Les lèvres chaudes pressées contre sa peau étaient d'une douceur absolue, trop pour être naturelle. La chaleur qu'elles dégageaient ? Tout aussi impossible, d'autant plus qu'elles appartenaient à un vampire et qu'un mort ne pouvait être autrement que froid. Et pourtant, Jackson sentait cette fièvre contaminer sa peau, son sang, son âme. Il n'y avait rien de normal dans ce qu'il vivait, rien. Le simple fait qu'il se sache pantin, à l'état de proie devrait l'alerter ou réveiller les instincts torturés de son loup. Mais l'animal lui-même avait déjà abandonné la partie au profit du plaisir, de cette drogue salivaire qui le faisait planer.
Jackson n'avait pas complètement conscience de tout ce qui l'entourait. Il retenait juste les crocs dans sa gorge, les lèvres chaudes appuyant sur sa peau, insistantes. Le vampire en voulait plus, toujours plus et cela tombait bien, car il en était de même pour Jackson. Lui aussi voulait planer plus, toujours plus. Voler, sortir de son corps, juste pour oublier cette douleur aussi bien mentale que physique qui ne cessait de lui pourrir la vie. Celle qui le tuait à petits feux.
Alors non, le loup-garou n'avait pas réellement conscience de ce qui était en train de lui arriver. Il ne savait pas que son corps passait de crocs en crocs, que les vampires étaient plusieurs à prendre plaisir à le vider. Oh, ils ne le tueraient pas, n'iraient pas boire jusqu'à plus soif : simplement, ils en profitaient. Le sang lupin était rare, pour la simple et bonne raison que ces êtres étaient peu à se laisser mordre volontairement – et forcer un loup-garou à présenter sa gorge n'était pas aussi facile qu'on pouvait le penser. Physiquement parlant, il était relativement aisé de prévoir qui pourrait avoir le dessus sur l'autre. Il n'empêche toutefois que ces créatures de la nuit disposaient de plus d'un tour dans leur sac pour obtenir ce qu'elles voulaient.
Ce n'était pas pour rien que certains de leurs congénères avaient réussi à venir à bout de la meute de Beacon Hills.
Ce n'était pas pour rien qu'ils avaient laissé quelques-uns de ses membres en vie.
Il fallait bien montrer que la force ne faisait pas tout et que parfois… La proie pouvait se révéler être une froide prédatrice si les astres s'alignaient. Il lui fallait l'intelligence, la vivacité et le nombre. Ce jour-là, elle avait tout eu.
Alors il était jouissif pour ces êtres assoiffés de sang de se repaître de celui d'un loup-garou, que l'on savait appartenir à cette meute morte… Pour la simple raison que c'était ce qu'il avait laissé échapper un soir, à moitié dans les vapes. L'user de la sorte était donc un plaisir inouï dont il fallait profiter sans vergogne. Un loup-garou qui s'offrait tout en sachant qu'il pouvait lui arriver n'importe quoi… Quel bonheur. Et si l'on n'avait pas dépassé les bornes pour le moment, certains y songeaient déjà. Il était facile de se faire plaisir lorsqu'anesthésier sa victime ne prenait qu'un coup de crocs… Pas plus d'une seconde et que la toxine rendait complètement stone durant de longues minutes, parfois heures. En ce qui concernait la mémoire, c'était autre chose. Certains avaient rapporté que le plaisir que leur apportait le venin leur faisait tout oublier et d'autres… Qu'ils gardaient conscience de leur corps et de leurs gestes tout le long du processus. Mais ce n'était pas ça qui arrêtait la plupart des vampires « bien élevés ». Non, il s'agissait plus d'une question pécuniaire.
Ici-bas, on aimait l'argent. On choyait chaque poule aux œufs d'or, ou presque, dans l'espoir de créer une certaine fidélité et d'engranger plus de billets. Car il fallait avoir les moyens pour se payer les crocs d'un vampire, et nombreux étaient les pauvres bougres à vouloir s'évader du monde qui les entourait. Le loup-garou qu'ils utilisaient éhontément était jeune et avait du désespoir à revendre : une aubaine pour ces amateurs de sang qui avaient choisi d'user de leurs dents de manière lucrative. La façon dont ce client particulier s'abandonnait ? Exquise, addictive. On ne voulait pas risquer de lui faire quelque chose qui pourrait le pousser à ne pas revenir… On n'avait pas la moindre intention de le perdre. La rareté faisait le soin. Alors pour l'instant, on pouvait l'épargner.
Tant qu'il avait de l'argent.
Sitôt qu'il serait à sec, les choses changeraient et le pire, c'était que ces êtres de la nuit en avaient pleinement conscience : ils attendaient ce moment avec impatience. Car si le sang de Jackson était on ne peut plus délicieux et que sa rareté ne faisait qu'ajouter à sa délicatesse, l'on ne pouvait mettre de côté la haine viscérale que les vampires portaient aux lycanthropes. Achever de détruire ce spécimen physiquement bien gâté par la nature était un fantasme pour nombre d'entre eux. Pour l'instant, on se contentait donc d'obéir à ses désirs simples et d'en profiter toujours un peu plus à chaque fois. Qu'y avait-il de mal à ça ? L'on était certain que ce client particulier était d'accord avec cette idée, tant son désespoir le faisait basculer dans la démesure.
Chacun des vampires profitant de cette petite réunion sentait son odeur. Ils savouraient sa douleur qui continuait de ressortir malgré son inconscience partielle, se repaissaient de cette espèce de terreur qui semblait le bouffer jusqu'à la moelle. Le jeune loup n'avait plus rien pour lui, à part sa carcasse et ses tracas. Une aubaine pour ces gens dont la morale s'en était allée avec leur vie. Qu'il continue d'être triste, d'assister à l'effondrement de chaque pan de sa vie ! De ruminer chaque souffrance, de se rappeler chaque moment qui n'aurait plus jamais de répétition. De constater à quel point son existence avait perdu toute sa valeur. Oui, qu'il continue, qu'il continue de consolider malgré lui cette dépendance au venin vampirique.
L'un des vampires lorgna longuement ses lèvres avant de s'en emparer. C'était courant, lors de « transactions » de ce genre. L'échange sang-venin s'accompagnait souvent de contacts physiques plus ou moins intimes – les baisers étaient extrêmement courants dans ce cas-là. Consentis ou non, l'on ne se posait pas la question, ici. La substance tant appréciée chez les vampires, et qui était le fondement même de son commerce, éveillait certains instincts tout en en éteignant d'autres. Si l'on n'avait pas forcément envie de sexe en tant que tel, l'on se faisait plus… Aguicheur malgré soi. Et les vampires, d'un autre côté, adoraient ça, pour des raisons… Plus que discutables, mais qu'ils n'exposaient jamais. Jackson lui-même, qui n'avait que quelques réminiscences de ces séances, n'avait pas cherché à savoir. Tant qu'il obtenait ce qu'il voulait, tant qu'il oubliait… C'était à peine s'il sentait les lèvres bouger sur les siennes. Non, lui, il ne se concentrait que sur la douce sensation du venin s'écoulant dans ses veines… La seule qui puisse lui plaire.
Alors il faisait abstraction – malgré lui – de tout ce qui était extérieur à la manipulation qui le faisait fondre de façon malsaine… Qui, en soi, le mettait dans un état de vulnérabilité totale. Il ne perçut pas grand-chose des pas qui se dirigeaient dans la direction du petit groupe – sa direction.
- Bande de malpropres, on avait dit pas dans les couloirs !
La voix, il l'entendait à peine… Il percevait davantage les battements des cœurs morts des êtres qui le manipulaient éhontément, les bruits de succion sur sa gorge, son poignet… Toutes ces choses qui le rendaient complètement apathique.
- Mais qu'est-ce que… Mais vous êtes en train de le vider, lâchez-le !
Et Jackson planait. Il planait si loin qu'absolument rien ne lui importait. Qu'il ne s'imaginait pas qu'on était sur le point de lui retirer son bonheur illusoire, sa délivrance. Sa porte de sortie éphémère de l'enfer. Et lorsque sa vie se terminerait, il voulait que ce soit ainsi. Qu'il meure, vidé de son sang, mais définitivement apaisé par le venin.
