Le lendemain, une voiture noire au vitre teintées déposa Edelgard devant l'adresse que je lui avais indiquée et ne reparti qu'après réception de la marchandise seulement (il manquait juste ma signature sur le recommandé à ce stade). C'était vraiment dingue, et jamais je n'aurais pensé être un jour témoin de ce genre de scène abracadabrante qu'on ne voyait que dans les séries télévisées (où des jeunes passent leurs journées à baiser dans tous les coins en se targuant d'être pleins aux as). Edelgard était l'héritière d'une grosse fortune mais ce n'était pas non plus la fille de je-ne-sais-quel président ou ministre (et loin d'être du genre à se dévêtir au bahut étais-je convaincue à ce moment). Si à l'époque vous m'aviez dit que je finirais par devenir la petite-amie de ce genre de gamine née avec une cuillère en diamants dans la bouche je vous aurais ris au nez et plutôt deux fois qu'une. Imaginez voir débarquer chez vous une camarade de classe et son chauffeur privé dans un uniforme sans un pli. Il ne manquait plus que les blindés et gardes du corps pour parfaire le tout. Ne demandez jamais à un privilégié de prendre le bus ou le métro au risque de vous retrouver sous les roues puis dans un sac mortuaire sous forme de puzzle humain.
Je m'étais jusqu'ici toujours rendue chez elle mais avec l'arrivée de la nouvelle et des cartes à redistribuer selon Dorothea j'avais proposé que l'on se retrouve chez moi pour changer. Et, puisque l'examen de littérature était passé nous avions convenue de prendre pour cible les mathématiques. Evidemment, je n'avais à aucun moment informé Edelgard que c'était une matière que je savais gérer sans problèmes mais ce n'était pas un mensonge puisqu'à mes yeux, la blanche m'apprenait surtout à y mettre du mien et m'investir. Pour que cela soit tout de même un peu plus crédible, j'avais volontairement glissé quelques erreurs dans l'exercice d'application de la loi binomiale qu'elle avait aussitôt corrigée. « C'était juste pour être certaine que tu suives » avais-je plaisanté ensuite. Et après deux heures à s'acharner, même avec des facilités, j'avais la tête en feu.
—Pas si mal.
—Pas si mal ? répétai-je faussement outrée. Tu déconnes j'espère, j'ai quasiment eu tout bon !
—C'est vrai. On pourrait même espacer les révisions si tu continues ainsi.
—J'ai eu tout bon uniquement parce que tu es là pour m'indiquer la méthode.
Si je n'avais pas été emballée par l'idée de sacrifier mes samedi après-midi ainsi que mon temps libre par la même occasion, il était désormais hors de question que je renonce à ces séances de révision avec Edelgard. Cela n'aurait fait qu'accroitre le champ d'action de Monica.
—La preuve avec ma note en littérature !
Est-ce qu'Edelgard était assez naïve pour se laisser convaincre par cette si simple comédie ? Certainement pas. Et la naïveté n'était vraiment pas ce qui la caractérisait.
—Tu veux parler de ce qu'il s'est passé hier ?
—Tu sais, je peux lire et relire un livre, appliquer des théorèmes, mais l'argile c'est vraiment pas mon truc. Peut-être que ce serait plus simple avec de la pâte-à-modeler.
Le vendredi, c'était vase et poterie.
—Je ne parle pas de ça Byleth. Mais de ce qu'il s'est passé au réfectoire.
—Ha ! Ca ! m'écriai-je comme si je n'avais pas compris de prime abord. T'inquiète, c'était seulement pour les apparences. Si je ne joue pas mon rôle au minimum les gens finiront par se poser des questions tu ne crois pas ?
Je ne pouvais pas dire à Edelgard que j'avais été réellement agacée. Jalouse, peut-être. Et encore moins m'avouer que rien de tout cela n'avait été feint. Finalement, ce rôle m'offrait toutes les excuses dont j'avais besoin pour me sortir de cette impasse.
—Et du coup, ça a été avec ton père ?
Autre stratégie très efficace : le changement de sujet. Autant faire d'une pierre deux coups.
—Oui.
—C'est tout ?
Et lorsque le sujet était sensible c'était d'une efficacité redoutable. Monica et mon attitude semblaient déjà bien loin de ses pensées.
—J'étais sérieuse hier. A moi aussi, tu peux en parler. Les pères absents, je connais bien. Peut-être pas aussi bien que l'histoire de Claude Gueux désormais mais plutôt bien quand même !
Chose imprévue mais je lui volai un sourire. Un sourire qui n'avait pas de prix. Ils étaient bien trop rares surtout lorsqu'ils étaient naturels comme maintenant et non forcés devant une foule d'adolescents et de professeurs exigeants.
—Enfin, j'ai d'excellentes relations avec mon père et nos histoires n'ont sûrement rien à voir avec les vôtres. Mais il n'était pas souvent là lui non plus.
—Avec tes airs de parfaite délinquante j'ai du mal à croire que tu ais été élevée par une femme.
—En fait je n'ai pas connu ma mère, elle est morte à ma naissance. J'ai dû m'élever un peu toute seule.
—Je suis…
—Désolée ? la coupai-je. Ne le sois pas, ce n'est pas comme si tu y étais pour quelque chose. J'imagine que les dîners céréales ne m'ont pas aidé à toujours faire les meilleurs choix.
—Entre nous, je trouve que tu t'en sors plutôt bien.
—Tu dis ça uniquement parce que tu ne me connais pas.
—Alors parle-moi de toi ?
—Uniquement si tu le fais également. Je ne sais rien sur toi moi non plus.
—C'est car il n'y a pas grand-chose à dire.
—Je suis sûre du contraire !
—Très bien. Tu veux savoir quelque chose en particulier ?
J'avais bien envie de lui dire que oui et vous savez tous de quoi, ou plutôt de qui, je lui aurais parlé. Mais notre relation, fictive, était encore précoce, et même si une amitié était possible entre nous elle ne se construirait pas à coup d'intrusions dans sa vie privée comme on démolirait un mur à coup de marteau-piqueur. Encore moins quand il s'agissait de sujets aussi personnels que ceux que l'on se préparait à aborder.
—Pas vraiment. Tu es libre de décider.
—Je ne sais pas nager.
—Je ne te crois pas. Et cette information est franchement nulle.
—C'est pourtant vrai, j'ai une peur panique de l'eau. Nager me terrifie.
Entendre Edelgard expliquer que quelque chose la terrifiait aurait dû me mettre la puce à l'oreille et je regrette aujourd'hui de ne pas avoir compris que cette information était sérieuse et avait dû lui couter. J'étais peut-être trop préoccupée par les sujets qui m'obsédaient (sans avoir à préciser lesquels) pour prêter attention à la détresse qu'elle ressentait vraiment quant à ça. Les adolescents sont égoïstes, égocentriques, et vraiment maladroits parfois.
—Tu n'as pas quelque chose de plus… croustillant ? Bon, je me lance. Puisqu'il faut donner l'exemple.
Pour ma part, j'étais capable de parler de tout et de rien (surtout de rien) sans problèmes et je ne pensais pas avoir vécu un quelconque traumatisme dans ma jeunesse qui m'aurait conduit dans les méandres de la délinquance juvénile. Mais j'avais décidé, pour une fois, de parler à cœur ouvert. Et ce n'était pas rien pour quelqu'un dont le cœur était précieusement emballé dans dix centimètres de béton-armé.
—J'ai parfois l'impression que c'est à cause de moi que mon père s'est aussi souvent absenté.
—Je suis certaine que c'est faux.
—Tu as probablement raison. Je ressemble beaucoup à ma mère, j'ai conservé des photos. Peut-être que c'était dur pour lui de me voir grandir et lui ressembler un peu plus chaque jour. Vivre avec son fantôme, quelque chose comme ça.
J'étais assise en tailleur sur mon lit et Edelgard sur la chaise devant mon bureau qu'elle quitta pour me rejoindre. Parler à cœur ouvert n'était finalement pas si facile que ça et au moment où les mots avaient quitté ma bouche je ressentis une pression et une culpabilité énorme. Chose qui ne passa par inaperçue.
—Désolée, ce genre d'histoire ça doit te faire chier. Je ressemble à toutes ces personnes que je critique qui racontent sans cesse leurs vies et leurs petits problèmes.
—En fait, je ne pensais pas que tu me confierais quelque chose d'aussi personnel.
—Je n'ai qu'une seule parole !
Je repris une expression et attitude plus assurée. Inutile de s'étendre davantage sur une chose si pathétique dont la blanche n'avait rien à faire. Je ne lui demandais ni de me réconforter ni d'être empathique et j'avais encore moins besoin d'un câlin ou d'un pansement au cœur.
—Quand j'avais douze ans, la voiture qui nous conduisait mon père et moi a fait une sortie de route. Je me souviens seulement qu'il pleuvait des cordes ce jour-là et qu'elle s'est retournée plusieurs fois avant d'arracher la glissière de sécurité et de plonger directement dans la rivière que l'on longeait. J'ai cru que j'allais me noyer et je suis certaine que c'est aussi ce qu'a pensé mon père. Mais nous nous sommes réveillés à l'Hôpital.
C'était une histoire assez horrible. J'avais l'impression d'être dans un concours de drames. La culpabilité qui me rongeait jusque-là me quitta pour laisser place à une nouvelle et je regrettai d'avoir autant insisté pour qu'Edelgard me raconte finalement quelque chose qu'elle aurait certainement préféré garder pour elle et ses plus proches amis (comme Monica : la jalousie n'était jamais très loin). Sur le moment, je me suis sentie vraiment conne. Plus que jamais. Mais je ne pouvais pas non plus refreiner ce sentiment de satisfaction qu'elle se confie à moi. Cette ambivalence dans mes émotions me laissa juste muette sur le coup.
—D'où la peur panique de l'eau.
—Je n'aurais pas dû insister. Désolée.
—Ca va. Tant que tu ne me jettes pas dans une piscine pour plaisanter je ne demanderai pas à mes gardes du corps d'attenter à ta vie.
—Tu as vraiment des gardes du corps ?
—C'est bien possible.
Elle souriait encore, et je me souviens m'être demandée d'où elle puisait la force de le faire juste après avoir déballé son package émotionnel. Je me souviens aussi m'être fait la remarque qu'Edelgard était très différente de l'idée que je m'étais faite de cette poupée de porcelaine. Bien plus humaine. J'ai beaucoup regretté de ne pas avoir dit quelque chose comme « Bon, on a bien travaillé, on remet ça à samedi prochain ? » suite à quoi elle aurait pris ses affaires et serait rentrée chez elle, conduite par son chauffeur privé, ou bien sur ma bécane si je le lui avais proposé (j'étais certaine qu'elle appréciait autant que moi ces escapades). Car si j'avais dit ça, ma vie n'aurait pas tourné à la catastrophe peu de temps après.
—Je pensais à quelque chose.
—Dit-moi ?
—Eh bien, même si c'est surtout pour un aspect pratique, toi et moi on sort officiellement ensemble.
—Au risque de te décevoir, c'est un peu tôt pour me demander en mariage.
—Cela va de soi, lui accordai-je. Mais est-ce aussi un peu tôt pour seulement s'embrasser ?
Edelgard écarquilla les yeux et j'ignore encore pourquoi mais je repensai immédiatement à mon père, un peu bourru, qui m'avait toujours répété qu'il ne savait pas y faire avec les femmes, avant d'ajouter « j'espère que tu ne tiens pas de ton imbécile de père » et de rire à s'en tordre en deux (il savait avant moi que je ne finirais pas avec un homme). Il disait tout le temps qu'il n'avait pas rencontré ma mère mais qu'il lui était littéralement tombé dessus (le pire c'est que c'était vrai). Ma méthode à moi était assez différente. C'était un peu gênant. Gênant et ridicule.
—Enfin, je disais ça comme ça…
—Dans le genre romantique tu es assez surprenante.
—Oublie ça, je ne sais pas pourquoi je…
—C'est d'accord, me coupa-t-elle soudain.
C'était encore plus gênant. Si j'ignorais pourquoi je lui avais proposé quelque chose d'aussi débile, je n'avais pas à un seul instant pensé qu'elle pourrait répondre par l'affirmative (c'était comme aller directement acheter le râteau finalement). Mais l'embarra, c'était toujours mieux qu'un vent, non ? Et l'instant d'après, je la regardai comme si j'étais la lapine prématurée de la portée. J'étais chez moi, mais son regard et le parfum de ses cheveux troublaient l'atmosphère de cet endroit si familier. L'on dit que la première fois est souvent très décevante, catastrophique même, mais cela ne s'appliquait pas seulement au sexe puisque je ne savais ni quoi faire de mes mains, ni quoi faire de mes lèvres.
—Décidemment, souffla-t-elle en approchant devant mon mutisme et expression figée. La littérature, les probabilités, et maintenant ça…
Et, quelles étaient les probabilités que ce genre de situation se présente ? L'odeur d'agrume s'intensifia quand les lèvres de la blanche effleurèrent les miennes avant de s'y poser timidement. L'extrémité de ses doigts avait rejoint ma joue par la même occasion.
—Ca ne signifie rien, murmura-t-elle tout près.
—C'est évident.
Quand nos souffles se rencontrèrent de nouveau j'attrapai délicatement son visage (mon père aurait été très fier de constater que je n'étais pas uniquement la fille d'une grosse brute) et pressai ma bouche contre la sienne. Edelgard se retrouva à califourchon sur moi une inspiration plus tard lorsque ma langue darda sur ses lèvres avant de s'aventurer plus loin sur son autorisation. Pas d'attachement, pas de sentiments : mon cerveau avait imprimé l'information sans pour autant empêcher mon cœur de battre à fond les ballons dans ma poitrine et menacer d'exploser. J'avais des papillons plein la tête et pas seulement. Ses lèvres étaient aussi douces que sa peau sur laquelle une de mes mains s'était aventurée puisqu'elle portait une jupe. Ne vous faites pas tout un film : je savais où se trouvaient les limites et les franchir n'était pas au programme.
—C'était comment ? glissai-je avec un amusement qui masquait au moins autant d'embarra.
—Pas aussi pénible que je l'aurais pensé de prime abord.
—Pour une fois, je suis d'accord avec toi.
Je vous ai dit qu'Edelgard était une fille surprenante ? Si elle n'était pas aussi indifférente que ma première impression l'avait laissée supposer, elle n'avait rien non plus de toutes ces filles coincées et obsédées par la longueur acceptable ou non de leurs jupes impeccables, qui attachaient absolument tous les boutons de leurs chemisiers pour ne rien laisser apparaitre, pas même une clavicule.
—J'imagine que ce n'était pas ton premier baiser.
Ce n'était pas possible. Personne n'embrasse ainsi la première fois (et certainement pas dans cette position).
—En effet. J'avais douze ans.
La réponse me laissa sur le cul.
—Avec Dorothea si tu veux tout savoir.
—Je comprends mieux votre… Proximité, fis-je un peu abasourdie par la nouvelle.
—Ne vas rien t'imaginer. Ce n'est arrivé qu'une fois et nous avons immédiatement compris qu'on ne serait qu'amies elle et moi. C'était seulement… Une expérience.
—Comme maintenant.
—Exact.
—Je vais finir par croire que tu es le genre de fille qui propose ça à tout le monde, m'amusai-je devant son visage à peine rougit.
—Je te rappelle que c'est toi, en l'occurrence, qui a proposé la première. Et je suis certaine que tu as un joli palmarès à ton actif.
—Eh bien, il y a eu…
Je fis mine de me plonger dans mes souvenirs comme si mon premier baiser datait carrément d'avant ma naissance ou du Mésozoïque et levai l'un après l'autre les doigts de ma main gauche avant de poursuivre sur la droite (vous avez remarqué qu'on commençait souvent sur la gauche vous aussi ?).
—J'ai compris ça suffit.
—Je déconne. C'est arrivé quelques fois, jamais rien de très sérieux.
—Pour quelle raison ?
—Je n'ai jamais été amoureuse, et c'est très bien comme ça.
Très bien même. C'était aussi une des raisons pour lesquelles j'avais accepté sa proposition dans la réserve quelques semaines auparavant : elle ne présentait aucun risque.
—Les relations c'est pas vraiment mon truc, je me lasse trop vite pour développer de l'intérêt amoureux et je déteste arriver à ce moment inévitable où la fille me regarde avec des yeux larmoyants et culpabilisants pour que je nous laisse une chance. Je trouve ça pathétique, et c'est se faire beaucoup de mal pour rien.
Si se prendre un râteau, un vent ou un missile nucléaire sur la pomme est assez désagréable (et pousse certaines personnes à se nourrir d'antidépresseur pendant des mois), devoir mettre un râteau n'est pas une position plus enviable vous pouvez me croire. A moins d'être un connard fini (et il en existe un paquet) ou bien d'aspirer à être le directeur d'une immense jardinerie. L'amitié fonctionne à peu de choses près de la même façon. Je n'étais pas si antipathique que ce que les gens pouvaient croire (sans être un symbole de sympathie non plus) mais ça m'arrangeais qu'ils le pensent. Tout le monde gardait bien ses distances comme ça (sauf Claude et Dorothea que rien n'avait arrêté). Pour ne rien vous cacher, je pense que mes passions chronophages et assez égoïstes n'arrangeaient pas ma situation et m'ont poussé à continuer de voir les choses ainsi. Je pensais me sentir mieux toute seule (ce qui est toujours mieux que d'être mal accompagnée) mais au fond, ce n'était pas le cas. Et ça, je préférais l'ignorer.
—Et toi ? Tu as déjà été amoureuse ?
—C'est très personnel comme question.
La blanche fit mine d'être outrée comme si je lui avais demandé où, quand, et dans quelle position, et bien-sûr ça n'aurait pas concerné un simple baiser.
—Ca ne t'a pas empêché de la poser la première.
—C'est vrai, mais tu vas trouver ça ridicule.
—Je t'assure que non ! Si jamais, je ferai semblant d'être sérieuse.
Edelgard avait retrouvé une position à distance plus raisonnable sur mon lit, le cas contraire peut-être aurais-je été moins bavarde afin de poursuivre cette « expérience » comme elle l'avait si bien appelée. Mais dans ce cas, je n'aurais pas pu lui voler un énième de ses sourires qui représentaient beaucoup à mes yeux. Plus que ce que je voulais bien admettre ce jour-là. Car il était hors de question que je puisse développer de quelconques sentiments pour quelqu'un, surtout pour elle, et pire encore : tomber amoureuse. Il n'y avait aucune chance que cela se produise (avec Edelgard ou qui que ce soit d'autre d'ailleurs). Peut-être est-ce pour cette raison que j'ai commis l'erreur de baisser quelques défenses face à elle. J'étais trop sûre de moi.
—Je n'ai jamais eu le temps pour ça. Tomber amoureuse. J'ai eu des responsabilités avant même de savoir marcher pour ainsi dire et j'ai dû travailler dur pour répondre aux attentes de mon père. Ma mère n'était pas vraiment d'accord avec ça, et c'est bien l'une des raisons pour lesquelles ils se sont séparés mais j'ai continué de grandir en pensant que ce modèle était le seul à suivre. Il n'y a jamais eu de place pour l'amour dans ma vie et désormais le temps m'a privé de ce luxe. Je suis trop occupée pour ça. S'il m'arrive moi-même de ne plus supporter ma vie telle qu'elle est, comment une autre personne le pourrait ? Et puis, ce n'est jamais arrivé, voilà tout.
—C'est une manière de penser un peu dure je trouve.
—Dixit celle qui est très bien comme ça, insista-t-elle en répétant mes mots avant de poursuivre. Je vais t'avouer quelque chose et ce sera la seule et unique fois, mais il m'arrive de t'envier lorsque je pense à toi. Ça doit être agréable de pouvoir ne se soucier de rien parfois.
J'aurais dû la comprendre, moi, allergique à l'amour sous toutes ses formes et surtout à ses affres que je trouvais pénibles, ridicules et inutilement douloureux (ce que j'ai constaté à mes dépends). Assez pour placer de la distance avec les autres et de façon systématique. Je n'ai pas compris à l'époque comment Edelgard avait pu provoquer tant de changements en moi : des bons mais aussi des mauvais, ni comment elle s'y était prise pour produire un tel bouleversement dans ma vie. En y repensant aujourd'hui et avec le recul, je pense qu'une des raisons (car ce n'est pas la seule) a pris racines ce jour-là, ce fameux samedi après-midi pendant lequel nous avons étudié les probabilités (c'était vraiment un comble). Je vais vous dire une chose, et, si vous ne souhaitez pas vous retrouver dans la situation dans laquelle j'allais bientôt me trouver – c'est-à-dire à vous convaincre et prétendre ne rien ressentir pour une personne occupant toute votre tête – retenez-la attentivement. Quand une personne avoue – volontairement ou non – penser à vous : ce n'est jamais anodin et encore moins sans conséquences. L'ignorez ne fait que mener tout droit vers la catastrophe. Et moi ? Disons seulement que j'avais des prédispositions pour foncer dans le tas tête la première.
