Heureusement pour Roshan, le sabbat qui suit Yule ne nécessite pas de sacrifier une chèvre, celui-là. En fait, le 1er février s'avère pratiquement ennuyeux – son grand-père l'oblige à ranger sa chambre et plusieurs pièces pleines de poussière, soi-disant pour célébrer l'arrivée du printemps et rendre la maison pure. Et comme avec Yule, la magie n'est pas permise.
L'Héritier Lestrange est encore trop petit pour nettoyer les rideaux et les tapis, et franchement il n'est pas trop impatient de gagner en centimètres si c'est la corvée qui l'attend. Ils sont supposés avoir Grigri pour ça !
En parlant de Grigri, l'elfe de maison se volatilise pendant la journée, ne réapparaissant que le lendemain matin à son poste usuel dans la cuisine. Évidemment, Roshan lui demande où il était parti.
« Grigri est allé voir sa famille, monsieur » répond l'elfe de sa voix haut perchée. « Puisque le Maître s'occupe de la maison quand c'est ce moment de l'année, Grigri reçoit un congé pour faire ce qu'il veut. »
« Oh » fait Roshan, un peu surpris. « Je croyais que les elfes aimaient travailler ? »
« La famille est importante, monsieur » commente l'elfe d'un ton vaguement désapprobateur. « Et ce n'est pas souvent que Grigri peut la voir, oh non. »
« Eux aussi, ils travaillent ? »
Grigri hoche la tête.
« Certaines familles de sorciers ne donnent pas de congé du tout pour les sabbats, monsieur. C'est mauvais, ça, d'empêcher un elfe de voir d'autres elfes mais si c'est le maître qui ordonne… oh, rien à faire, rien à faire, puisque le maître ne veut pas, mais ce n'est pas bien, monsieur. Mais le petit maître Roshan est un gentil garçon, oui ? Il sait maintenant et il n'oubliera pas. »
« Bien sûr que non ! » affirme aussitôt le garçonnet. « Et si tu veux préparer un cadeau pour ta famille quand tu va les visiter, demande-moi et je te le donne ! »
« Monsieur n'a pas besoin de se déranger, pas du tout » proteste Grigri. « C'est un congé pour les elfes, pas pour les sorciers. Si le petit maître envoyait un cadeau, ce serait étrange, oh oui, tellement étrange, et les autres elfes feraient les gros yeux à Grigri, de si gros yeux, monsieur ! »
« Bon, d'accord » boude Roshan, « je ne te donnerais rien sauf si tu viens me voir. Est-ce que je peux quand même savoir ce que vous faites, pendant le congé ? C'est comme mes anniversaires, vous mangez ensemble et vous jouez aux devinettes ? »
Dans sa tête apparaît l'image assez marrante d'une troupe d'elfes portant des torchons et des taies d'oreillers, occupés à jouer aux cartes pendant qu'ils se passent un bol de petits gâteaux. Mais pourquoi pas, après tout ? Un congé, c'est pour se détendre, et même si l'Héritier Lestrange n'a jamais vu le serviteur attitré du Manoir Lestrange jouer à quoi que ce soit, ça ne veut pas dire que Grigri n'en est pas capable. Peut-être que c'est parce qu'il est au travail, et le travail c'est comme les cours, on n'est pas autorisé à jouer pendant.
Les oreilles de l'elfe s'avachissent un peu.
« Quand les elfes peuvent se voir » il fait d'une petite voix, « les elfes vont dans la campagne, dans les champs et les rivières et les forêts, et les elfes écoutent la voix du vent et des arbres et des pierres, et les elfes remercient les Seigneurs et les Dames de les laisser vivre en paix encore un an. Mais aujourd'hui… oh monsieur... »
Grigri ne pleure pas, mais il a certainement l'air triste, ses yeux globuleux rendus encore plus énormes par l'émotion qu'ils renferment.
« Les forêts sont coupées, monsieur, et les rivières sont pleines de poison et les champs couverts de déchets. Il y a deux ans, un fermier moldu a entendu que nous les elfes étions près de sa grange et il a relâché son chien au lieu de sortir et de dire bonjour, et le chien a presque arraché la jambe de Cricri et il a mordu Tiffy si cruellement au visage que Tiffy n'a plus de nez, plus qu'un seul œil, monsieur… »
Un Héritier de bonne famille n'est pas sensé toucher la valetaille, c'est une règle élémentaire des bonnes manières, mais Grigri paraît si malheureux et bouleversé par ce qui est arrivé à deux de ses congénères, et Roshan se souvient de Perry l'Auror le touchant si gentiment et combien c'est bon de se faire tapoter la tête ou les épaules ou de recevoir une bise sur la joue, surtout quand il a froid à l'intérieur parce qu'il est fatigué ou qu'il a peur ou qu'il se sent seul.
Le poignet de Grigri est aussi osseux qu'il en a l'air, lorsque Roshan pose ses doigts dessus dans une étreinte maladroite et en dépit de n'avoir que sept ans, sa main est déjà nettement plus large que celle de l'elfe, une fois qu'il sera devenue une grande personne ce sera probablement encore pire.
« Monsieur n'a pas à faire ça » déclare l'elfe. « Que dirait le Maître s'il entrait à cet instant dans la cuisine et qu'il voyait le petit maître consoler Grigri, oh Grigri se le demande... »
« Ne t'inquiète pas, je m'arrête » soupire le garçonnet en rompant le contact physique. « C'est juste, je suis désolé, tu sais ? Que tu ne puisses pas voir ta famille souvent, et quand tu peux, c'est gâché à cause de quelqu'un d'autre... »
« Monsieur n'est pas responsable, alors monsieur n'a pas à s'excuser » pointe benoîtement l'elfe. « Et Grigri connaît les termes du marché, et il les a accepté, quand il est entré au service du Maître et de la maison du Maître. Grigri est content de ce qu'il a. »
« Mais si tu n'étais pas content, tu me le dirais ? Un jour, ce sera moi ton maître, et je devrais m'occuper de toi » lui rappelle Roshan. « Et j'ai l'intention de bien le faire, alors aide-moi ! »
Grigri sourit et ses oreilles cessent de pendouiller, se redressant dans les airs.
« Un bon elfe de maison doit veiller à ce que son maître soit satisfait, que le petit maître soit rassuré. Grigri lui fait confiance, si monsieur lui fait confiance aussi. »
« Autant que je peux » déclare Roshan, et ce n'est pas exactement un mensonge.
L'Héritier Lestrange fait confiance à Grigri – comment ne pourrait-il pas, alors que l'elfe a contribué à l'élever pratiquement depuis le jour de sa naissance ? Mais il n'oublie pas non plus que son grand-père est le Maître de l'elfe, et qu'un elfe doit obéir à un ordre du Maître peu importe la nature de celui-ci.
Roshan ne peut pas se fier inconditionnellement au serviteur de sa famille, pas tant que son grand-père ne sera pas mort et enterré – un portrait a tellement moins d'autorité qu'un être humain en chair et en os, et Romulus Lestrange n'est pas du genre à devenir un fantôme, il est trop fier pour se contenter d'une semi-existence. En attendant, il surveillera ses paroles et ses actions aux alentours de l'elfe, parce qu'il ne sait pas quand son grand-père décidera d'obliger Grigri à cafarder afin de vérifier que l'Héritier Lestrange se souvient constamment du rang qu'il doit tenir.
Perry l'Auror répète que les gamins devraient tous avoir un copain auquel raconter absolument n'importe quoi. Roshan se demande ce qu'il penserait de la situation présente, vu que le garçonnet ne peut dire ses secrets que dans l'intérieur de sa propre tête.
Perry ne dirait probablement rien de poli.
