lèvre. Son front et ses oreilles étaient ornés de lourds bijoux d'or et pierreries, à l'orfèvrerie délicate et travaillée. Son buste s'écrasait sous d'énormes colliers d'or et de diamants. Ses chevilles étaient ceintes par des grelots d'or lui arrivant en plein mollet. Ses mains elles-mêmes, jusqu'à la dernière phalange, étaient plastronnées d'or et de perles. Le pied, agile et dénudé, était plus sombre que le reste de sa peau, de la même couleur que les motifs peints sur ses mains.

Des sourcils s'arquèrent dans la salle: un tel faste, seule l'aristocratie la plus ancienne de Pars pouvait se le permettre. Comment et pourquoi Rajendra parait ainsi une simple danseuse offerte en présent à un roi ennemi ?

Elle coupa court à toutes les pensées en se relevant, svelte, pour danser à nouveau. Ses bras semblaient vouloir chercher le ciel, et ses compagnes la suivaient dans des figures toujours plus compliquées et rapides. Elle se mirent soudain à tournoyer de plus belle, toutes positionnées à même distance l'une de l'autre, tandis que les musiciennes au fond de la salle reprenaient le chant.

Elles cessèrent de tourner, se rangèrent en file, et continuèrent de danser à l'unisson, la danseuse en rouge foncé toujours au centre, toujours mimant une histoire que personne ne comprenait totalement, mais à laquelle tous étaient suspendus. Tantôt mimaient-elles une cruche d'eau sur leur têtes, tantôt leurs bras semblaient esquisser des éventails ..

Brusquement, le rythme s'accentua, devint plus vif, et toutes les danseuses se mirent à battre du pied tandis qu'elles poursuivaient leurs mouvements. Le bruit des chaînes devint presque assourdissant, prenait le coeur et accélérait ses battements. Chacune finit sa performance en s'asseyant à la dernière note, dans un mouvement fluide de tissus, acclamées par toute la cour. Ghîb particulièrement sauta de joie en les applaudissant, aux anges.

Le roi et ses compagnons étaient aussi ravis, malgré la réserve qu'ils gardaient envers ceux qui étaient, après tout, des sujets envoyés par un roi traître et cupide. Ester particulièrement était sincèrement admirative de la grande féminité déployée par les jeunes femmes, mais elle le fut moins en voyant la belle tenter de toucher les pieds du roi, avant de porter sa main à un front bas et respectueux et de s'agenouiller. Un silence lourd s'abattit sur la cour, qui retenait son souffle et son étonnement.

Arslân, interloqué, observa Jaswant, qui lui expliqua qu'il s'agissait d'une marque de respect obligatoire envers les aînés, dans leur pays, et que la jeune femme ne souhaitait point offenser son hôte.

-Très bien, sourit le roi de Parse, quelque peu gêné. Pourrais-tu lui demander son nom ?

Jaswant ouvrit la bouche, mais fut interrompu par une voix douce et alanguie venant du sol.

-Chandramukhi. Entendez par la, Majesté, "face de lune".

-Tu maîtrises très bien notre langue. Ni accent ni hésitation ne se lisent dans tes mots.

-Les mots préparés par le cœur sont ainsi faits. Ce n'est point mon habileté en parsi qui me rend intelligible devant votre Majesté.

Arslân sourit légèrement devant les politesses empreintes de poésie de la belle étrangère.

-Chandramukhi. Tu as bien dansé et je serais heureux de t'entendre expliquer les vers que tu as chanté. Mais avant cela, redresse toi, et conte moi : comment es-tu venue dans mon royaume ? Qui t'as envoyée dans ma cour, et dans quel but ? Quelle est ta requête ?, dit-il fermement, impressionnant quelque peu l'assemblée.

Les longs sourcils de Chandramukhi s'arquèrent quelque peu, et sa bouche s'entrouvrit un instant. Elle reprit vite la contenance noble et distinguée qu'elle arborait un moment auparavant, et, ses grands cils toujours baissés vers le sol, elle se redressa :

-Le roi de mon pays, Rajendra premier, m'envoya au sein de votre lumière, que cette énorme et fastueuse cour peine à contenir, comme un tribut symbolisant la paix, comme une alliance entre deux grands royaumes., sa voix luttait contre un léger embarras, comme si elle s'apprêtait à annoncer quelque chose de grave.

-Alliance ?, lui demanda la reine, les sourcils froncés et le regard tout refroidi.

-Une danseuse, quelques soient ses grands talents, ne pourrait être un présent suffisant à établir une alliance politique. L'intention du roi de Sindhûra reste cependant fort agréable et fait l'objet de ma reconnaissance., dit Arslân en détournant les yeux, froid.

Chandramukhi leva cette fois des yeux presque indignés, elle regarda de tous côtés, avec une colère et une honte fugaces que l'un aurait eu du mal à déceler. Narsus et Daryun hochaient la tête, les yeux pleins de désapprobation.

-Majesté, j'ose croire à une méprise … Je ne fais pas partie des danseuses que le roi vous a offertes. Il s'agit là de mes compagnes de voyage qui ont déjà pris congé..

-Comment ? demanda Arslân, le sourcil froncé.

-Oui, votre Majesté. Je pensais que vous étiez informé de ma situation ici ?, chuchota-t-elle.

-Informé de quoi, enfin ?, interrogea Ester, d'un ton plus brusque que ce qu'elle avait souhaité.

La jeune étrangère se sentit secouée, mais n'en montra rien. Abattue, embarrassée, elle resta aussi droite que possible, réprima un léger soupir. Le menton haut levé et les yeux plantés dans ceux de la jeune mère, elle déclara :

-Je fut envoyée ici en tant que nouvelle concubine du roi de Parse.

Le sang d'Ester se glaça sous l'explosion de murmures qui s'élevèrent en un instant jusqu'au dôme de la salle. Son angoisse était telle qu'elle crut entendre un verre se briser au loin, mais lorsqu'elle souleva son regard à la recherche de l'origine du bruit, elle ne rencontra que les yeux écarquillés et scrutateurs des convives.