VIII La tourmente
23 janvier 1999 (Rafael)
"Qu'est-ce qu'il se passe, Rafael ?"
"Je... je ne sais pas... ", j'essaie de répondre, mais des larmes venues de je-ne-sais-où me submergent et je hoquette. Je n'ai pas pleuré depuis longtemps. Depuis que j'ai dit adieu à ma grand-mère. Mais, là, j'ai l'impression que je pourrais me vider de toute mon eau, jusqu'à me dessécher et avec un peu de chance disparaître. Je résiste sans doute stupidement à cette pulsion.
"Respire, Rafael", commente ma mentore, de cette même voix avec laquelle elle me dit de recommencer un exercice ou de prendre des notes. Alors, j'obéis. "Bien", elle approuve. "Maintenant, raconte-moi. Comme ça vient."
"Don... Don Curro... dit que... si la malédiction est levée... " Instinctivement, je regarde autour de moi, avec inquiétude. Tonks-Lupin en tient compte et nous enveloppe d'une bulle de silence. "Il dit qu'alors... des factions... celles qui, depuis l'Inquisition, poursuivent les Maures... notamment... les Maures comme moi... nous pourchasseront, lui et moi... et... que je dois accepter la limitation... qu'elle me protège."
"Intéressant."
Je ne sais pas ce que j'attendais, mais pas ce commentaire technique et détaché. Presque révolté, je regarde ses yeux gris et j'y vois pourtant pas mal de bienveillance et d'attention.
"Je ne sais pas ce qu'en dira Fonsfata, mais on s'approche de l'explication, non ?"
"C'est... c'est surtout... une menace... la fin... de tout espoir."
"Un chantage plutôt, je dirais", elle m'oppose en croisant les bras sur sa poitrine. "Ce monsieur a été ton professeur ?"
"C'était un grand ami de ma grand-mère."
"Un mélange d'oncle et de prof alors", elle estime. "Donc te faire chanter, il sait. Ne me regarde pas comme ça. Quatre enfants, Rafael, dont deux beaux-fils, six années de professorat. Crois-moi, on apprend tout du chantage."
"Mais..."
"Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas un fond de vérité. Ta grand-mère a été assassinée et on ne met pas des malédictions pareilles sur une baguette par mégarde. On va bosser, puis aller voir Fonsfata sur notre pause déjeuner et ce soir... on verra, mais il est possible que, ce soir, tu me présentes ce monsieur... "
"Cheffe... "
"Tu viens de tout dire, Rafael. Je suis ta supérieure et ton mentor. Fais donc ce que je te dis, il sera toujours temps d'adapter."
Je fais de mon mieux pour faire bonne figure dans les missions qu'elle me donne pendant la matinée. Je m'y accroche, en fait. Et, quand nous prenons enfin le chemin de l'hôtel de Fonsfata, je tremble littéralement. Comme on y va par Cheminette, ma sortie incertaine vient sans doute renforcer la chronique ancienne de mon incompétence. Bill Weasley a un haussement de sourcil surpris, mais Fonsfata ne semble pas m'en tenir rigueur. Il nous propose un verre de vin italien que Tonks-Lupin refuse au motif qu'on est "en service ou presque".
"Vous avez pu vous faire une opinion, Professeur Fonsfata ?", elle s'enquiert ensuite, polie et déférente. Je me rends compte que je ne la vois pas souvent dans ce rôle-là.
"Je commence à avoir une vision d'ensemble. Dans les baguettes que vous m'avez confiées, on peut distinguer deux groupes correspondant très certainement à deux artisans successifs. Votre baguette, Aspirant Soportújar appartient au groupe le plus ancien. Vraiment très bien conservée. Sans doute parce que vos ancêtres y ont fait attention, mais je pense que le sortilège lui-même en améliore la conservation..."
"C'est le moment où vous me dites que si on l'enlève, elles tombent en poussière ?", j'interromps sur une impulsion qui ne me ressemble pas deux secondes. Le désarroi, je dirais. Même si ça n'excuse rien. "Sachez que je m'en remettrai, je crois. Professeur", je rajoute à la fin.
"Rafael vit tout cela assez mal, professeur Fonsfata", entreprend d'expliquer Tonks-Lupin, calme et polie, comme une adulte qui protégerait un enfant impulsif. Mais sans perdre le nord cependant. "Des... Un ami de sa grand-mère l'a mis en garde. Ce sortilège serait là en vertu d'un accord d'autolimitation des pouvoirs de la lignée de Rafael contre une certaine liberté."
"C'est cohérent", juge Fonsfata, sans émotions perturbatrices. "Les baguettes les plus anciennes datent du milieu du XVIe siècle, soixante ans après la chute de l'Émirat de Grenade - exactement quand l'Inquisition, après s'être attaquée aux populations juives, a décidé de ne plus tolérer les populations dites "maures", et de les convertir de force. Comme toujours, ces soubresauts éminemment moldus ont eu des répercussions sur la communauté magique. La tradition magique maure avait continué d'être perpétuée loin des villes - essentiellement dans les montagnes. D'où elle tire le nom qui a survécu jusqu'à nous : la tradition des Alpujarras. Votre nom de famille est d'ailleurs bien emblématique de cette résistance, n'est-ce pas, Aspirant Soportújar ?"
"Vous êtes très... plus informé que la plupart de mes compatriotes, professeur", je lâche, impressionné malgré moi.
"J'avais des souvenirs, mais je les ai un peu dépoussiérés. La bibliothèque de l'Université de Londres est un bel endroit pour le faire", il nous explique. "Votre village était un village, où se mêlaient sorciers et bergers maures dans le respect d'anciennes traditions magiques de soins... un village qui a résisté longtemps et qui a failli totalement disparaître..."
"Et son nom est associé à la magie noire pour mes compatriotes - la seule explication rationnelle à une telle résistance", je soupire. Don Curro m'a si souvent expliqué que cette opinion reflétait avant tout la méconnaissance des techniques magiques maures par les sorciers des Asturies et de Galice arrivés avec les populations envoyées coloniser l'Andalousie dans le sillage des rois moldus.
"C'est passionnant", juge Bill Weasley.
Il a des étoiles dans les yeux. Il ne voit pas des maisons rasées, des troupeaux décimés, des hommes pendus, des femmes violées et des enfants vendus. Il ne voit pas les bibliothèques brûlées, les réserves de potions détruites et les mémoires perdues. Il ne voit pas ma grand-mère dans son cercueil.
"Oui, passionnant, édifiant et poignant", développe Tonks-Lupin avec une pointe d'agacement qui me prend au dépourvu. "Est-ce que ça nous aide à savoir quoi faire aujourd'hui, professeur ?"
"J'y viens, Auror Tonks-Lupin. Je sais que vous prenez sur votre courte pause déjeuner. Je vais essayer d'être plus synthétique. Mais j'avais l'impression qu'il fallait replacer les choses dans leur contexte." Tonks-Lupin acquiesce. Je fais de même parce que tout le monde me regarde. Fonsfata reprend : "Tout ça, pour dire que l'idée d'un accord concédant à la famille Soportújar le droit de porter baguette contre une limitation de leur puissance me paraît une possibilité historique crédible. On doit pouvoir en trouver la trace si on s'en laisse le temps ou si on consulte des experts de cette époque ou de cette région. Mais pour revenir à la question de votre Aspirant, Auror Tonks-Lupin, non, je ne pense pas qu'en levant la limitation, sa baguette vieillira à toute vitesse et tombera en poussière. Je dis juste que le sang, élément magique vital s'il en est, dont a été imprégné le cœur de la baguette rend l'ensemble puissant, solide et résistant. Le sortilège se sert de ce vecteur génétique, si j'ose dire. Je n'ai rien vu qui permette de penser que retirer le sortilège rendrait la baguette plus fragile. Au contraire."
"Mais on peut vraiment retirer la malédiction ?", je me risque à demander, un peu étourdi, comme si j'avais bu de ce vin que Tonks-Lupin a refusé.
"Les briseurs de sorts existaient avant la chute de Grenade, Aspirant Soportújar. À tout sort, il y a un contre-sort. Certains sont coûteux, certains sont difficiles, mais ils existent toujours. Toujours"
Bill Weasley a souri en l'écoutant et j'imagine sans peine que c'est une phrase qu'il a dû entendre moult fois durant sa formation.
"C'est donc possible, mais ?", relance ma mentore, très concentrée.
"Mais il s'agit de prendre son temps et de ne pas détériorer d'aussi précieux objets magiques", répond lentement Fonsfata. "Il faut que je réfléchisse au meilleur dispositif... le plus sûr, le plus pérenne... Il me faudra sans doute un peu de votre sang, Aspirant Soportújar. Peut-être quelques consultations supplémentaires... mais je suis positif. Ça peut être fait."
Bill visiblement s'attend à ce que je saute de joie et que je les remercie.
"Est-ce que... il y a une sorte de dispositif de… surveillance... qui fera que... les ennemis de ma famille… sauront ?", je formule avec difficulté. Il y a les yeux dorés, inquiets et impérieux de Don Curro. Il y a la voix de ma grand-mère qui murmure qu'elle veut que je sois libre.
"Vu les menaces qui vous ont été rapportées, je m'engage à vérifier une nouvelle fois, mais je n'ai rien vu de tel", me répond Fonsfata en soutenant mon regard. Je réalise qu'il a des yeux bleu foncé, presque violet.
"Pourquoi, alors, l'ami de sa grand-mère... ?", commence Tonks-Lupin en fronçant les sourcils.
"Peut-être le croit-il. Un tel accord, aussi vieux, il y a fort à parier que chaque génération y a apporté sa compréhension et ses croyances. Il y a eu et il y a encore intimidation. Penser qu'on ne peut pas lever la malédiction sans que les ennemis le sachent me paraît bien entrer dans un mécanisme d'intimidation."
"Ou il veut que Rafael le croie", estime Bill et le sursaut dans mon cœur en l'entendant est plus qu'informatif.
"Le pire n'est pas toujours certain, jeune William", commente Fonsfata en se resservant un verre de vin. "Toujours pas ? Non ? Quoi qu'il en soit, je pense sage de me limiter dans mes consultations afin de ne pas attirer davantage d'attention sur notre jeune et méritant Rafael", il rajoute. "J'avais pensé à consulter à Istanbul ou à Marrakech, deux lieux où l'on sait que des archives de la tradition magique des Alpujarras sont disponibles. Mais c'est peut-être un risque inutile. La bibliothèque de Londres et beaucoup de travail pratique, n'est-ce pas, jeune William, voilà ce qu'il nous faut."
"Vous allez... vous allez essayer sur une autre baguette ?", je me force à demander. Je dois retenir ma main d'aller chercher ma propre baguette dans son étui sous mes robes.
"Uniquement si vous le souhaitez, Aspirant. Rien de nécessaire." Je ne sais pas ce qu'il lit dans mes yeux, mais il développe. "Lier trop de baguettes à votre propre sang... je ne dirais pas que c'est une bonne idée. Vos descendants gagneront à, chacun à leur tour, libérer leur propre baguette. C'est ce que je conseillerais."
"Et vous pourriez faire cela quand, professeur Fonsfata ?"
"J'imagine que dimanche après-midi, si votre aspirant est disponible... nous pourrions faire cela tranquillement. 16 heures serait parfait pour moi."
"Ici ?", objecte encore ma mentore. La critique est claire dans sa voix et dans ses yeux.
Fonsfata soutient un instant son regard et tout son corps dit qu'il perçoit le fond de sa position.
"Le samedi midi, Remus invite souvent des hôtes de marque, des savants de passage, des ambassadeurs", indique alors Tonks-Lupin.
"Poudlard m'inviterait à déjeuner ? Je serais extrêmement honoré", accepte Fonsfata.
"Tout l'honneur est pour Poudlard", répond Tonks-Lupin en se levant.
OO
Entre deux dossiers, Tonks-Lupin me propose d'amener Don Curro à son appartement londonien. "Un immeuble et un quartier moldus", elle précise. "Avec un interphone."
"Ça ira, cheffe. Je ne sais pas s'il acceptera de venir... mais ça, ça ira", je suis content de lui assurer. Il y a peu, je n'aurais pas été aussi assuré. Mais j'ai appris à me servir d'un interphone.
"Tu veux que je t'accompagne pour lui demander ?", elle s'inquiète maintenant.
Je secoue de la tête. "J'arrête de faire ma maman ?" Je souris. "Ok", elle prétend et elle se repenche sur ses parchemins, me laissant incapable de me concentrer.
Je me refuse plusieurs fois à poser la question qui m'obsède depuis notre entrevue avec Fonsfata. Mais la tentation est la plus forte. "Si tu... Si je..."
"Si tu étais mon fils, qu'est-ce que je te conseillerais ?", elle propose en me regardant droit dans les yeux.
"Oui", je souffle, intimidé, mais content au fond d'être aussi transparent.
"Je te dirais à peu près la même chose, Rafael", elle me répond. "Je te connaitrais mieux. Tu me connaitrais mieux. On mesurerait peut-être mieux les enjeux, mais je dirais la même chose, j'imagine." Je ne sais qu'attendre la suite qui finit par venir. "Je n'ai pas les moyens de mesurer les risques que tu prends en acceptant la proposition de Fonsfata. Il me convainc plutôt quand il dit qu'il n'y a pas de surveillance incluse dans le sortilège, que la baguette ne sera pas diminuée par son contre-sort... "
"Moi aussi", je murmure.
"Tu es tenté ?" J'opine timidement. "Tu as peur de quoi ? Réellement ?"
"Que... que Don Curro... ait des ennuis..."
"Lui plutôt que toi ?"
"Moi, je n'ai rien à perdre, cheffe."
"Tu l'as encore lui", elle développe. Ce n'est pas une question.
"Mais je lui en veux de ne m'avoir jamais dit la vérité... même quand ma grand-mère est morte, même quand j'ai été pris dans la formation d'Auror... Comment a-t-il pu ne rien dire ?", je formule.
"Peut-être pour de mauvaises raisons sincères ?", elle propose.
"Jeffita... Don Curro n'est pas un gentil vieux monsieur naïf...", je soupire. Ou alors le peu de mes dernières certitudes s'écroulent.
"Jeffita ?", elle relève avec un grand sourire.
"Je suis désolé", je m'excuse immédiatement.
"J'adore", elle m'assure. "Ne m'appelle pas comme ça devant la hiérarchie, mais j'adore. Et, je propose qu'on en finisse. Si tu n'arrives pas à penser à autre chose, va le convaincre de venir nous exposer les raisons pour lesquelles on n'accepterait pas l'offre de Fonsfata. Je serai chez moi dans une heure, une heure et demie."
14 janvier 2021 (Dora)
Carley et Dawn arrivent à notre appartement à l'aube. Comme je viens de l'expliquer à Remus, qui s'inquiète toujours pour moi comme pour sa fille depuis l'Écosse, ça fait bien longtemps qu'on n'a pas fait ça comme cela - généralement, on se retrouve dans un restaurant ou ils viennent à moi. Mais ce sont eux qui ont proposé de venir, et Dawn avait une audience très tôt. J'ai devant moi le rapport d'Iris de six heures qui, comme son prédécesseur à trois heures, dit qu'en Écosse comme en Irlande la nuit a été très calme. Je n'ai encore eu aucune nouvelle de Bruxelles. Aucun moyen de tester l'identité de l'homme au ciré jaune.
On ne dit rien de très important pendant notre première tasse de thé, Carley, Dawn et moi. Ils ont amené des scones et ça aurait été une bonne idée si j'avais eu faim. Puis je pose ma tasse vide et ils me regardent tous les deux. Pas besoin de mots.
"Merci d'être là, une fois de plus", je commence puis je déroule les événements des derniers jours. Dawn étant l'une de mes adjoints directs, elle en sait déjà beaucoup, mais elle a manqué le détail des derniers développements. Carley découvre globalement l'affaire - il savait juste qu'il y avait une enquête européenne avec des ramifications sur les îles britanniques. Quand j'ai terminé, je les laisse digérer.
"Kingsley sait ?" est la première question prévisible de Carley.
"Ce sera mon deuxième petit déjeuner après vous", j'indique. "Je sais, j'ai sans doute trop attendu. Vous pouvez lui laisser le savon - sauf si l'occasion est trop belle."
Carley hausse les yeux au ciel en réponse.
"Tout le risque, c'est de devenir la responsable de n'importe quel déraillement. Pas seulement chez nous, mais partout où cette petite bande intervient", s'inquiète Dawn de son côté. Elle a reposé son scone, j'ai noté.
"C'est l'avis d'Iris", je leur livre. Comme ils sont surpris, je leur avoue : "C'est elle qui m'a ouvert les yeux cette nuit sur mon manque de recul sur les risques politiques et l'importance de prendre les devants."
"Je ne cesse de te dire qu'elle mérite une promotion", indique Dawn.
"Ce n'est pas tellement le sujet du jour, mais c'est à son chef de me proposer sa promotion", je rappelle avec un peu d'impatience. Dawn n'a-t-elle pas été celle qui a plaidé des réunions entières pour qu'on ait des procédures claires, systématiques et transparentes pour les promotions ?
"Tu as demandé à Ron pourquoi il ne le fait pas ?", s'enquiert Carley avec curiosité.
"Non. Mais ce n'est pas comme s'il avait besoin que je lui dise qu'il peut le faire quand il veut !", je m'agace. Et pourtant en m'entendant, je me demande si j'ai vraiment raison. "Franchement, après cette histoire, je veux bien en faire une priorité, mais tout de suite..."
"Tu as raison", ponctue Dawn sans doute pour me calmer.
"Moi, ce qui me questionne", commence alors Carley, sans prêter attention à mes nerfs, "c'est ta copine Philippine et son pote espagnol. On a un truc politique de cette taille - une cabale à l'échelle européenne, voire mondiale, pour créer un nouvel État magique, et elle ne te demande pas ce qu'en pense ton Ministre ou ton chef de Département ? Et Madrid ne nous contacte pas ? Et Robards ne les accompagne pas quand ils viennent ici ?"
La liste dressée par Carley me semble de fait suffisamment intimidante pour que je me demande comment j'ai pu ne pas me poser sérieusement ces questions. Certaines ont traversé mon esprit sans que je m'attache à chercher les réponses. Même pas celle du "camp" dans lequel Zorrillo peut se ranger... Ne suis-je pourtant pas au fait des courants sous-marins espagnols, justement en raison de Rafael ?
"Ils ont... laissé entendre que c'était pour protéger Sopo", je me force à analyser. "Qu'ils craignaient une fuite." Et j'ai perdu la distance dont j'avais besoin, je conclus amèrement en pensée.
"Admettons qu'ils aient eu besoin de voir ce que tu savais, de mesurer s'ils peuvent faire confiance. Une fois qu'ils ont vu que l'enquête continue ici, te demander de mettre ton Ministre au courant très discrètement aurait été la prochaine étape logique, non ?", souligne Dawn. Le sous-entendu est que j'ai été à la place de Maisonclaire et que je suis bien placée pour le savoir.
"Philippine a raison quand elle dit que je perds la notion de l'ensemble", je lâche à haute voix, cette fois, avec un mélange de colère et de découragement.
"Ils voudraient que tu te plantes qu'ils n'agiraient pas autrement", estime Carley de son côté. "Ils agitent la protection de Sopo et ta prétendue sensiblerie à son endroit comme un mouchoir rouge pour te manipuler."
Le "et ça marche" n'est pas dit mais aucun de nous n'en doute.
"Quel intérêt ?", je questionne parce qu'il va bien falloir réagir.
"Peut-être juste se préparer un coupable idéal en cas d'échec", propose Dawn avec sa petite voix raisonnable.
"Iris pense comme toi... ", je réalise. Dawn prend un air entendu qui me mortifie. "Je vais dire à Kingsley que je ne suis pas objective... "
"Et te mettre en retrait ? Mais, qui veux-tu qu'il mette à ta place ? Moi ? Dawn ?", contre Carley avec autorité et impatience. "Sopo n'est pas ton fils, et quand c'étaient tes fils, tu as fait face. Et, les enjeux dépassent Sopo et sa sécurité. Appuie-toi sur Ron, appuie-toi sur Iris, mais tiens bon, Tonksie, parce que, aller te cacher maintenant, c'est la connerie à ne pas faire. Pour toi, pour la Division, pour notre communauté magique, voire pour l'Europe tout entière... "
"Ok", je soupire. Ils ont raison bien sûr, pour la Division et même sur l'importance de se mettre à réfléchir à l'échelle européenne. Et aller me cacher n'est pas une réponse.
"On est là", me rappelle Dawn en posant sa main sur mon bras, et c'est bien la seule bonne nouvelle de ce petit-déjeuner.
Deux heures plus tard, on peut dire que Kingsley est de l'avis de mes deux meilleurs amis avec encore plus d'arguments. Et que, comme je l'avais anticipé, il n'est même pas très loin de me passer un savon qui me rajeunit sans doute.
"Il y a quelque chose qu'ils ne te disent pas, Dora", il estime comme Carley avant lui. "Y a-t-il une position officielle de l'Espagne au final ? On pensait qu'ils en avaient fini de ces factions qui paraissaient presque pires que les nôtres il y a vingt ans, et voilà que des excités veulent créer un pays entier ! Qui s'oppose à eux ? Pour qui vole Zorrillo ? Ils parlent de risque de fuites, mais on ne sait pas où et comment elles auraient lieu. Au Ministère central espagnol ? Ailleurs - aux Canaries par exemple ? Ou des soutiens du Ministre en place qui joueraient un double jeu ?", il réfléchit à haute voix, et je me demande s'il a des comparaisons avec sa propre situation en tête.
"Tu penses à la confrérie qui a recruté Sopo", je suppose plutôt, pour montrer que je suis prête à l'accompagner sans sa réflexion. Il acquiesce, mais avec un geste des mains qui semble dire que ça peut être autre chose. "Garder l'esprit ouvert", je propose donc pour lui rappeler qu'il est celui qui m'a appris mon boulot et qu'il peut me faire confiance. Il ne se laisse pas acheter aussi vite que ça.
"Si ce ne sont pas des questions qu'on peut poser ouvertement, il va bien falloir qu'on en sache plus", il commence, l'air sérieux. "Puisque tu sembles attendre je-ne-sais-quoi pour le faire, je vais en parler à Albus - voir ce que sait la Coopération. Mais il y a des questions que tu es en droit de poser et que j'attends que mon Commandant des Aurors pose : Où est Zuzen, ton homologue ? Où est Robards, censé nous représenter à Bruxelles ? Tu es en droit de poser toutes ces questions... "
"Je vais le faire", je promets avec humilité, mais avec sincérité. Il est certainement temps que je cesse de me faire balader comme un fétu de paille dans la tourmente.
"Tu vas commencer par leur demander quand ils veulent me rencontrer pour m'expliquer ce qui se passe", il amende avec un temps de réflexion. "Voyons déjà comment ils réagissent."
"Ils me savent proche de toi", je souligne.
"Justement. C'est une bonne entrée en matière, je pense. Qui leur laisse une chance de s'expliquer."
Je le regarde et je vois qu'il est sérieux.
"Ne sombrons pas dans la paranoïa ?", je vérifie.
"Tu connais Carley comme moi. Il imagine que tout le monde fonctionne comme lui et suit des plans préparés", indique Kingsley d'un ton entendu. "De ce que tu me racontes, il est possible que nos amis de Bruxelles improvisent, eux, qu'ils louvoient entre différentes contraintes. La sécurité de Sopo, admettons. Mais il m'est avis qu'il y en a d'autres. Ils n'ont pas envie de t'expliquer ? Dommage pour eux."
J'arrive assez tard à la Division et je dois pister Ron jusqu'à la Brigade, où il traite de répartition des forces policières et Aurors sur différentes affaires. Il a beau jeu de me rappeler que je l'ai privé de sa seconde comme d'un de ses principaux enquêteurs, Wang.
"Ce n'est pas faux. Je vais voir si Darnell, qui connaît bien ton service, peut revenir t'aider. Parce que j'ai sacrément besoin de toi aussi."
Je n'ai pas le temps d'un briefing aussi long avec Ron que je le voudrais parce que notre secrétaire vient nous débusquer pour dire qu'un nouveau rapport d'Iris est arrivé et que Maisonclaire a appelé deux fois.
"Je sens une petite tempête en préparation", se risque Weasley.
OO
Pendant toutes les explications - parfois embarrassées - de Maisonclaire et Zorrillo à Shacklebolt, je me contente de les fixer et d'opiner de loin en loin. Plus on creuse, et plus la position de Philippine me paraît juste tenir de la prudence politique, de la peur d'être lâchée à la prochaine réélection parce qu'elle paraitra celle qui joue à torpiller des ministères.
Je me dis assez froidement que je n'aurais pas fait comme elle, que j'aurais eu à cœur de construire une coalition dépassant les intérêts de certaines factions espagnoles, qu'elle s'est finalement laissée instrumentaliser par Zorrillo et ceux qui l'emploient. Parce que c'est la question suivante : pour qui vole Zorrillo sur son balai invisible ? Qu'est-ce qui fait que Philippine s'enferre dans cette position pourrie, pour nous comme pour elle ?
Zorrillo parle - on pourrait même dire que c'est toute son argumentation - des taupes de la Nouvelle Atlantide au sein des instances espagnoles. Mais il ne dit pas clairement qui s'oppose à eux. Le Ministre espagnol ? Le Cortes - qui correspond plus ou moins à notre Magenmagot ? Asier Zuzen, mon alter ego à la tête des Aurors espagnols, lesquels disposent d'une autonomie d'action régionale qui ferait pâlir mes sous-commandants ? La fameuse Confrérie qui prétendait il y a vingt ans se battre pour la fraternité entre les différentes traditions magiques espagnoles ? Même Albus n'a pas été en mesure de trancher : "Je vous rappelle combien cette Hermandad est une organisation cloisonnée et diffuse - ce qui lui a permis de résister aux assauts au travers des siècles. Ce n'est pas comme si quiconque pouvait se vanter d'avoir rencontré ses dirigeants ou d'avoir un contact direct."
Personnellement, je doute que Zuzen ait pu arriver au poste qu'il occupe aujourd'hui sans connaître l'existence de la Confrérie à laquelle Rafael a fait allégeance. Pas dans l'Espagne d'aujourd'hui, qui prend tellement de distance avec sa faction la plus traditionaliste que les membres les plus déterminés de celle-ci en sont à vouloir se construire une nouvelle Atlantide. Mais pécher par naïveté serait grave.
Sans le regarder, je parie que Carley, qui a toujours eu à cœur de connaître toutes les cabales politiques européennes, se pose les mêmes questions. Comme Shacklebolt, malgré tout ce qu'il m'a confié ce matin même, ne les pousse pas dans leurs retranchements, je me dis que je ne peux pas le faire en pleine réunion, avec des subalternes qui vont qui viennent, avec toute la possibilité de ruptures politiques. J'ai à la fois trop de pouvoir et pas assez pour le faire.
Mais l'idée nait à ce moment-là. Elle flotte tel un embryon dans mon esprit pour prendre corps quand Zorrillo dit à Philippine qu'il ne va pas rentrer à Bruxelles pour revenir demain matin, qu'il va dormir à Londres. Il insiste d'ailleurs auprès de Ron pour être prévenu de "tout développement" et donne le nom de son hôtel, où on pourra le joindre "de jour comme de nuit". L'idée est dans un coin de ma tête toute la fin de l'après-midi alors que je relis les rapports et que j'écoute mes adjoints me parler d'autres dossiers. J'ai beau m'efforcer d'être attentive, Dawn ne semble pas étonnée quand je la retiens alors que la nuit est tombée et que la Division est passée en mode "garde de nuit."
"Je vais aller voir Zorrillo à son hôtel", je lui apprends. Ma vieille copine ne commente pas. "Je voudrais... creuser un peu... savoir où, exactement, il prend ses ordres... "
"Tu veux que je t'accompagne", elle conclut.
Je prends le temps de me poser la question.
"On n'est pas sortis des risques politiques", je commence. "En tout cas pas moi. Pas la peine d'élargir à toi. Je veux juste que quelqu'un sache où je vais... "
"Merlin, Dora, si tu as peur pour toi… !"
"Pas réellement, mais j'ai déjà péché par excès de confiance... "
Dawn cherche des arguments ou un stratagème pour m'accompagner et n'en trouve pas.
"Sous quelle apparence ?", elle finit par demander - et je sais que ça vaut acceptation.
Comme cette question-là, je l'ai anticipée, j'ouvre mon sac à main et je sors une photographie - elle m'a été offerte par Sopo et j'ai dû retourner tout l'appartement de Londres pour la retrouver. Sa mère, avec lui dans les bras, peu de temps avant qu'elle meure. Ayant passé une semaine de ma vie à produire de faux souvenirs de la vie d'une ethnomage brésilienne rêvée par Remus comme la mère biologique de Cyrus… j'avais été ouvertement fascinée et il en avait été content. "J'avais peur que tu le prennes mal, Jeffita... mais j'aime me dire qu'Azahara t'aurait appréciée... qu'elle aurait été contente de la liberté que tu m'offres... de celui que tu m'aides à devenir... Alors, si tu l'acceptes, j'aimerais que tu gardes cette photo pour moi... "
"Je vais ressembler à ça", j'indique pour Dawn. "Voire ressembler encore un peu plus à Sopo... Plus brune bouclée... des yeux dorés... " J'ai vaguement l'impression d'être en train de jouer au jeu des visages avec les filles d'Iris.
"J'en fais une copie. Au cas où", décide Dawn.
Je prends la peine de m'exprimer en espagnol quand je demande à voir Ernesto Zorrillo à la réception de l'hôtel. Je ne vais pas jusqu'à utiliser le prénom ou le nom d'Azahara Soportújar. Le patronyme est trop dangereux et je ne sais pas si Zorrillo connaît le prénom de la mère de Sopo. Je décide de m'appeler Ines Negrariez - avec deux références aux ovins et une à la couleur noire, j'imagine que Zorrillo va me recevoir. Ce qu'il fait avec les yeux plissés de méfiance et sa main dans sa poche, sur le pas de sa porte.
"Ernesto, cariño", je me jette dans ses bras et ma baguette est contre son ventre avant qu'il ait fait un geste. "J'ai été si contente d'apprendre que tu étais à Londres ce soir !"
L'Auror espagnol me laisse le pousser en essayant de reprendre le contrôle en étant celui qui est le moteur de ce mouvement, mais je ferme la porte d'un coup de talon et je change de visage.
"T..."
"Elle-même, Zorrillo", je lui confirme. "Je suis certaine que vos dossiers parlent de mes capacités de métamorphomage." Je lui rends sa liberté en restant sur mes gardes.
"Je n'imaginais pas que vous en faisiez ce genre d'usage", il commente en se redressant un peu, mais à son regard, je sais que je ne l'aurai pas deux fois par surprise.
"J'ai des questions", j'enchaîne donc. Le temps ne joue pas en ma faveur, je le sais bien. L'effet de surprise passé, il y a toutes les chances qu'il se referme comme une huître, voire qu'il me fiche dehors avec violence. "Pour qui travailles-tu, Ernesto ?"
"Quelle question !"
"La seule qui vaille le coup d'être posée. Où est Zuzen ? Que pense-t-il de tout ce bazar ?"
"Commandante, j'ai déjà expliqué les risques... "
"Zuzen ne veut pas se mouiller ?", je reformule. Les risques, tout de suite, c'est moi qui les prends.
Zorrillo me regarde longuement, fixement, avec ressentiment.
"Qu'est-ce que vous voulez, Commandante Tonks-Lupin ?"
"Si Zuzen est derrière toi, Ernesto, qu'il m'en donne la preuve... " Zorrillo secoue la tête comme si j'étais une enfant déraisonnable. "Je ne demande pas des poèmes animaliers ou ésotériques."
"Pourquoi prendrait-il ce risque ?"
"Parce que sinon, je ne vais pas retenir mon Ministre qui piaffe d'appeler Madrid."
"Le retenir ?"
"Ne crois pas Philippine quand elle te dit que Kingsley va me lâcher, Ernesto. C'est un pari qu'elle va perdre."
"Elle ne dit pas cela."
"Vraiment ?"
Zorrillo semble décider qu'il préfère cette conversation-là à celle sur les équilibres de la Division centrale espagnole. "Elle dit... elle dit que Carley Paulsen va en profiter pour prendre ta place... qu'il en rêve depuis longtemps."
"Ça, c'est vrai", je reconnais. "Ou presque vrai. Sauf que... là encore, elle se trompe. Et, si elle ne se trompait pas, ce n'est pas lui qui retiendrait Shacklebolt."
"Vous semblez sûre de vous", il estime.
"D'ici demain après-midi, j'ai la confirmation que Zuzen tient à toi, Ernesto, sinon je prends le pari que tu seras la première victime collatérale de cette histoire."
"Peut-être que je suis prêt à payer ce prix", il me renvoie. "Qu'éviter que des projets comme celui de la Nouvelle Atlantide prennent corps est plus important que ma carrière... C'est ce que pense votre... ami des ovidés."
Ça ressemble à une sortie que pourrait faire quelqu'un de la Confrérie, mais je n'ose pas creuser pour en avoir l'assurance.
"Est-ce que j'ai l'air de vouloir aider la Nouvelle-Atlantide, Zorrillo ?"
"Mais vous minimisez les risques... "
J'ai furieusement envie de lui parler d'un jeune de ses compatriotes à qui on avait toujours enjoint d'accepter certaines limitations et qui les a dépassées. Que sait-il de Sopo ? Que sait-il de mon rôle historique dans tout ça ?
"Je pense que naviguer à l'aveugle est bien plus dangereux que posséder une carte des courants et des écueils... "
"Je vois d'où vient le style des messages !", il s'esclaffe presque. "Essayons... Zuzen tient beaucoup à votre... petit agneau... "
"Il a douze heures pour m'en convaincre", je décide de répéter.
Zorrillo essaie de me retenir, mais je reprends les traits de cette belle Inès avant de sortir de sa chambre et de quitter l'hôtel.
OOOO
Je ne remets pas tout le monde. Juste les Espagnols en 2021 et quelques précisions linguistiques
Ernesto Zorrillo, lieutenant espagnol, Bureau européen. Génération de Sopo
Asier Zuzen, Commandant des Aurors espagnol
La Confrérie / La Hermandad - vous finirez par tout savoir sur cette société secrète espagnole dont Rafael ferait partie.
Ernesto, carinõ : Ernesto, mon chéri
Jeffita - petite cheffe, affectueux dans la bouche de Rafael en 1999
Merci à tous les reviewers qui ont laissé des traces dans la neige de FFNET. C'est important les traces. Je vais de ce pas vous répondre.
