CHAPITRE 13

Le Casse-noisette avec sa fameuse couronne devint rapidement l'objet de toutes les recherches. La famille et les proches présents ainsi que les domestiques furent tous mis à contribution pour retrouver le fameux Casse-noisette. La maison fut explorée méticuleusement de la cave jusqu'au grenier et pas une pièce ne fut épargnée, ni un placard ouvert ou des draps retournés. Puis, constatant que le Casse-noisette n'était pas là, les enfants présents à la soirée furent interrogés puis ce fut le tour des domestiques puis des invités.

Sarah eut à subir un interrogatoire particulièrement désagréable avec Pierre dont les questions insidieuses la mettaient mal à l'aise et Hans dont le ton avait pris une tournure de plus en plus hostile au fil des questions. Elle avait commencé à bredouiller et perdre le fil de ses réponses quand son père fit irruption dans la pièce pour annoncer qu'un enfant croyait se rappeler avoir vu un domestique emmener le Casse-noisette jusqu'à la cuisine. Profitant de la distraction qu'avait provoqué cette nouvelle information, Sarah s'éclipsa rapidement pour aller se réfugier dans sa chambre, bien trop consciente du regard inquisiteur de Pierre qui suivait le moindre de ses faits et gestes.

Alors que la nuit commençait à tomber, les recherches s'étaient transformées en véritable battue dans Hamelin. Les souvenirs de la dernière soirée où avait été aperçu le Casse-noisette étant devenus flous et contradictoires au fil des questionnements, il avait été plus ou moins entendu que le Casse-noisette avait disparu mais n'avait pas pu être emmené bien loin.

Tous les habitants étaient donc dans les rues, torches et lanternes à la main, fouillant et farfouillant le moindre recoin du village. Chaque maison était cherchée avec minutie, chaque cachette était examinée à la loupe, même l'église n'avait pas été épargné au grand dam du prêtre qui avait renoncé à empêcher la foule aux pieds boueux de se presser dans son église. Mais heureusement pour Sarah, personne n'avait osé s'aventurer jusqu'au cimetière. Consciemment ou non, les habitants savaient que déranger les morts là-bas n'était pas une bonne idée, surtout alors que l'hiver régnait en maître sur la forêt et rendait chaque ombre plus sombre et plus menaçante.

Quand il avait commencé à se faire tard et que le froid était devenu mordant, les recherches s'étaient conclues et chacun était rentré chez soi, les corps fatigués mais les esprits échauffés. Sarah avait pu sentir leur colère tourbillonner dans l'air comme une nuée de mouches et le regard que Pierre lui avait lancé avant de partir avec les autres lui avait fait dire que c'était loin d'être terminé.

Le repas du soir avait été une sombre affaire à la table de Williams. Sarah avait appris qu'Oncle Drosselmeyer avait été pris à partie par plusieurs notables qui l'avaient interrogé plus particulièrement sur le Casse-Noisette et son origine. Est-ce que c'est lui qui l'avait créé ? Pourquoi avait-il choisi de le faire ici ? Est-ce qu'il avait déjà créé des objets de ce genre ici ou ailleurs ? Est-ce que cela avait déjà créé des problèmes similaires ?

L'estomac de plus en plus noué, Sarah n'avait presque pas mangé en écoutant les paroles d'Oncle Drosselmeyer et les tentatives de réconfort de son père. Elle se rappelait les regards qu'on lui avait lancé toute la journée, les murmures qui l'avaient suivi dans les rues d'Hamelin. Sa famille était populaire et bien aimée mais Sarah était plutôt solitaire et elle avait des difficultés à former des relations même simplement amicales en dehors de son cercle familial et proche. Cela ne l'avait jamais dérangé mais, avec l'ambiance actuelle dans le village, Sarah regrettait de ne pas avoir une ou deux amies qui auraient pu prendre sa défense.

Quand Sarah finit par monter se coucher, elle réalisa qu'elle ne pouvait pas rester sans rien faire et attendre que les choses n'empirent à nouveau. Elle allait devoir prendre les choses en main et ça voulait dire retrouver les enfants elle-même. Malheureusement, ça lui faisait mal de le reconnaître mais pour ça, elle avait besoin de l'aide du roi des Goblins. Mais elle devait se montrer très prudente si elle ne voulait pas échanger un mal contre un autre.

Alors, quand tout le monde fut monté se coucher et que la maisonnée fut profondément endormie, Sarah se glissa en dehors de sa chambre et se faufila jusqu'au bureau de son père. Elle avait besoin de prendre le temps de réfléchir à la façon dont elle devait formuler sa demande. Elle s'installa à son bureau, alluma la petite lampe qui diffusait une lueur chaleureuse dans la pièce et commença à griffonner ses idées sur une feuille de papier. Il ne fallait rien laisser au hasard car si elle ignorait ce que pouvait lui faire le Mausekönig, ce n'était pas le cas pour le roi des Goblins. Alors Sarah passa toute la nuit à travailler et retravailler ses objectifs, la façon dont elle allait les formuler et ce qu'elle devait absolument éviter de faire ou dire.

La nuit commençait à s'éclaircir et céder lentement la place à l'aurore aux teintes bleutées quand elle fut enfin satisfaite de ce qu'elle avait produit. S'étirant de tout son long, elle étouffa un gémissement en sentant les courbatures qui torturaient tout son corps puis elle se leva, éteint la lumière et retourna à sa chambre à pas de loup, ignorant qu'une chouette blanche l'avait observé avec attention toute la nuit derrière la fenêtre et que, dans l'obscurité d'un recoin du bureau, une souris avait fait de même.

Moins d'une heure plus tard, elle avait fini de se préparer et, après avoir laissé un mot pour éviter que sa famille ne s'inquiète, elle sortit à la faveur de la pénombre du matin en empruntant la porte des domestiques. Il s'était mis à neiger pendant la nuit et cela continuait encore alors que Sarah faisait ses premiers pas dehors dans le froid glacial. Avec les flocons qui tourbillonnaient dans l'air froid du matin, on y voyait quasiment rien. Tout était recouvert d'un épais manteau blanc et les empreintes de pas de Sarah étaient presque immédiatement effacées alors qu'elle se frayait un chemin jusqu'à l'extérieur du village. Malgré la difficulté à se déplacer rapidement avec la neige qui l'aveuglait, sa présence la rassurait car elle était presque certaine que personne n'arriverait à la suivre avec ce temps. Cela lui prit plus de temps que d'habitude d'attendre le cimetière mais quand elle arriva devant son portail, gelée et fébrile, elle hésita un instant sur le pas de l'entrée.

Après cela, il ne serait plus possible pour elle de reculer mais elle n'avait plus le choix. Elle devait retrouver les enfants avant que le village ne soit irrémédiablement fracturé.

Dans le cimetière, la neige continuait de tomber mais plus doucement, presque délicatement, comme si elle aussi craignait de déranger la paix de ceux qui reposaient ici. Quand Sarah arriva jusqu'à la chapelle funéraire, elle se figea tout net. Les plantes grimpantes aux épines argentées et aux fleurs d'un rouge écarlate étaient toujours là mais devant la chapelle, il y avait désormais un trône. Le cœur battant, Sarah s'en approcha avec prudence. Ce trône était bien plus élaboré que celui qu'il avait dans son royaume. C'était une véritable œuvre d'art formée de glace étincelante et de neige pastel, une chaise à haut dossier sur laquelle était perchée deux chouettes d'un réalisme saisissant ainsi que deux accoudoirs dont les formes semblaient s'enrouler comme des racines entre lesquelles se cachaient de petits animaux de la forêt et des goblins au regard malicieux.

Une fois devant, Sarah fronça les sourcils. Sur le siège du trône, il y avait une seule et minuscule plume blanche, duveteuse et presque diaphane qui semblait la narguer. Malgré elle, elle tendit la main pour la toucher mais au moment où ses doigts entrèrent en contact avec, elle sentit soudain une présence derrière elle. Elle se retourna et se retrouva face à face avec Jareth. Un petit cri de surprise lui échappa et elle recula d'un pas par réflexe. Perdant l'équilibre, elle bascula sur le trône mais, avant qu'elle puisse se relever, Jareth s'était déjà avancé et, les deux mains posées de chaque côté d'elle sur les accoudoirs, il se pencha sur elle, la dominant de toute sa hauteur.

— Precious, assise sur un trône l'air terrifié te va si bien.

Sarah rougit mais elle refusait de se laisser intimidée.

— Ou alors tu es juste jaloux parce que ça fait trop longtemps que tu n'as pas vu un véritable trône hm ?

A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle le regretta mais il était trop tard. Un sourire carnassier se dessina sur le visage de Jareth et il approcha son visage du sien, son souffle se mêlant au sien. Il sentait la nuit, les rêves et la magie et Sarah ne put s'empêcher de lever son visage vers le sien.

— Tiens, tiens, on est pleine d'épines ce matin, n'est-ce pas precious ? La nuit aurait été courte ? Tu serais peut-être moins prompte à l'attaque si tes activités nocturnes te laissaient disons plus langoureuse le matin.

Le visage de Sarah prit une couleur cramoisie mais elle dut se mordre la langue pour éviter de répliquer quelque chose qui allait probablement la mettre dans les ennuis jusqu'au cou.

Elle prit une grande inspiration.

— Je ne suis pas venue ici pour échanger des piques avec toi, je veux savoir ce qui se passe ici. Je veux savoir qui est réellement le Mausekönig et ce qu'il veut. Je veux savoir où sont les enfants disparus.

Jareth se recula un peu et observa attentivement le visage de Sarah.

— Pourquoi ? A quoi ça te servirait de tout savoir ?

— Parce que je dois savoir si je peux te faire assez confiance pour mettre fin au sortilège qui te retient ici.

L'espace d'un instant, ce fut comme si le temps retenait son souffle lui-même et Jareth se recula lentement avant s'accroupir devant le trône, comme un chevalier devant sa reine. Le cœur battant, Sarah resta à le regarder sans rien dire. Il aurais du avoir l'air moins intimidant ainsi mais ce n'était pas le cas.

— Le Mausekönig, commença Jareth sans la quitter du regard. Il a toujours été un de rivaux, une créature de chaos et de sang qui vit selon ses propres règles. Il vit dans un royaume similaire au mien mais, contrairement à moi, il a toujours été porté sur la conquête, vidant de ses ressources et de sa vie d'abord les royaumes voisins puis au fil des siècles ceux bien plus éloignés. Il a toujours convoité l'Underground mais il n'a jamais été assez puissant pour pouvoir prétendre s'y attaquer … Enfin jusqu'à ce que le trône soit laissé vacant.

Ou plutôt jusqu'à ce que Sarah ne le transforme en casse-noisette et le laisse moisir dans un petit coffret au milieu des vieilleries. Sarah essayait de ne pas se sentir coupable de ce qu'elle avait fait mais elle ne put s'empêcher de repenser au petit goblin qu'elle avait sauvé et dont le seul crime avait été de vouloir manger un caramel. Elle n'avait pas eu le choix à l'époque et si elle devait recommencer, elle ferait probablement la même chose mais ça n'enlevait rien aux conséquences auxquelles elle n'avait pas forcément pensé.

Jareth observait sa réaction comme fasciné.

— Tant d'émotions, murmura-t-il en touchant du bout des doigts la joue de Sarah.

Cette dernière se retint avec difficulté de frissonner.

C'est seulement le froid, pensa Sarah immobile. Rien que le froid.

— Est-ce que c'est pour ça qu'il me poursuit ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

Le sourire de Jareth se fit froid et cette fois-ci, elle ne put retenir un tremblement.

— Le fait que tu sois … toi ne doit pas être entièrement étranger au fait qu'il te poursuive mais tu as raison, il a du finir par apprendre qui était réellement responsable de mon … Absence et c'est pour ça qu'il est ici. Tant que je ne suis pas mort, le Labyrinthe lui restera inaccessible.

Sarah soupira.

— Et les enfants ? C'est lui qui est responsable n'est-ce pas ? A quoi ça lui sert de les enlever ?

Jareth pencha la tête sur le côté.

— Il le fait probablement pour toi, ma douce Sarah. Pour forcer ta coopération. (Soudain, il lui attrapa les mains et l'attira vers lui.) Quoi qu'il arrive, tu ne dois pas faire de marché avec lui Sarah. Il n'a pas d'alliés, seulement des instruments qu'il broye à sa guise.

Les yeux écarquillés, Sarah hocha légèrement la tête.

— Alors precious, demanda-t-il en caressant doucement l'intérieur de ses poignets où il pouvait sentir son pouls s'accélérer. Qu'est-ce que tu décides ? Est-ce que tu en as appris assez pour m'accorder ta confiance ?

Les yeux plongés dans le regard bicolore si familier qui avait hanté ses nuits et ses jours pendant tant d'années, Sarah eut l'impression de se tenir sur le bord d'un gouffre sans fond, juste avant de sauter.

Mais si elle avait bien des défauts, la couardise n'en faisait pas partie et c'est sans ciller qu'elle acquiesça.

Au même instant, dans les profondeurs de l'Underground, les fleurs dans les jardins du Labyrinthe si sensible aux humeurs de son maître éclorent pour la première fois depuis des années.