Tout le monde l'aurait prévu. Quelques jours après le retour de Monica au sein de Saint Seiros, un bon paquet d'élèves se demandait déjà si Edelgard me jetterait pour finir avec elle. Il fallait reconnaitre que cette gamine était plus tenace qu'une tâche de sauce tomate sur un chemisier blanc (particulièrement dur à enlever) et aussi collante qu'un vieux chewing-gum incrusté sous la semelle d'une godasse (ce qui n'est pas une mince affaire non plus). En tant que personne respectable (cela sonne mieux que complètement paumée) j'avais donc autorisé Monica à « rattraper le temps perdu » et qui étais-je pour interdire à deux amies de parler du temps et des oiseaux ? Sauf qu'elle ne la lâchait pas. Jamais. Elle l'accompagnait même pour se rendre aux toilettes (un truc de filles) ! Après moins de cinq jours, je ne savais plus comment me comporter. Comment agirait réellement une petite-amie face à une telle situation ? Certains me répondront qu'il faut foncer dans le tas, et c'est d'ailleurs la stratégie que Dorothea avait choisie de mettre en place. Ne soyez pas surpris, dans un lycée tout arrive plutôt vite et tout le monde sait qu'une seule journée dans la vie d'un adolescent équivaut à au moins six mois dans celle d'un adulte responsable.

—T'es certaine que c'est une bonne idée ?

—Bien-sûr que oui ! Un peu de jalousie, mais surtout pas trop !

Pour une raison obscure (surtout embarrassante) Dorothea détestait Monica. Parce qu'elle était instable principalement (même si je pensais également que Dorothea et Claude n'avaient pas la lumière à tous les étages au début et aujourd'hui encore) mais surtout parce qu'elle spoliait absolument tout le temps libre de ma petite-amie. Et sans temps libre, la chanteuse ne pouvait plus profiter de sa très chère Edie. J'aurais volontiers pu lui faire grâce du temps qu'elle était censée me consacrer pour la réconforter un peu mais il y eut de plus en plus d'imprévus. Le genre d'imprévu aux cheveux rouges. A peu de choses près on pouvait dire que Monica était telle une allumette à laquelle Dorothea aurait rêvé de mettre le feu. Mieux encore : rater son coup et la casser en deux ! Mais d'après elle, c'était mon job et non le sien. Elle s'était occupée de toute la théorie et je devais me charger de la pratique. Je me demande encore comment j'ai pu laisser Dorothea et Claude devenir coach dans ma vie amoureuse : c'était un vrai désastre.

—Elles arrivent ! Préparez-vous !

La chanteuse, finalement aussi créative que Claude lorsqu'il s'agissait d'élaborer des plans, avait envoyé le cerf en mission pipi pour surveiller l'entrée du réfectoire. L'heure était venue pour moi de me fondre dans mon rôle de petite-amie possessive (un peu mais pas trop) que les deux (surtout Dorothea) avaient élaboré pour moi. Je n'avais vraiment aucune idée d'où j'avais mis les pieds en me résignant à jouer la comédie.

—C'est l'heure de t'armer de ton plus beau sourire !

—Je ne sais pas faire ça.

—Prends exemple sur lui !

Car niveau sourire Claude était imbattable. Il fallait dire qu'un simple sourire ou regard charmeur suffisait à gonfler ses ventes. Une technique de commercial, vous voyez. Avec une belle gueule et des dents parfaitement alignées rien n'est impossible !

—Et si c'est trop compliqué, je ne sais pas, imagine un lapin faisant des bonds dans un champ ?

—Avant de se faire dévorer tu veux dire ?

—Je suis sûre que ce lapin est heureux tant qu'il l'ignore !

Sauf que moi prenais vraiment le risque de me faire dévorer toute crue. Pas par Monica, elle, ne m'impressionnait pas le moins du monde. Plutôt par Edelgard que je ne connaissais pas plus que ça finalement. Mais c'était le plan de Dorothea, j'imaginais donc qu'elle avait pris ces quelques détails en compte. Elle devait forcément l'avoir fait, non ?

—Ha, Edie ! Te voilà !

La chanteuse s'était bien évidemment arrangée pour qu'Edelgard (et donc Monica par la même occasion) n'arrive qu'après nous à la cafétéria. Je n'avais rien voulu savoir à ce moment-là mais trouve aujourd'hui particulièrement ingénieux d'avoir envoyé la blanche à son casier récupérer son « kit de survie » pour l'arrivée inopinée de Mère-Nature. Entre femmes, il fallait se soutenir.

—J'ai trouvé de quoi me dépanner finalement ! souriait-elle sans gêne ni honte.

Et il n'y avait aucune raison d'être gênée. Lorsqu'elle ne nous pliait pas en quatre pendant deux jours complets l'artillerie pour donner la vie était merveilleuse ! Qui ne rêverait pas d'avoir les hormones en ébullition, des changements d'humeur fréquents ainsi que des boutons plein la tronche après tout ?!

—N'hésite pas si tu as besoin de quelque chose surtout.

D'apparences, Edelgard paraissait vraiment attentionnée comme personne. Certainement parce que Dorothea était une de ses plus proches amies. Irait-elle chercher un tampon à Monica si elle se retrouvait coincée dans les toilettes pour filles du lycée la jupe bonne à brûler ? Je n'avais franchement pas très envie de le savoir ni d'imaginer la scène. Surtout au déjeuner.

—Tu es la meilleure !

Brossage de poils terminé, Edelgard s'assied en face de moi et bien-sûr l'allumette se glissa à côté. Je ne l'avais encore jamais vu d'aussi près (je fuyais la cafétéria souvenez-vous) mais la trouvais normale. A peu près. Plus normale que moi et la grimace qui traversa mon visage quand la chanteuse m'envoya discrètement (mais violemment) son coude entre les côtes.

—Tu as passé une bonne journée ? m'exclamai-je dans des aigus plutôt désagréables.

J'entendis le souffle de Dorothea sortir de sa bouche avec désespoir et je savais que Claude se retenait de rire. J'avais prévenu que je n'étais pas douée pour ça pourtant. Et un peu d'aide aurait été la bienvenue. Surtout qu'Edelgard m'examinait maintenant avec étonnement. Alors je ne la laissai pas répondre.

—Je me disais qu'on pourrait rentrer ensemble ce soir.

C'était un peu mieux. Mais les yeux malachites m'invitaient à continuer davantage.

—Puisque nous n'avons pas eu l'occasion de le faire lundi.

Le sourire de la brune fendit ses lèvres en deux. Un peu jalouse mais pas trop, m'avait-elle dit. Franchement, marquer son territoire était bien plus difficile que de pisser sur un panneau de sens interdit.

—Mon père passe me prendre ce soir, il souhaite m'emmener dîner.

—Ah oui ?

Ça aurait dû être à moi de demander « ah oui ? » mais Monica me priva de ce luxe et ce fut son premier affront à mon égard (loin d'être le dernier). Je pouvais supporter qu'elle soit amie avec Edelgard, qu'elle passe un peu de temps avec elle, qu'elle se coiffe de manière ridicule ou bien qu'elle ait des putains d'yeux en cœur devant ma copine. Mais certainement pas lorsque j'étais présente ! Officiellement, j'étais la petite-amie d'Edelgard et j'avais donc droit au minimum de respect que cela impliquait.

—Il veut se faire pardonner pour toutes les fois où il a annulé. Il m'a assuré que ce serait différent cette fois-ci.

—Je vois que ton père est toujours très occupé. Il t'avait pourtant promis de prendre plus de temps pour toi.

—Ce n'est pas si grave. Son travail est important et je peux le comprendre.

—Si tu as besoin d'en parler, sache que tu peux m'appeler n'importe quand ! Je serais toujours là pour toi !

Cette fois-ci, je n'attendis pas que Dorothea me brise une côte, un genou ou même la nuque car mon humeuromètre virait au rouge. J'ai beaucoup parlé des visages de Claude et de Dorothea qui invitaient à les gifler, eh bien, concernant Monica, c'était mon poing fermé que j'avais envie d'envoyer dans son visage niais pour noircir un peu ces yeux en cœur qui me déplaisaient tant. Seul un éternel célibataire trouverait cela disproportionné. Plus que sauver les apparences, il s'agissait d'un simple principe de base : on ne s'attire pas les faveurs d'une fille prise. Encore moins devant sa petite-amie. Si je ne trouvais pas dérangeant qu'elle entretienne une certaine obsession à l'égard d'Edelgard il était hors de question que je la laisse me faire passer pour une idiote devant tout Saint Seiros.

—Monica, intervins-je, c'est ça ? Tu as l'air d'être une fille très gentille et vraiment, vraiment très attentionnée, mais ne t'inquiète pas pour Edelgard je la réconforterai si elle en ressent le besoin.

Je ne savais pas forcer un sourire. Encore moins feindre d'apprécier quelqu'un que je m'apprêtais à détester moi aussi. Et par-dessus tout, je ne réfléchissais que rarement avant d'agir (ou de parler). Comme dans le cas présent, car Edelgard affichait maintenant une expression accidentée.

—Quoi ? anticipai-je. Je dis seulement que je suis là pour ça, de cette façon elle aura plus de temps pour elle. Pour défaire ses cartons par exemple, ranger sa chambre et ses petites affaires, ce genre de trucs.

« Et foutre la paix à ma nana aussi » me retins-je d'ajouter au risque de me prendre une tannée. Un peu, mais pas trop, Dorothea avait dit. Mais la demi-mesure, je ne connaissais pas non plus. Est-ce que cet élan de sollicitude était crédible ? Certainement pas plus que prétexter être agacée pour des questions de principes seulement mais ça c'était un tout autre détail.

—Après tout, tu viens à peine de rentrer Monica, j'imagine que tu es très occupée !

L'allumette devait avoir autant de considération pour moi qu'elle en aurait pour une pièce de cinq cent tombée d'une poche sur un trottoir. Et j'étais aussi certaine qu'elle n'avait guère plus de considération pour tous les pauvres types dans la rue prêts à se jeter sur cette pièce de cinq cent afin d'espérer pouvoir se payer un casse-dalle (ou une bouteille de rouge) puisqu'elle aussi était une privilégiée. Pour ma part, et Claude et Dorothea auraient été d'accord, j'étais plutôt fière de moi. Je ne m'étais ni laissée démontée ni impressionnée par son petit manège. Et surtout, j'y avais mis les formes. Je pouvais devenir très désagréable (plus que d'ordinaire disons) lorsque quelqu'un osait s'en prendre à mon égo. Ne pas la gifler (je n'avais pas de crayon à papier à portée) était déjà une preuve de retenue et de savoir-vivre considérable !

—Sur ce, si vous voulez bien m'excuser, fis-je en me levant.

J'avais avalé mon sandwich en quatrième vitesse et ma mission était plus ou moins accomplie. En d'autres termes, je n'avais plus rien à faire ici si ce n'était éviter que la situation dégénère. Vous n'avez pas encore idée d'à quel point je peux me montrer brute quand je le veux (et même quand je ne le veux pas) et j'avais épuisé mon capital délicatesse.

—Je dois filer, j'ai rendez-vous avec le cancer, expliquai-je avant de m'adresser à Edelgard. C'est toujours okay pour demain ? En plus il n'y aura personne chez moi.

Il n'y avait jamais personne chez moi, mais le préciser m'avait apporté une dose de satisfaction non négligeable. A peu de chose près, j'imagine, c'est ainsi que l'on marque son territoire. Dorothea et Claude me donneraient un A pour cette magnifique prestation.