Bonne lecture !


Chapitre 3

John eut le plaisir de voir Mary blêmir. Il n'essayait pas d'être injustement cruel, mais s'il devait remettre toute sa vie en question pour parler à Sherlock, il fallait que le défi de son amie soit du même niveau. Et si elle connaissait ses faiblesses, il connaissait les siennes.

— Alors celle-là... je ne l'ai pas vue venir, marmonna Mary en baissant les yeux, et sans accepter la main tendue qui scellerait leur accord.

John laissa retomber son bras, fronçant les sourcils.

— Ah bon ? Pourtant, ça me paraissait évident, non ? Tu as dit que tu m'offrais la possibilité sur un plateau d'argent de te voir faire quelque chose dont je rêve, qu'est-ce que ça aurait pu être d'autre ?

— Que je te suive à Londres l'année prochaine... répondit Mary à voix basse. Pas... ça.

John n'y avait même pas pensé. Il voulait vraiment vivre avec Sherlock à la fin de l'année, et durant leurs études supérieures, mais il ne voulait pas se séparer de Mary pour autant, et il ne désespérait pas de la convaincre de venir s'installer à la capitale avec eux. Enfin, pas vraiment totalement avec eux dans le même appartement, mais à proximité. il avait besoin de sa meilleure amie avec lui. Et puis, elle avait l'intelligence pour faire médecine, elle aussi. Ça aurait pu être sympa d'avoir une camarade pour réviser et galérer pendant que Sherlock ferait ses trucs de génie et soupirerait en disant que c'était trop simple. Mais Mary n'avait jamais vraiment adhéré au projet de vie idéal de John. La forcer à le mettre en œuvre aurait paru trop égoïste à John. D'autant qu'il ne pouvait ignorer l'aspect financier des choses. Il aurait aimé être assez riche pour dire à Mary qu'il lui payait ses études, mais c'était oublier qu'il avait à peine de quoi se payer les siennes, et qu'il ne devait ses revenus qu'au décès de ses parents, et à l'intelligence des Holmes qui l'avaient aidé à tout gérer, soit rien de réjouissant ou dont il pouvait se vanter.

L'idée n'avait donc pas traversé son esprit tandis qu'elle lui proposait le pari.

— Mary... tu as dit que tu voulais que je sois heureux ? C'est ça, ton but ? C'est logique que je veuille la même chose que toi pour toi, non ?

— À la différence sensible que tu n'as aucunement la certitude que ça me rendra heureuse, grinça-t-elle.

John secoua la tête.

— Je sais que la vérité te libérera de tes démons. Et ça te rendra plus heureuse. Qu'elle que soit la réponse que tu trouveras.

— WATSON-HOLMES ! MORSTAN ! VOUS ALLEZ M'IGNORER ENCORE LONGTEMPS ?

Ils sursautèrent tous les deux. À l'autre bout de la cour, le préfet de leur année s'égosillait depuis manifestement deux minutes, n'ayant aucune velléité de se les geler pour venir chercher les deux retardataires qui étaient les deux seuls tarés dehors en cette saison. Les cours allaient reprendre, et ils devaient rentrer.

Avec un hochement de tête entendu pour signifier que cette conversation n'était pas finie, ils se précipitèrent vers la porte d'entrée de l'établissement, plongeant dans le hall surchauffé comme on entrerait dans un sauna, qui leur provoqua aussitôt une bouffée de chaleurs. Ils ôtèrent aussi bonnet, gants et parka pour éviter de mourir de chaud (en plein milieu de l'hiver le plus glacial d'Angleterre depuis cinquante ans, ça aurait été ironique)

— Pourquoi c'est toujours VOUS DEUX qu'on attend, hein ? soupira leur préfet. Vous pouviez pas continuer de sortir ensemble et vous rouler des pelles dans les placards et les salles vides ! C'était quand même plus simple.

Ils levèrent les yeux au ciel de concert. Le reste du lycée refusait d'admettre qu'ils n'étaient plus ensemble. Pendant les quelques semaines de leur relation, ils avaient été le couple phare de leur petit établissement, qui décidément s'ennuyait beaucoup. Ils s'étaient embrassé une fois dans un couloir vide (et d'accord, avec sans doute un peu trop d'entrain) et on leur prêtait maintenant une réputation totalement erronée. C'était pour cela que désormais, ils préféraient fuir les autres pour discuter, même si, au final, ça ne faisait qu'attiser les rumeurs.

Par contre, il était entièrement vrai que c'était souvent eux qui arrivaient en dernier. John avait été mal habitué par Sherlock, dont la notion de ponctualité consistait à dire que l'heure correcte pour arriver, c'était la sienne. Quant à Mary, elle n'avait qu'un intérêt limité pour les cours, et se moquait d'arriver en retard.

— On en rediscute tout à l'heure, indiqua John en prenant le chemin de sa salle de maths, là où Mary rejoignait son cours de littérature renforcée deux classes plus loin. Mon pari est sur la table, il ne tient qu'à toi de le saisir. Je t'aiderai. Et j'accepterai toute ton aide pour la réalisation de mon défi, si tu veux.

Il devait être complètement fou de proposer une chose pareille (elle pouvait se montrer particulièrement ingénieuse pour le mettre dans des situations absurdes pour « provoquer les choses avec Sherlock »), mais il avait vraiment envie qu'elle saisisse son offre.


John avait rencontré Mary durant les deux mois de son enfer personnel. Elle était dans le même foyer que lui, orpheline comme lui. La différence entre eux deux, c'était qu'elle était totalement habituée à cette situation, en ce qui la concernait. C'était tout ce qu'elle avait connu. Elle était née orpheline, avait-elle coutume de le dire. Elle n'avait aucun souvenir de la moindre famille. Elle ignorait ce que ça voulait dire, avoir une famille (là où John en avait connu, sa famille biologique et les Holmes). Sa situation, qui aurait pu être banale dans le système de l'assistanat public, était en réalité très rare.

La plupart des gosses placés avait connu une sorte de foyer. Parfois leurs parents étaient morts, parfois ils avaient été élevés par des grands-parents avant que la mort ne les rappelle, parfois ils avaient été arrachés à des familles maltraitantes... les cas étaient divers, mais globalement, ils avaient tous connu un semblant d'unité familiale, même si elle était toxique, durant un temps, dont ils avaient des souvenirs plus ou moins précis.

Mary n'avait jamais connu ça. Elle avait connu la pouponnière, l'hôpital, l'assistance publique, les familles d'accueil, et les foyers. Sur ses fiches d'inscription à l'école, elle inscrivait toujours rien dans « père » et « mère ». Et la « personne à prévenir en cas d'urgence » variait au gré de ses situations.

Elle ne s'était jamais vraiment adaptée à rien, sans pour autant poser de problèmes à quiconque. On l'avait trimballé de foyer en familles d'accueil au gré des possibilités, et pas parce qu'elle créait des situations conflictuelles. Elle était sage, relativement bonne élève, suffisamment intelligente pour dissimuler habilement tous les écarts qu'elle avait commis. Mais elle ne s'était jamais attachée à personne, avant John. Elle n'avait pas noué de liens particuliers, ni avec ses « parents », ou ses « frères et sœurs », et encore moins ses condisciples au foyer.

Personne ne détestait Mary. Personne ne l'aimait non plus. Ça tombait bien, John avait une excellente expérience dans ce type de profil, pour avoir grandi avec Sherlock.

Au foyer, ils s'étaient vaguement rapprochés, sans pour autant devenir amis. John avait trouvé que Mary avait été la seule bonne chose à retenir de cette pire période de son existence, mais ce bref interlude n'avait pas vraiment suffi à nouer une relation entre eux.

Jusqu'à l'avant-dernière année de collège. Où, au hasard d'un nouveau transfert dans une énième famille d'accueil, Mary avait rejoint par hasard le lycée de John. À ce moment-là, ils étaient vraiment devenus amis.

Cette similitude dans leur existence les rapprochait. Personne ne pouvait réellement comprendre un orphelin qu'un autre orphelin lui-même.

Mais le pire, c'est que Mary ignorait tout de sa famille. Son histoire était ce qui se faisait de tragique, sans être insoutenable. Ses parents biologiques n'avaient pas tenté de la tuer, ne l'avaient pas jeté dans une poubelle ou ce genre de choses qu'on pouvait lire dans les faits divers. On l'avait abandonné dans une boîte, à l'église. Aujourd'hui, ça ne se faisait plus. Mais avant, les orphelinats étant gérés par des religieuses, les enfants à abandonner étaient placés dans un tiroir de l'église, ce qui leur permettait de rester au chaud avant qu'on les trouve et qu'on s'occupe d'eux.

Ce système archaïque n'avait plus vraiment cours aujourd'hui, mais pourtant c'était ce qui s'était produit pour la jeune femme. D'après son assistante sociale et son dossier, elle avait quelques jours à peine. Elle avait été déposée dans le tiroir d'une église dans une couverture bleue, le diacre l'avait trouvée, alerté par les pleurs. Il l'avait confiée à l'État, et c'était tout.

Ou pas exactement. Son nom n'était pas venu du ciel. Il était brodé sur la couverture. Nom et prénom. Mary Rosamund Morstan.

Et il existait, en Angleterre, une seule autre personne référencée qui portait déjà ces nom et prénoms. Une enfant qui avait cinq mois, enterrée au nord du pays au terme de sa très courte vie. Sa mort coïncidait avec la naissance de la Mary de John. Le hasard semblait un peu gros, et John était persuadé qu'il y avait quelque chose à creuser. Maintenant qu'ils avaient internet et tout un tas d'outils à disposition, ça aurait été du gâchis de ne rien tenter, a fortiori quand un certain génie appelé Sherlock Holmes pouvait hacker sur demande tout un tas de bases de données (« je m'ennuyais, alors j'ai décidé d'apprendre », avait-il commenté un soir quand John était rentré du lycée. Il avait eu un match de rugby alors il était rentré plus tard que d'habitude et Sherlock s'était trop ennuyé de son absence, semblait-il). Mais Mary avait toujours fermement refusé de faire la moindre recherche. Elle se complaisait dans son existence d'orpheline.

John voulait respecter sa volonté... mais il était curieux. Même Sherlock était curieux, à vrai dire. C'était le seul moment où il ne détestait pas totalement Mary, trop intéressé par le mystère qu'elle représentait.

John sentit son portable vibrer alors qu'il sortait du cours de maths pour aller en bio. Ce n'était pas la vibration particulière affectée à Sherlock (tout comme il avait évidemment une sonnerie spéciale), alors il regarda (Sherlock pouvait aussi bien l'ensevelir de SMS toutes les dix secondes dans une journée que tenir un silence radio sur plusieurs heures, et les deux situations étaient aussi normales l'une que l'autre. Il ne s'inquiétait donc jamais des messages de Sherlock. Le reste, ça pouvait donc être intéressant)

Ok. J'accepte le marché.

Le message de Mary était accompagné d'un gif d'une main tendue, prête à être serrée pour entériner un deal. John sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Il vérifia que son prof ne le regardait pas, et renvoya le même gif, inversant simplement le sens de la main, pour qu'elle se tende vers celle de Mary. Ils avaient scellé leur accord.

John devait désormais tenter de déclamer sa flamme à son frère adoptif.

Et c'était assurément la pire situation dans laquelle il s'était fourré depuis tout petit.


— John ! Enfin ! Viens, j'ai sorti tous les cartons !

Il y avait toujours quelque chose de magique dans le fait de rentrer à Musgrave. De traverser la forêt après le lycée, sombre et peu accueillante à cette heure de la journée, en cette toute fin d'automne, mais dont John connaissait chaque racine. De voir la maison au loin, tout illuminée, comme un phare dans la nuit. D'en avoir les clés, de franchir le seuil, de pénétrer dans sa chaleur et sa lumière accueillante. Et surtout, de constater que Sherlock, dès qu'il entendait John rentrer, se précipitait de là où il se trouvait pour venir l'accueillir avec un immense sourire et des étoiles plein les yeux.

Depuis l'enfance, il avait bien grandi, et il était désormais plutôt maigrichon. Ses cheveux bouclés s'étaient légèrement assagis, se contentant de rebiquer au bout dans tous les sens, mais ne se dressant plus tout autour de sa tête comme une couronne. Ses yeux étaient ce qui avaient le moins changé : toujours aussi bleus, perçants, illuminés de ferveur quand quelque chose le passionnait.

Et ce quelque chose était souvent John. Et le cœur de John se décrochait toujours un petit peu quand il franchissait le seuil de la maison, et que le temps d'enlever ses chaussures et accrocher bonnet et manteau à la patère, ses gants fourrés au fond des poches, clés jetés dans le vide-poche qui portait son nom, sur le meuble de l'entrée (ils en avaient chacun un, pour leurs clés et tout un tas de petits bric-à-brac : Sherlock avait le sien qui débordait, quand celui de Mycroft était parfaitement vide et immaculé s'il n'y avait pas ses clés), son meilleur ami apparaissait en haut de l'escalier de l'entrée, qui desservait les chambres à l'étage.

John levait les yeux, et son cœur bondissait de voir Sherlock et son regard extatique, Sherlock qui pouvait aussi bien être en pyjama qu'en costume cintré, aussi bien pieds nus qu'avec des chaussettes absurdes à motifs, aussi bien parfaitement normal qu'avec sa blouse de chimiste et ses lunettes de protection sur le nez. C'était toujours une surprise, un émerveillement. John avait hâte de continuer ce rituel quand il vivrait tous les deux à Londres ensemble, et qu'il rentrerait pour découvrir des milliers de facettes de Sherlock.

Ce soir-là, Sherlock était en costume, pieds nus et normal. Il portait une chemise rouge vif, ce qui n'était pas franchement sa couleur (le pourpre, oui. Le rouge sombre, oui. Pas le rouge si vif), mais John savait exactement ce dont il parlait et pourquoi il était en rouge. Tout en descendant l'escalier quatre à quatre, il tendait d'ailleurs à John son pull vert préféré, vert sapin et décoré de petits flocons. John accepta l'offrande tout en le suivant au salon, dénouant la cravate de son uniforme et ôtant son blazer, qu'il posa sur le premier canapé venu. Violet allait râler qu'ils étaient pire que des mômes qui laissaient traîner leurs affaires partout, et John apprécierait de se faire engueuler par sa mère adoptive et tout irait très bien.

John enfila son pull vert, et rejoignit Sherlock au milieu du salon principal du rez-de-chaussée, là où le jeune génie avait sorti six énormes cartons. Il avait décrété que c'était aujourd'hui, et pas autrement, qu'ils devaient décorer la maison pour Noël. Sieger et Violet se moquaient de la déco ou non. Sherlock le faisait selon une logique bien particulière qui n'appartenait qu'à lui. John attendait toujours son signal. Il adorait ce moment privilégié. Juste lui, Sherlock, six boîtes de décoration de Noël, et l'immense maison de Musgrave.

— Tu veux faire quoi en premier ? Le sapin ou les escaliers ? demanda Sherlock.

— Le sapin ! répondit John avec la même joie enfantine que lorsqu'ils avaient sept et cinq ans, et que leur seul problème dans la vie était de savoir combien de sucre d'orge ils pouvaient piquer en douce sur le sapin.

Sherlock acquiesça, ouvrit le carton idoine, et entreprit de faire passer à John les éléments du faux sapin. Ils n'étaient pas tristes de ne pas en avoir de vrai, parce qu'ils en avaient planté deux (un chacun) sur le terrain de Musgrave, plusieurs années auparavant. Qui avaient désormais atteint des tailles très respectables. Ils les décoreraient avec un soin particulier ce week-end. C'était la tradition. Celui de John était en noir et or, celui de Sherlock en bleu et bronze, et ils les soignaient particulièrement. Ils n'avaient donc aucune volonté de tuer un arbre pour le mettre dans la maison, alors qu'ils en avaient deux vrais dehors, et que celui synthétique et plus vrai que nature faisait deux mètres de haut, pour s'en donner à cœur joie.

Avec la force de l'habitude, ils commencèrent aussitôt leur ouvrage, sans avoir besoin de communiquer autrement que par des regards ou des gestes. Ils connaissaient le mode d'emploi pour monter le faux sapin par cœur, et savait où allait chaque branche. Ils étaient rapides, efficaces, et bientôt ils déposèrent le faîte de l'arbre en plastique à l'aide d'un escabeau, puisqu'ils ne pouvaient pas l'atteindre (surtout pas John, même en se mettant sur la pointe des pieds).

— Guirlandes ? propose John une fois leur œuvre achevée.

— Guirlandes, approuva Sherlock. Quelles couleurs ?

Ils avaient un nombre de sets de guirlandes, de boules et de décorations absolument incroyables. Un carton était réservé pour leurs sapins de l'extérieur, selon leur couleur choisie depuis très longtemps. Un carton et demi était dédié aux décos de la maison, les fausses branches de houx, les bougies, les nœuds, les sémaphores, les santons et toutes les guirlandes spéciales qui entouraient la rampe de l'escalier selon un modèle rigoureux et très scientifique.

Ça laissait trois cartons de décorations multicolores, et chaque année, ils cherchaient une nouvelle combinaison à mettre en œuvre, réfléchissait aux thèmes qu'ils voulaient mettre en pratique.

— Hum, j'ai des envies de violet cette année, proposa John.

— Avec du rouge ? proposa le jeune génie.

John approuva. Le violet était la couleur préférée de Sherlock. Le rouge était celle de John. Ils se connaissaient par cœur.

Ils sortirent les guirlandes et les boules correspondantes, plus toutes les décorations qui avaient leur place sur le sapin ou dans la maison quelle que soit leur décision de couleur.

Ils rajoutèrent à leur palette quelques petites touches de blanc, d'argenté ou de bleu glacier, pour rehausser la teinte générale.

Puis ils entamèrent l'enguirlandage en règle du sapin, selon un processus très précis et scientifique. C'était Sherlock qui l'avait établi plusieurs années auparavant, et ils n'entendaient pas le remettre en question. Les guirlandes électriques (il y en avait deux), les guirlandes selon un ordre précis et dans le sens des aiguilles d'une montre, les boules du haut vers le bas, un décompte exact pour s'assurer qu'il y en avait autant de chaque couleur, et qu'elles étaient équitablement réparties entre toutes les zones du sapin, toutes les étoiles, oiseaux, cloches, faux stalactites et décorations rituelles des pays nordiques se rajoutaient à l'équation. Sherlock donnait des ordres, John obéissait, ils travaillaient efficacement, mécaniquement.

Ça aurait pu être insupportable, mais John adorait ce moment privilégié qu'il avait toujours partagé avec Sherlock. Son meilleur ami était un dirigeant exigeant et rapide, qui tendait à John les objets les uns après les autres avec un plan détaillé, et rangeant dans le même temps les boîtes vides avec méthodologie et rigueur. Leurs mains s'effleuraient à chaque fois que John récupérait une décoration des mains de Sherlock pour la placer là il ordonnait, et quand le jeune homme montait sur le petit escabeau pour atteindre les branches du haut, les mains de Sherlock se posaient toujours sur sa taille pour s'assurer qu'il ne tombait pas.

Mais ça ne voulait rien dire. Sherlock avait toujours assuré John quand il grimpait sur quelque chose. Un escabeau, un tabouret, une échelle, le toit de la maison, leur cabane, un mur d'escalade. Sherlock était là pour l'assurer. Systématiquement. Et quand il le pouvait, quand il le devait, il posait ses mains sur lui pour vérifier sa stabilité. Ça avait pris du temps, mais le corps de John n'y réagissait plus de manière aussi flagrante qu'avant. Son cœur s'emballait toujours et sa peau se couvrait de chair de poule, mais quand il était bien couvert comme aujourd'hui, ce n'était pas visible et il n'avait pas besoin de se cacher. Il pouvait simplement en profiter, jouir de ce petit plaisir simple de sentir la paume des mains de Sherlock sur sa peau, à quelques couches de vêtements près.

— Magnifique, conclut John une fois leur œuvre réalisée.

— Comme toujours, répliqua Sherlock avec arrogance.

— La bonne réponse était « c'est vrai, c'est trop beau, félicitations John ! » lui opposa John en imitant une voix nasillarde qui n'avait rien à voir avec celle de Sherlock.

La puberté avait frappé fort, mais pour le mieux. Sherlock avait fini de muer. Il avait la voix grave, presque suave, un baryton profond parfaitement capable d'aller chercher des notes qui avaient tout du soprano, et John était amoureux de sa voix autant que du reste.

— « Oh merci Sherlock, félicitations à toi aussi, c'est grâce à toi ! » poursuivit-il son dialogue imaginaire. « Oh non John, c'est grâce à toi, heureusement que tu étais là ! Tu es fantastique et merveilleux ! » « Oh Sherlock, non, c'est toi qui es fantastique et merveilleux ! »

Les voix que John prenait pour les imiter ne leur ressemblait en rien, mais Sherlock avait un immense sourire, des éclats de rire au fond des yeux, et des paillettes plein le visage et les mains, à force d'avoir manipulé des décorations colorées, et il s'amusait clairement de l'imagination de John.

Il secoua la tête quand John mit fin à son dialogue.

— Tu as une imagination débordante, John. Mais évidemment que tu es fantastique et merveilleux, personne n'en a jamais douté. Allez viens, on a toute la maison à faire maintenant !

C'était dans ces moments-là que John trouvait son existence si difficile. Quand il complimentait Sherlock sous la forme d'une blague stupide, et que son meilleur ami lui répondit avec la plus pure des sincérités et des franchises et qu'il le complimentait en retour avec sérieux. Ça faisait si mal de savoir avec certitude que Sherlock l'aimait.

Car John ne doutait pas une seule seconde de l'amour que Sherlock lui portait. C'était juste que ce n'était pas le même type d'amour que John. C'était un amour fraternel. Parce qu'ils étaient frères. Ils portaient le même nom.

Ignorant son cœur malmené et tambourinant, John ne fit rien pour cacher son large sourire — c'était la période de Noël, il avait une excuse toute trouvée pour sourire comme un idiot en permanence — et suivit Sherlock dans le hall, armé d'un carton de décorations.


Méthodiquement et au prix de nombreux allers-retours entre le salon, toutes les pièces et les cartons, ils décorèrent tout le rez-de-chaussée de Musgrave. À la fin, il y avait du houx, du gui, des branchages, des étoiles et des bougies partout. L'escalier se parait de rouge et de blanc, cette année, et ils avaient disséminé des sucres d'orge rayés de ces mêmes couleurs partout. Le jeu consistait désormais à les manger aléatoirement, au gré des journées. Heureusement, Sherlock et sa mémoire eidétique se souviendrait de chaque emplacement afin de ne pas en oublier un dans un coin pendant toute une année.

La cuisine était décorée, le salon, le bureau, la bibliothèque du bas, la salle à manger et le hall.

Pour l'étage, qui desservait les chambres, deux autres bureaux, les salles de bains, la deuxième bibliothèque et le laboratoire de Sherlock, c'était plus sobre : seules les porte de leur chambre avaient leur déco attitrée. Ils avaient toujours été trop grands pour avoir des lettres de couleur proclamait leur nom sur la porte de leur chambre, mais à Noël, ils régressaient un peu, et ils avaient chacun une couronne qui proclamait leurs noms en lettres rouge et or, et qu'ils installaient sur leur porte de chambre à la période de Noël.

— Une bonne chose de faite ! conclut John alors qu'il parachevait leur œuvre.

— Demain, on fait l'extérieur ? proposa Sherlock.

Il leur restait des cartons spécifiques, pour leurs sapins d'extérieur, et pour mettre des guirlandes lumineuses tout autour du toit, des encadrements de porte, et la grande couronne pour la porte d'entrée, autour du heurtoir. Quelques guirlandes spécifiques étaient également réservées aux drôles de tombes du jardin, qui étaient une part intégrante de leur enfance. Ils ne décoraient plus leur cabane, mais ils faisaient un petit autel dans un coin du jardin avec des guirlandes, des santons, des étoiles, et les urnes contenant les cendres de la famille de John. C'était son hommage personnel à ses parents et sa sœur. La première année, quand il était dans un foyer pour Noël, il avait énormément souffert de ne pas pouvoir décorer tout Musgrave comme il le faisait toujours avec Sherlock. Depuis, il avait à cœur de rendre hommage à ses parents décédés, pour ne jamais oublier la chance qu'il avait d'avoir une famille aimante et bienveillante, et que son bonheur était ce que ses parents auraient voulu pour lui.

— Oui ! acquiesça John avec enthousiasme. Et samedi, on fait des sablés ?

— Évidemment.

John sourit encore plus largement. Sherlock et sa chemise rouge, la lumière tamisée de Musgrave, son pull de Noël vert, la maison décorée et l'air heureux de Sherlock, c'était tout ce qu'il fallait à son bonheur.

Ça, et pouvoir mettre à exécution son envie immorale de baisser le visage de Sherlock et l'embrasser passionnément.

Leurs yeux se croisèrent, se verrouillèrent l'un à l'autre, au milieu du couloir de leur chambre. Ils avaient tous les deux les yeux bleus, mais de deux teintes si différentes.

— Waoh ! Les garçons, vous êtes en haut ? Bravo pour la déco, mais venez m'aider pour le repas, maintenant !

La voix de Violet cassa leur moment et Sherlock détourna les yeux le premier.

— Oui Maman ! cria-t-il en direction de l'escalier, d'où provenait la voix.

Leur mère venait sans doute de rentrer et constater qu'ils avaient bien bossé, mais que si elle ne faisait rien, ils allaient tous mourir de faim ce soir. Sieger n'était pas encore à la maison, et elle demandait toujours à tout le monde de mettre la main à la pâte.

— On arrive ! cria John à son tour.

Il tendit la main à Sherlock qui la prit bien volontiers, et ils redescendirent ensemble en direction de la cuisine.

— Mince, avec tout ça j'ai oublié que j'avais un test demain ! J'ai pas révisé ! signala John en arrivant en bas.

— Quelle matière ?

— Bio.

— Je te ferai bosser après dîner. Ça ne devrait pas être trop difficile.

— Merci. Tu vas ranger les cartons ? Je vais aider Violet. Tu nous rejoins ensuite, hein ?

Sherlock marmonna un truc en réponse, commençant à s'éloigner vers le salon.

— J'ai dit : TU NOUS REJOINS, HEIN ? insista John en haussant le ton.

Sherlock grommela quelque chose d'indistinct, mais cela suffisait à John. Il le connaissait par cœur, le loustic. Il n'avait aucun intérêt pour éplucher des légumes, mettre la table ou ranger des courses, et s'il pouvait s'esquiver en douce, il le ferait. Sauf que John n'aimait pas ça plus que lui, mais il comprenait la nécessité d'aider leurs parents, et il lui suffisait d'obliger Sherlock à l'écouter pour qu'ensuite, il tienne ses promesses.

— Bonsoir mon chéri, le salua Violet quand John entra dans la cuisine, avec le même sourire qu'elle avait depuis quatre ans, qu'il était devenu son fils.

— Salut Violet, répondit-il en retour.

— La maison est magnifique, mon chéri. Sherlock n'était pas avec toi ?

— Il range les cartons, indiqua John. Il arrive juste après. Il a promis.

— Humhum. On sait tous les deux qu'il va mettre le plus de temps possible pour ranger les cartons, hein ?

John rit.

— Entièrement d'accord. Mais j'suis là, moi. Je peux aider.

Sa mère adoptive était déjà aux fourneaux, et elle avait sorti plein de trucs sur la table de la cuisine, dans un ordre aléatoire et qui n'avait aucune logique sinon celle de son cerveau. Sherlock ressemblait beaucoup à sa mère, sur ce point-là. Un truc de génie, comme disait John.

— Tu peux préparer la salade d'endives mon chéri ? Une portion pour toi avec des noix, la nôtre avec du bleu, si ça t'ennuie pas.

Ça n'ennuyait pas John. Il n'avait jamais eu l'habitude de manger du fromage français quand il était petit, et s'il en avait découvert plein grâce à Violet et ses origines francophones, il ne pouvait pas encaisser certains des fromages les plus forts que le reste de la famille Holmes avalait sans sourciller (voire avec plaisir). Mais personne ne lui en tenait rigueur. On séparait les plats et les assiettes, tout simplement. Même s'il avait sa propre portion, il se sentait intégré. Parce que, quand il y avait du chou au menu, et que Sherlock détestait ça, il avait sa propre assiette mise de côté. Exactement comme John et le fromage. On fonctionnait ainsi, chez les Holmes.

John s'assit à table, attrapa une planche à découper, les endives, deux saladiers, et commença sa tache en silence. Parfois Violet aimait parler. Parfois elle devait rester parfaitement concentrée sur sa préparation. Parfois elle pensait à des choses hors du périmètre de compréhension de John et soudain elle lâchait tout, allait noircir une feuille de papier (ou deux, ou douze) de formules incompréhensibles, et le dîner brûlait, et ils décongelaient des pizzas. Il était impossible de prédire l'humeur de Violet, alors John se contentait de ne rien dire en attendant de savoir ce dont elle avait envie, ce soir.

Au bout de quelques instants de silence, il conclut que c'était une soirée calme, et ça lui convenait aussi. John était heureux à Musgrave. Il observait la buée sur les vitres, au fur et à mesure que la cuisine chauffait et qu'il faisait glacial dehors. C'était un jeu, entre lui et Sherlock. Ils écrivaient sur les vitres ou les miroirs des mots-clés, au moment où la température était normale. Quand la buée apparaissait, il fallait dénicher les mots disséminés à plusieurs endroits de la maison, et avec les indices que cela formait, trouver la solution. C'était Sherlock qui avait la main, en ce moment. Le jeu pouvait durer des semaines. Ils n'en parlaient pas forcément, mais ils savaient que ça ne voulait absolument pas dire que la partie n'était pas en cours.

Ils écrivaient principalement dans la cuisine, la salle de bains ou la bibliothèque de l'étage, celles où ils allumaient des feux de cheminée, car c'était les pièces les plus susceptibles de chauffer énormément en peu de temps, quand il faisait froid dehors, et laisser les mots apparaître. Les vitres de leur chambre étaient également utiles, mais moins fréquemment.

Bien sûr, c'était un jeu d'hiver. Ça marchait moins bien l'été. C'était aussi un jeu de chance. Si Sherlock avait écrit sur la vitre trois jours plus tôt, il n'y avait que peu de chances que ça soit encore visible aujourd'hui. c'était pour ça que les parties duraient longtemps. Le maître, celui qui avait la main et cachait des indices, pouvait les disséminer aussi souvent qu'il voulait, où il voulait. L'élève devait compter sur la chance et la météo pour les trouver, et devait penser à les chercher. Parfois John oubliait, tout comme Sherlock. Mais ça leur allait. C'était un jeu lent, passif, amusant pour eux.

Il n'y avait rien à gagner sinon le plaisir de savoir qu'il partageait des messages secrets. Depuis tout-petits, ils avaient l'habitude de se poser des devinettes ou de jouer à « devine à quoi je pense » en posant des questions fermées, ou encore à « trouve le mot auquel je pense avec seulement trois indices ». C'était dans l'ADN de leur relation. Surtout que même si l'un des deux était nettement plus brillant que l'autre, avoir grandi ensemble et se connaître par cœur leur assurait parfois une communication à la limite de la télékinésie.

Sherlock avait inventé cette variante avec la fenêtre et la buée quand John était venu habiter chez eux. John était persuadé qu'il l'avait fait uniquement pour que John se sente chez lui à Musgrave, et qu'il découvre toute la maison en cherchant des indices, sans avoir le sentiment d'être un invité et qu'il ne devait pas se trouver là. Ça avait très bien fonctionné. D'ailleurs, le premier mot caché ainsi que John avait deviné avait été « foyer », ce qui en disait long sur ce qu'espérait Sherlock.

John sourit largement. Il avait raison. Sur la vitre de la cuisine, juste en dessous de l'étoile dorée qu'ils avaient suspendus, il y avait un mot ! Sherlock avait dû l'écrire quand il avait posé les décorations de la cuisine, sachant pertinemment qu'ils viendraient y aider leur mère occupée à préparer le repas, et que cela apparaîtrait.

Il plissa les yeux, cherchant à distinguer les lettres : Amorce.

Là comme ça, ça ne lui disait rien. Il avait déjà quatre autres indices, mais ça ne l'avançait pas beaucoup plus. Sherlock se montrait de plus en plus imaginatif à chaque fois.

Une idée traversa soudain John. Il aurait pu utiliser ce jeu qui n'appartenait qu'à eux pour déclamer son amour à Sherlock. Ça aurait été idéal. C'était leur secret, c'était une énigme comme Sherlock les aimait, ce n'était pas trop frontal ou gênant en cas de râteau. (Qui ne pouvait que survenir, parce qu'ils étaient frères et que c'était mal et que Sherlock ne l'aimait pas comme ça). Ça aurait été parfait... mais John n'avait pas la main. Et vu qu'il ne comprenait rien pour l'instant aux indices de son ami, il n'allait pas l'avoir de sitôt.

Il soupira. C'était dommage, parce que ça aurait été vraiment parfait.


John acheva de couper une endive, et sortit brièvement son téléphone pour noter l'indice. Il n'y avait pas de règle pour l'en empêcher. Sherlock gardait tout en mémoire. John préférait les notes de son portable.

— J'peux mettre des cornichons dans la mienne, de salade ? demanda-t-il.

— Bien sûr chéri lui répondit Violet sans quitter des yeux sa préparation. Bonsoir mon poussin, quel plaisir de te voir te joindre enfin à nous. Les cartons sont parfaitement rangés au millimètre, j'imagine.

Sherlock venait d'entrer dans la pièce, et John laissa échapper un sourire ironique. Leur mère ne manquait jamais une occasion d'épingler son fils.

En guise de réponse, Sherlock émit un borborygme inintelligible. Heureusement, toute la famille Holmes parlait couramment le Sherlock boudeur, et John et Violet traduisirent.

— Tu peux mettre la table Poussin, merci de demander. Ton père sera là dans dix minutes. John, chéri, les endives sont prêtes ?

— Presque ! répondit John. Il me reste le bleu. Et les noix.

— Je peux faire le fromage, offrit Sherlock. Si tu préfères mettre la table.

Il savait qu'au-delà du goût du fromage, John n'en aimait pas l'odeur, et qu'il n'appréciait pas de devoir le découper, puisqu'il avait ensuite la sensation que cela restait sur ses doigts pendant des heures, après.

— Ça me va ! décréta John. J't'aiderai pour les noix ensuite.

Ils échangèrent leur place, John se dépêcha de récupérer les assiettes, les couverts et les verres, et fit les allers-retours nécessaires pour dresser la table dans la salle à manger où ils dînaient toujours systématiquement. Les petits déjeuners et déjeuners et le tea time, c'était dans la cuisine. Les grands repas des occasions spéciales, et tous les dîners, c'était la salle à manger.

Dès qu'il eut fini, il revint en cuisine, et armé d'un casse-noix, il s'installa à côté de Sherlock pour décortiquer les noix et les incorporer à la salade. Le fait qu'ils adoraient ça tous les deux et en mangeaient la moitié directement n'aidait en rien l'entreprise.

— Les garçons ! les morigéna Violet au bout d'un moment. Arrêtez les bêtises. On va diner.

Ils obéirent en souriant, se payant le luxe d'une dernière noix chacun, Sherlock offrant celle qu'il venait de décortiquer à John en guise de dernière offrande et John faisait de même en retour.

Dehors, il y eut un bruit de pneu, puis le silence d'un moteur qu'on coupait, preuve que Sieger rentrait et qu'ils allaient passer à table. Ce fut à ce moment-là que Violet déclara :

— Ah, avant que je n'oublie, votre frère a dit qu'il reviendrait pour les vacances le week-end prochain, et j'ai cru comprendre qu'il nous présenterait quelqu'un, alors je compte sur vous pour être sages ! Surtout toi, Poussin ! John chéri, il est toujours sage !

— Favoritisme ! s'insurgea aussitôt Sherlock avec la grandiloquence qui le caractérisait si bien.

La phrase était banale, mais John venait soudain d'être percuté par une réalisation bien plus grande, et il n'entra pas dans le jeu de Sherlock.


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