Le shérif n'avait pas bonne mine. Les traits tirés au point de le faire vieillir d'une dizaine d'années, il salua Isaac sans trop y mettre la forme : il n'avait pas l'air d'avoir le cœur à faire le moindre effort à ce niveau-là. Être présent… C'était tout ce qu'on pouvait lui demander. Tout ce que Derek – et lui seul – avait eu le pouvoir d'exiger de lui. Ils entretenaient une telle relation de confiance qu'ils s'accordaient le droit de se demander des faveurs de temps à autres. Et même si celle-ci était difficile à honorer quant à ce qu'il vivait en ce moment, Noah Stilinski l'avait acceptée. Si Derek ne lui avait pas précisé le pourquoi de sa demande concernant sa venue, l'homme de loi, le connaissant, n'avait pas posé de question mais il espérait secrètement que ce… Rendez-vous serait vite expédié. Disons que la découverte de la Jeep continuait de le miner et… De lui rappeler un nombre incalculable de souvenirs qu'il souhaitait d'ores et déjà oublier. Le pire dans tout ça ? L'espoir impossible était né. Et il le torturait avec une puissance incommensurable. Alors oui, l'homme de loi était peut-être un peu pâle, le regard quelque peu fuyant. Il ne se montrait pas aussi chaleureux que d'ordinaire, n'osait pas demander à Derek de faire rapidement ce pourquoi il l'avait fait venir. Oh oui, cette putain de Jeep le remuait et il savait qu'il lui faudrait quelques jours, peut-être des semaines pour se remettre de ce doute. Car oui, un simple doute avait le pouvoir de le rendre malade. Honnêtement, il ne pensait pas que Stiles soit en vie. Son espoir, ce doute… Concernait les circonstances de sa disparition, de sa mort. Tout ce qu'il voulait, c'était en savoir davantage et, peut-être… Retrouver le corps de son fils. Peut-être qu'à ce moment-là, il parviendrait à faire son deuil… Des années qu'il se traînait son spectre sans réellement pouvoir s'en détacher – et encore, il avait réussi à trouver un semblant de stabilité dans cette vie aussi morne que remplie.
Le moindre changement, la moindre découverte, le moindre doute… Un rien pouvait détruire le fragile équilibre qui régissait son existence.
- Un café ?
Noah releva un regard partiellement absent vers Derek. L'alpha non plus n'avait pas l'air très en forme. C'était même peut-être encore pire que la dernière fois qu'il l'avait vu – le shérif percevait quelques rides qu'il ne lui connaissait pas. Derek avait l'air… Préoccupé.
- Un whisky, répondit Noah après avoir poussé un soupir. Je crois que c'est la seule chose qui me fait envie à l'heure actuelle.
Si l'expression faciale de Derek trahit une certaine tension, il hocha la tête. De son côté, Noah ne se préoccupa de la manière dont il devait sans doute le percevoir à cet instant précis – il n'en avait cure. Il était suffisamment au fait des dons lupins pour savoir que feindre une certaine forme ou une humeur égale ne servirait à rien : ce qu'il ressentait était trop fort pour être dissimulé d'une quelconque manière. D'un autre côté, il connaissait Derek tout comme il connaissait Isaac. Sans être un membre de la meute de Beacon Hills à part entière, Noah y était lié et savait pertinemment qu'on ne le jugerait pas – et pas juste parce qu'on connaissait son histoire. Chacun avait sa vie. Dans ce groupe quelque peu hétéroclite, on respectait le vécu de chacun sans jamais dénigrer les réactions qu'il pouvait provoquer. Dans le cas de Noah, c'était la mort qu'il combattait à sa manière, celle qui avait emporté son fils. Celui qui était parti bien trop tôt pour qu'on le rencontre, celui qu'on n'avait donc jamais connu. Cet homme, qui avait déjà perdu sa femme des années plus tôt, vivait tel un fantôme, pour son travail. Toutefois, sa dévotion régulière envers la meute tendait à laisser penser qu'il était doucement en train de passer à autre chose et qu'il apprenait à s'ouvrir – accepter la présence d'êtres surnaturels dans sa ville n'avait pas été aisé à avaler pour lui et ce, même s'il connaissait déjà leur existence en ce bas monde.
Derek s'éclipsa quelques instants dans la cuisine, laissant Isaac seul avec le shérif. Evidemment, le jeune loup n'était pas très à l'aise : s'il appréciait Noah, il se sentait toujours très petit lorsqu'il se retrouvait face à lui. L'homme de loi, qu'il connaissait droit dans ses baskets et fort de caractère, lui paraissait si lourd lorsqu'il laissait tomber le masque… Comme si le poids de ses souvenirs, de la mort, s'écrasait sur ses épaules sans vergogne. C'était d'autant plus vrai qu'il percevait chaque nuance de son odeur avec aisance – il se retenait de ne pas aller ouvrir la baie vitrée tant elle était dure à supporter. Le loup intérieur d'Isaac avait les oreilles rabattues et se recroquevillait dans son esprit en couinant : la peine qui provenait du shérif prenait énormément de place dans l'air ambiant. Elle était en quelque sorte tangible, presque comme un élément dont on pourrait se saisir. Ainsi, Isaac n'eut pas la moindre idée de ce qu'il pourrait dire pour engager un semblant de conversation et, ainsi, lui changer les idées. Il le voulait, mais… L'inspiration lui manquait. Avec ce genre de personnes, celles que la vie n'avait pas épargnées, il était toujours difficile de trouver les bons mots, surtout lorsque l'on était maladroit comme lui. En ce sens-là, l'adolescent plaçait l'hypothétique Stiles et le shérif au même niveau, même si les choses lui semblaient un peu plus naturelles avec le plus jeune – question d'âge, sans doute. En tous les cas, tous deux transportaient un lourd bagage… Et ça, c'était pour lui impossible à nier. Comme une évidence que l'on ne pouvait en rien effacer.
Par chance, Derek revint rapidement, un verre rempli d'une boisson à la teinte ambrée dans la main. Il n'avait pas pris de bouteille, à raison : Isaac connaissait le passif quelque peu tumultueux du shérif avec l'alcool. Derek… Aussi. Ainsi, il n'empêchait pas l'homme de loi d'étancher sa soif désespérée, mais ne lui permettait toutefois pas d'abuser. C'était lui qui choisissait sa dose. Après tout, le but n'était pas de le soûler, plutôt de lui permettre de tenir le coup quelques instants de plus. Et si l'hypothèse de Derek s'avérait exacte, ce verre-là ne serait définitivement pas de trop.
- Comment se porte Beacon Hills, côté humain ? S'enquit-il.
Il posait toujours cette question au shérif. Aussi étrange soit-elle, elle lui permettait de briser la glace rapidement tout en laissant ouvert un certain champ des possibles. Il entendait un cœur perturbé battre à l'étage… Un cœur dont le propriétaire avait certainement dû entendre la sonnette – peu discrète – qui avait annoncé l'arrivée du shérif. Si Derek appréhendait la rencontre qu'il avait organisée entre les deux, il ne pouvait toutefois pas la précipiter. Dans tous les cas, le shérif risquait d'en prendre un coup – il fallait donc accuser celui-ci par avance. L'homme n'était plus tout jeune et Derek savait… Qu'il ne pouvait pas jouer avec ses espoirs, notamment celui que l'humain n'arrivait pas à cacher. Malgré ses efforts pour l'enterrer, il restait visible, sous la forme d'une lueur discrète qui refusait de s'éteindre et se battait envers et contre tout pour subsister. D'aucun trouveraient cette résistance courageuse… Ou vicieuse. Entretenir un tel sentiment pouvait être aussi salvateur que destructeur, le tout était de savoir faire la part des choses.
D'accepter parfois l'inéluctable, que l'on jugeait souvent impossible. Par déni, par peur d'une rupture définitive avec l'espoir, la vie. Le fil qui faisait tout tenir.
- Rien à signaler, finit par répondre Noah après avoir bu quelques gorgées ridicules par leur petitesse.
Comme s'il connaissait parfaitement la manière de faire de Derek et qu'il profitait un maximum de cet élixir dont il ne pourrait reprendre ici.
- Beacon Hills est une petite ville de campagne, ajouta-t-il, l'air de rien.
Comme s'il avait peur du silence, des vides qui écrasaient son corps humain.
Et Derek le comprit. Alors, celui-ci fit en sorte de lui parler de tout et de rien, faisant fi de son côté quelque peu taciturne qui, lui, appréciait l'absence de mots. Ce n'était pas quelque chose qui le dérangeait ou qui le mettait mal à l'aise : mais quand le shérif se retrouvait dans la même pièce que lui, il se devait d'éloigner un temps ses démons du passé. Dire que l'homme de loi avait de grandes chances de se retrouver face à l'un d'eux, l'un des plus grands…
Pour Derek, c'était un risque à prendre, qui dépassait tous ceux qui guettaient le shérif depuis des années déjà. Une simple voiture avait ravivé un grand nombre de choses en lui, toutes aussi positives que négatives avec, en première ligne, l'espoir.
Ainsi, après quelques minutes, le loup-garou fit un point dans sa tête et estima que le moment était venu – d'autant plus qu'il sentait toujours l'angoisse de son protégé, confiné à l'étage. Il leva les yeux vers Isaac, lui fit signe, sous le regard perplexe du shérif. Sitôt que le louveteau se fut levé et dirigé vers les escaliers, l'air tendu, Derek reporta son attention sur cet homme qui, plus qu'un allié, était en quelque sorte devenu un ami avec les années. Intérieurement, il croisa les doigts. Il fallait qu'il ait raison. Le cas échéant, il gèrerait la situation, mais ce serait bien plus difficile que si les choses étaient positives. Alors il espéra, et lâcha de façon hésitante :
- J'ai quelque chose… Quelqu'un à vous montrer.
