X La réparation
23 janvier 1999 (Rafel)
Après le dîner, un petit nombre de professeurs, dont l'adjoint aux coûteuses robes de soie, sont invités à se joindre à nous pour profiter du visiteur andalou. En dehors de ma mentore, seul un sorcier très petit, qu'on me présente comme le professeur de Sortilèges, se risque dans un espagnol hésitant. Je me retrouve à traduire tous les autres, ainsi qu'une partie des réponses.
Les questions sont générales et bienveillantes. Sans surprise, Don Curro est content de cette attention cultivée. Parfois, ma mentore me relaie dans la traduction. Plus rarement encore, quand il est sollicité, Cyrus précise des mots, confirmant encore qu'il maîtrise vraiment ma langue maternelle. La discussion devient technique quand l'adjoint aux robes de soie se révèle un maître des potions distingué, dont Don Curro a déjà lu des ouvrages traduits. Ça fait fuir les autres, l'un après l'autre.
"Merci de cette invitation, Remus, Dora", remercie chaleureusement le petit sorcier, qui s'appelle Flitwick, un des derniers à partir. "Vous arrivez toujours à amener des gens passionnants jusqu'à nos terres embrumées. La venue du grand professeur Fonsfata demain pour le déjeuner est toujours d'actualité ?"
"Il faut remercier le jeune Bill Weasley qui nous a proposé cette visite", signale le professeur Lupin en raccompagnant son confrère et subordonné à la porte. "Je pense que nous allons en effet être en très bonne compagnie demain. Les elfes sont ravis de préparer un menu spécial et les élèves le seront aussi."
S'interrompant à peine pour saluer ledit Flitwick, Don Curro et l'adjoint maître des potions, qu'il appelle maintenant "mon cher Severus", décident alors de se passer de moi et de discuter directement en latin.
"Mãe, est-ce que tu as déjà fait faire une vraie visite de ce château à ce jeune homme ?" questionne alors Cyrus.
"On a un programme chargé demain", contre ma mentore.
"Mais tu ne peux pas le laisser respirer deux secondes !", s'esclaffe Cyrus. "Et qu'est-ce que tu veux qui lui arrive ? C'est plutôt moi qui vais me sentir protégé en marchant à ses côtés, vu comme tu l'entraines !"
La grimace fugace de Tonks-Lupin serait sans doute imperceptible à qui ne la connaîtrait pas. Mais ce n'est ni mon cas, ni celui de son fils, évidemment. Je pense qu'elle le voit très bien.
"Imaginons qu'il ait effectivement besoin d'un break", elle conclut pourtant. "Tu lui montreras sa chambre si nous sommes couchés ?"
"Haute protection, dis-moi", me souffle Cyrus quand nous avons mis une certaine distance avec l'appartement de fonction de ses parents. Quand il voit que je ne comprends pas, il développe avec un certain amusement : "Ultra-socialisation offrant peu de chance aux questions personnelles ; Severus en première ligne ; crois-moi, ils ne feraient pas tout ça pour n'importe qui." Je réalise combien il a raison, mais ça ne me rend pas bavard.
"T'inquiète. Ton histoire est la tienne. On t'a dit que ça me ferait reculer mieux qu'une armée de dragons si tu disais ça et on a raison", il admet avec cette décontraction qui me semble juste extra-terrestre. "Tu as envie de voir quoi : les toits ? les étoiles ? le parc ? les licornes ? les passages ?"
"Je te suis", je décide en haussant les épaules.
Je ne peux pas dire que je dorme bien quand je me retrouve seul dans une chambre d'ami fonctionnelle et simple, mais le fait d'avoir arpenté ce château, d'avoir croisé des portraits haut en couleurs et des fantômes farceurs, d'avoir frissonné en guettant les tentacules noires du poulpe dans les eaux sombres du lac... a fait retomber une partie de la pression qui m'écrasait un peu sans que je le sache.
Quand ma montre me dit qu'il est une heure raisonnable pour aller faire semblant d'être content de prendre un petit déjeuner, je m'habille. Au moment de glisser ma baguette dans son étui sous mon bras, je passe de longues secondes à l'observer, à me demander combien de mains l'ont tenue du bout des doigts parce qu'elles ne pouvaient pas y coller leur paume. La fameuse Bahiyya ? Ses descendants ? Est-ce que le fait de briser le sortilège va couper ce lien ? La tête me tourne un peu et je décide de repousser fermement toutes ces questions.
"Dora est allée courir avec Cyrus", m'apprend le professeur Lupin, ses enfants jumeaux mangent leurs céréales sur ses genoux. Ils me dévisagent de leurs yeux gris qu'ils ont hérités de leur mère. "Ils aiment bien courir ensemble de temps en temps."
"Tu es l'ami de Cyrus ?", veut savoir la fille - Iris.
"C'est l'élève de Mãe", corrige son frère. Impossible de me rappeler son prénom.
"Je sais, Kane ! Mais Cyrus a dit qu'ils sont allés voir le poulpe ensemble", rétorque la fille.
"On ne se connaît pas très bien mais... on a des amis communs", je décide de répondre en me promettant, cette fois, de retenir le nom du garçon.
"Ginny, elle est loin... elle joue au Quidditch très loin", me renseigne encore inutilement la petite fille.
"Elle est remplaçante", énonce son jumeau. Kane, donc.
"Tu es son ami aussi ?", enquête la fillette avec curiosité.
"Je connais mieux son grand frère... Ron."
"Ron, il nous aime pas trop", estime Kane.
"Il vous trouve juste un peu trop jeunes", s'amuse le professeur Lupin, "et dans les pattes de vos frères."
"Tu nous trouves trop jeunes ?", veut savoir Iris.
Comme j'ai l'inconséquence de répondre "Non, pas spécialement", quand Tonks-Lupin revient avec Cyrus - ils sont en sueur tous les deux, je suis en train de construire avec les deux petits une ville en cubes traversée par une ligne de chemin de fer.
"Remus !", proteste ma mentore quand elle me découvre. Cyrus, lui, s'assoit à nos côtés et prend des cubes. L'échange entre elle et son mari est silencieux et indéchiffrable pour moi. "Et Piedra Fuerte ?"
"J'allais aller lui proposer une visite de la bibliothèque", soupire imperceptiblement le professeur Lupin. "Maintenant que vous êtes là."
"Je peux lui tenir compagnie", je m'empresse d'affirmer.
"Tu veux un moment avec lui ?", questionne Tonks-Lupin, l'air sceptique, presque comme si je faisais un caprice.
"Don Curro ne me fera pas changer d'avis", je formule lentement, mais m'entendre le dire me fait plaisir.
"Mais est-ce que tout ce qui devait être dit ne l'a pas été ?", s'enquiert ma mentore avec plus de précaution que ce à quoi elle m'a habitué. "Il accepte d'être là et... c'est déjà suffisant, non ?"
"Il y a tout ce qu'il n'a pas dit", je remarque sombrement. Cyrus a entrepris la construction d'une catapulte qui passionne ses frère et sœur et le professeur Lupin fait très bien comme s'il ne nous écoutait pas.
"Il n'est pas prêt", estime son épouse. "Si... si tout fonctionne comme nous l'espérons... ça peut lui donner envie d'en dire davantage... "
Je ne revois donc pas Don Curro avant le repas, avant la présentation à Fonsfata et Bill Weasley. Une fois de plus, on est tellement entourés et tellement bien élevés qu'on n'a que des interactions superficielles. Durant le repas, très soigné, je suis de nouveau placé à côté des seules personnes de mon âge - Cyrus et Bill. Ce dernier demande à Cyrus ce qu'il fait là ce week-end.
"Je voulais faire œuvre de bon fils qui se rappelle où habitent ses parents. J'encombre un peu, mais je fais de mon mieux pour paraître discret."
La sortie fait pouffer Weasley qui vérifie quand même : "Tu ne seras pas des nôtres cette après-midi ?"
"Je vais gagner des points auprès et avec les jumeaux."
Au terme du repas, je vois Cyrus s'éloigner avec le demi-géant qui sert de garde-chasse et les jumeaux sautillants. Presque tout de suite après, le professeur Lupin entraîne Fonsfata et Bill et, moi, je suis Tonks-Lupin et Don Curro dans une autre direction. On se retrouve, par des chemins différents, dans la salle dans laquelle nous nous sommes entraînés toutes les fois précédentes.
"Je ne suis pas certaine que tous nos collègues y croient réellement, mais les apparences sont sauves", commente ma mentore en prenant une chaise et en s'asseyant, comme si elle se déclarait dorénavant avant tout spectatrice. Son mari se place derrière elle, appuyé contre le mur, les bras croisés. Plus étonnant selon moi, Don Curro s'installe à côté d'elle. Il ne reste que Fonsfata, Weasley et moi, autour d'une solide table en pin noir. On s'observe un moment sans rien dire et je finis par déposer ma baguette sur la table.
"De mon point de vue, il s'agit d'une réparation", commence Fonsfata. "La malédiction qui pèse sur cette baguette est une déviation d'un procédé archaïque d'attachement et de protection. Ce que je vous propose, jeune homme, c'est de reprendre ce qui est vôtre... "
Je ne me retourne pas pour savoir ce que ces paroles peuvent inspirer à Don Curro. J'espère peut-être qu'elles le convainquent. Je ne veux surtout pas qu'il rie de mon espoir. Bref, j'opine.
"Il va me falloir votre sang", me rappelle Fonsfata. Weasley pousse vers moi une sorte de bassin de pierre qui me paraît démentiellement grand, ainsi qu'un couteau fin et aiguisé, relativement menaçant. "Juste une larme", il précise à mon grand soulagement.
"Une potion ?", j'arrive à questionner en m'exécutant. Je n'avais jamais vu fabriquer de potions dans un récipient de pierre.
"Non. J'ai réfléchi et il me semble qu'il faut retourner aux sources. Le cœur est de crin de licorne", il précise. Weasley, dans le rôle de l'assistant bien préparé, dépose alors dans le bassin, où trois gouttes de mon sang se rejoignent pour former une tache, de longs crins dorés, embobinés sur eux-mêmes pour former un anneau. "Un cercle pour l'infini et la répétition." Weasley produit alors un flacon dont le contenu brille. "De l'or comme catalyseur. Ça devrait suffire à conduire notre volonté."
Quand les paillettes d'or couvrent le contenu du bassin de pierre, Fonsfata dépose ma baguette sur ce lit improvisé.
"Les quatre éléments", je mesure sur une inspiration.
"Tout à fait", approuve Fonsfata. D'autres fois, j'aurais mordu ma langue de dépit, regrettant de laisser voir ma capacité d'analyse fondamentale magique, mais, là, je suis juste soulagé de comprendre le processus.
"Les deux cœurs enduits des mêmes marqueurs génétiques vont s'équilibrer", ne peut s'empêcher de rajouter Bill Weasley. "L'or est le mieux pour le cœur."
"Je comprends", je promets avec simplicité.
L'or se met à suer et à incorporer les crins, la baguette tremble, je retiens mon souffle. Ça ne dure que quelques secondes et tout s'arrête. Fonsfata tend une main au-dessus de bassin de pierre et laisse pendre un pendule qu'il observe longuement.
"Je pense que vous pouvez la prendre", il estime, rempochant son pendule.
Je lutte contre l'envie de me retourner et de quêter l'approbation de quiconque. Je lutte contre la peur de la déception. Ça me prend presque plus de temps que la "réparation". Puis je me décide.
Je tends des doigts tremblants vers la baguette d'oranger et la sensation de la magie est là, avant même que je n'essaie de la saisir. Cette sensation de connaissance et d'immensité. Cette sensation de possible et d'inconnu. Cette odeur, aussi, comme mes montagnes natales au printemps.
Je dois surmonter le doute qui continue de me répéter qu'un petit mouton noir tel que moi ne devrait pas prendre de tels risques et avoir de telles prétentions. Une inspiration supplémentaire me permet de poser mes doigts sur la baguette comme je l'ai toujours fait depuis mes onze ans. Il me semble qu'elle accueille ma magie avec sérénité. Rien de plus, rien de moins.
Je la soulève et me force à la prendre à pleine paume. Je m'attendais à tout sauf à l'envie de rire qui me saisit quand rien de particulier ne se passe.
15 janvier 2021 (Dora)
J'ai fui à Poudlard vers Remus après mon incursion à l'hôtel. Pour qu'il me prenne dans ses bras et que je puisse lui raconter sans filtre les derniers développements. Pour mieux brouiller les pistes aussi - j'ai été vue à Poudlard et c'est toujours ça de pris en termes d'alibi. Mon époux est un peu inquiet, je le sens, quand je repars à Londres pour des combats incertains le lendemain. Mais il professe encore et toujours sa confiance en moi.
"Combien d'années déjà ?", je souris.
"Comme si je pouvais me lasser" est sa réponse prévisible. Et, pourtant. Sans elle, je serais sans doute moins droite quand j'entre à la Division de Londres et que ma secrétaire m'annonce un appel officiel de mon alter égo espagnol dès mon arrivée.
Je lui dis de le rappeler et je demande à Dawn d'être à mes côtés. C'est mon premier test. Mais, dans les flammes sorcières qui transportent son image et sa voix jusqu'à Londres, Zuzen ne tique pas. Je le salue en m'invitant à ne pas tirer de conclusions hâtives - pas facile. Qu'est-ce que je ferais, si Zorrillo et lui se révèlent dans des camps opposés ?
"Dora", il me salue avec ce sourire engageant qu'il a toujours pour moi. "Ton adjointe parle-t-elle aussi bien espagnol que toi ?"
"On peut mettre un sortilège de traduction", je réponds tout en me demandant si cette volonté annoncée de parler en espagnol est le signe que j'attends. Je sais bien que j'ai dit qu'il ne me fallait pas un message compliqué mais... ça me paraît mince.
"Travaillons mon anglais, alors", il enchaîne avec facilité. "Après tout, je t'appelle pour te parler de coopération européenne."
Là, le signe me semble plus difficile à ignorer même si je m'oblige à rester de marbre.
"Mes adjoints m'ont fait remarquer que nous n'avions pas envoyé depuis longtemps de jeunes de chez nous parfaire leur éducation dans d'autres pays - alors que nous avions vu tous les bienfaits de ces séjours sur ceux qui en ont bénéficié dans le passé. Je ne te rappelle pas que tu avais accueilli un des nôtres", il précise.
J'acquiesce lentement. Quelle est la probabilité que cet appel ne soit pas le message que j'ai réclamé ? J'ai l'impression qu'elle est faible, mais je ne veux pas me rassurer trop vite.
"Je vais donc valider la demande de deux de nos jeunes - une d'entre eux aimerait venir à Londres. Une jeune femme prénommée Inès, si je ne me trompe pas. Je voulais abuser de notre amitié et appuyer sa demande qui va te parvenir par un de nos Aurors délégués à Bruxelles, Ernesto Zorrillo."
"J'ai eu l'occasion de le rencontrer", je décide d'indiquer.
"Ah, très bien. Dans le doute, je préférais te dire personnellement de faire le meilleur accueil à sa requête", il répond, mondain.
"Je suis néanmoins contente d'avoir eu la chance de te parler en personne", je concours. "Je vais étudier la demande avec attention. Nous pourrions chercher de notre côté à susciter des vocations. Du soleil et du piment, ça peut plaire."
"Je ferai de mon mieux pour concrétiser toute occasion de développer la coopération et l'entente entre nos deux Bureaux", il me répond. Il me regarde droit dans les yeux pour ajouter : "Des relations fraternelles". Il souligne encore cette dernière assurance d'un silence marqué avant de couper la communication sur des salutations et l'espoir de me rencontrer plus longuement bientôt.
"Vous en faites deux pro du poker menteur" est le commentaire de Dawn. Elle a joué une seule fois au poker avec mes cousins, mais la référence est restée.
"Mais je vais être plus sereine", je lui oppose.
"Sans conteste", elle concourt. "Zorrillo et Maisonclaire doivent être en train de s'installer dans la salle de liaison que le Département vous a octroyée. Ron est parti les attendre là-bas."
Ma toute nouvelle sérénité est sans doute peu perceptible de l'extérieur tant les choses s'accélèrent dans les heures qui suivent. Des rapports nous arrivent d'un peu partout. Cette salle de réunion mise à notre disposition par le Département de l'application des lois magiques, juste à côté, mais pas au sein de la Division de Londres, les détails sont importants, devient en quelques heures le cœur d'un réseau européen d'Aurors.
Une part de moi qui ne vieillira sans doute jamais en est excitée. La part expérimentée est trop en alerte pour lui laisser mener le jeu. C'est comme ça que les chefs finissent par avoir l'air détachés et cyniques, j'imagine. Carley y représente Shacklebolt, notre ministre, et Marilou Lufkins, notre directrice de Département, en permanence. Ron assure la continuité quand le Bureau des Aurors ne peut pas se passer de son Commandant.
J'ai la prévenance de dire à Zorrillo que Zuzen veut envoyer une certaine Inès finir sa formation chez nous.
"Il veut sans doute parler de Irene de Itziar", il estime, allant jusqu'à lever les yeux au ciel comme pour m'inviter à être patiente avec son supérieur. "Mais je suis content qu'il se soit rappelé de vous appeler, Commandante." Dawn n'est malheureusement pas là pour estimer son score possible au poker menteur.
On se penche tous ensemble sur les rapports des Aurors néerlandais confirmant le vol dans une collection privée d'Utrecht de différents traités rares liés aux interventions magiques sur les forces telluriques. Le cambriolage a eu lieu il y a plusieurs mois, explique le rapport. Le propriétaire de la collection ne s'en était pas rendu compte avant que les Aurors lui rendent visite. Ils ont néanmoins joint un rapport émanant de leur équivalent d'un département des Mystères confirmant l'importance des traités dérobés. Tout est très sérieux et très documenté, mais eux aussi, visiblement, ont été pris de surprise par la demande d'informations venue de Bruxelles. Florijn Bliksem, mon alter ego néerlandais, essaie d'ailleurs de me joindre sur mon miroir jusqu'à ce que je délègue cette conversation parasite à Dawn. Ce nouveau cambriolage pourrait paraître comme un signal faible dans la même direction, mais il y a plus.
Il y a par exemple les rapports réguliers des troupes de Zorrillo signalant les départs ou disparitions des différents fondateurs de la future Nouvelle-Atlantide des territoires espagnols. Plus significatif encore est celui de la cellule de surveillance mise en place à Bruxelles par Philippine et qui a réussi à retracer les voyages de la belle et cultivée Siofra O'Shea, de l'Écosse à Utrecht, et d'Utrecht aux comtés nord-ouest de l'Irlande. Une belle performance. Je lui accorde ça sans état d'âme.
Et puis il y a le message que Zorrillo tient pour la preuve absolue :"L'HORIZON MARIN INFINI PLAÎT AU MOUTON NOIR, MAIS LES BERGERS EN TROUPEAU ESPÈRENT QUE LE RELIEF SE COMPLIQUE RAPIDEMENT"
"Il pense que l'essai d'apparition de l'île est pour bientôt", estime utile de traduire Zorrillo.
"Est-ce qu'on est certain qu'avec ces... traités, ils en sont capables ?", questionne Kingsley quand on lui soumet les derniers développements. Aucun de nous n'est capable de lui répondre, ni par l'affirmative ni par la négative.
"On ne peut pas ignorer ce qui se passe, Monsieur le Ministre", réplique, très droite, Philippine. "Tous les experts que nous consultons semblent penser qu'ils avancent."
C'est ce qui explique la soudaine bonne volonté de Zorrillo et Maisonclaire, je mesure. Le champ de bataille est dans mon pré carré. Ils ne peuvent que coopérer comme le prouve la suite.
"Et nos experts à nous, que disent-ils ?", veut savoir Kingsley.
"Rien pour l'instant, monsieur le Ministre", je confirme, formelle. Carley soutient d'un signe de tête.
"Tu penses inutile que notre Département des Mystères donne son avis, Philippine ?", interroge Kingsley très directement.
"Plus il y a de monde au courant...", commence Maisonclaire, sans cacher sa réticence. Kingsley fronce les sourcils et elle trouve la parade : "À ce stade, pourquoi pas, si le Bureau des Aurors britanniques s'engage à garantir la confidentialité."
"Dora, fais comme moi, ne te vexe pas", ponctue Shacklebolt. "Carley va s'occuper de faire le lien et de garantir la sécurité. Mon équipe rapprochée est-elle une garantie suffisante, Commandante Maisonclaire ?"
Entre deux passes d'armes, contrepoints importants, les rapports qui nous proviennent d'Écosse et d'Irlande, tous commentés et validés, d'abord par Iris seule puis par mes Commandants régionaux, témoignent, eux aussi, de la convergence de l'enquête et du professionnalisme de mes troupes.
Les photos qui viennent s'afficher sur les murs de la salle de réunion, rapport après rapport, disent que les fondateurs de la Nouvelle Atlantide arrivent, un à un, par les terres, par les mers, par Portoloin et même en balai près des deux demeures surveillées. Deux groupes relativement équilibrés en nombre, même si les échanges directs entre les deux maisons ne font d'ailleurs plus de doute.
"Les bergers en troupeau", admet Philippine avec un air mélancolique, comme si elle me tenait responsable du style de l'infiltré.
Fidel Leales, le chef de la cabale, le premier est vu des deux côtés. Et, la surveillance ne semble pas avoir été détectée. Même Zorrillo l'a relevé.
Leales, Fervi, Allodia, Casagrande, Altamira, Fioralquila, Nauzet... les noms qui sont inscrits sous les photos sonnent comme le rappel des histoires racontées par le grand-père de Sopo ou par cet émissaire de la mystérieuse Confrérie des mages, il y a tant d'années. Ces histoires de sangs-purs, de mépris, de refus de l'échange équitable. Ces histoires de femmes ayant réclamé leur liberté. Rafael ne savait pas alors que Don Curro était le père de l'ambitieuse et effrontée Azahara. Je mesure à chaque fois tout ce que cette mission d'infiltration a de revanche - de réparation, une de plus - pour lui. En tant que cheffe, je crois que j'aurais refusé de le voir s'impliquer dans une affaire pareille. J'aurais peut-être eu tort. Peut-être qu'il fallait avoir déjà tout perdu pour être capable de mener cette mission.
Sur certaines photos, de plus en plus souvent finalement, on voit l'Homme Au Bonnet, comme le désigne Iris dans les rapports. Maisonclaire comme Zorrillo n'ont jamais l'air de s'y arrêter et je me couperais la langue plutôt que de poser une question qui pourrait remettre une nouvelle fois en cause le fragile édifice d'autorité que je suis arrivée à reconstruire, pierre après pierre, face à ces deux-là. Heureusement, je ne suis pas la seule Auror britannique dans la pièce et, si Ron ou Carley ne prennent pas non plus cette initiative, Kingsley a le double avantage d'être un Ministre qu'ils ne peuvent pas intimider et de venir de loin en loin - et donc de pouvoir prendre de la distance.
"Et ce gars, là, avec un bonnet. C'est qui ?"
"Il est sur les photos depuis le début", souligne Ron sans un frémissement. "On n'a pas de nom. Un sorcier", il rajoute en faisant mine de s'appuyer sur les rapports devant nous.
Logiquement, Kingsley regarde alors les deux seules autres sources d'expertise présentes dans la salle. Ils ne lui répondent pas. Il doit poser la question trois fois.
"Il ne se dit pas en danger", essaie Zorrillo, en reprenant le message tracé sur du papier moldu.
"Pas pour l'instant", modère Philippine Maisonclaire - peut-être par égard pour moi.
16 janvier 2021 (Dora)
"La question est de savoir ce qu'on fait pour les arrêter", lance Kingsley, utilisant toute sa stature physique et symbolique, lors de son deuxième passage dans la salle de réunion, le second jour.
"Tu parles d'un assaut ?", s'enquiert prudemment et poliment Philippine. Pas de doute, elle n'a pas envie d'en discuter avec lui.
"Je vous demande quelles solutions vous envisagez. Historiquement, vous ne vouliez pas intervenir trop tôt. Mais ils sont tous là. Ils ont au moins un dispositif à tester. Vous m'avez convaincu que savoir s'ils ont effectivement les moyens de leurs ambitions est superflu. Même votre infiltré a confirmé qu'un essai était imminent", leur rappelle Kingsley. "Attendons-nous que les Canaries ou l'archipel britannique comptent une île supplémentaire pour agir ?"
"C'est une décision difficile à prendre, Monsieur le Ministre...", commence Zorrillo venant au secours de Maisonclaire.
"Et difficile à mener, opérationnellement. Il faut une grande connaissance à la fois des forces en présence et des équipes...", commente Philippine.
Comme je pense que c'est une nouvelle pierre bien aiguisée dans mon jardin, je vais intervenir, mais Kingsley me bat de vitesse en affirmant : "Je suis à deux doigts d'appeler Madrid pour en discuter directement."
La menace est prise très au sérieux par Maisonclaire comme par Zorrillo. Je pense que ce dernier se retient à grand-peine de me rappeler que j'ai prétendu pouvoir retenir mon Ministre. Ils se bousculent pour rappeler que prévenir officiellement Madrid, c'est prendre le risque que la clique de la Nouvelle-Atlantide soit prévenue ; que le Ministre espagnol est au courant par d'autres voies plus discrètes ; que Zorrillo représente Zuzen, qu'il faut préserver les apparences et qu'il ne faut pas prendre de risques. Rien qu'ils n'aient pas déjà dit quand Kingsley s'est assis pour la première fois face à eux hier.
Je ne sais pas si, comme moi, il a pu avoir des informations sur l'état des forces à Madrid depuis, mais Kingsley fait très bien le Ministre qui n'écoute pas : "J'ai d'autres rendez-vous et réunions, mais j'aimerais que vous ayez des réponses lors de mon prochain passage. Nos Aurors, au plus haut niveau, s'impliquent dans cette affaire. Ils ont coopéré pleinement. Je pourrais décider que toute cette coopération est finalement bien trop coûteuse pour les résultats qu'elle produit."
Il a accompagné ses paroles de gestes vers moi, qui disent ouvertement qu'il veut me parler en privé. Maisonclaire essaie de le retenir et de s'opposer à notre conversation sans elle. Sans résultat.
"Je te la rends dans deux minutes, Philippine. La sécurité des îles britanniques ne dépend pas que de ce que Bruxelles veut bien considérer comme prioritaire. Nous attendons d'ailleurs vos propositions en la matière. Ne tardez pas."
"Il va le faire ?", j'entends Zorillo demander quand nous sortons. "Appeler officiellement Madrid ?"
"Shacklebolt n'est pas un homme qui lève la voix pour mieux s'entendre lui-même", formule Carley. Et ça me fait sourire, mais ça ne dure pas.
"Vous avez un plan d'assaut" affirme Kingsley de sa voix de baryton et en me regardant droit dans les yeux dès que nous sommes seuls. Il n'aimerait pas être déçu par ma réponse, je le sais. "Avec ou sans eux."
"Ron est dessus", je reconnais en ravalant l'envie sans doute un peu puérile de lui affirmer que je tiens mes troupes. "Avec Iris. Mais, ils vont se rallier."
Kingsley me regarde longuement avant de répondre : "Toi, tu as l'air d'avoir repris confiance en eux."
"J'ai eu des... preuves du soutien de Zuzen."
"J'ai eu des confirmations dans l'entourage du Ministre", il me livre. On se sourit brièvement. "Et ce plan, il te plaît ?", il veut savoir ensuite. Mais, sans attendre ma réponse, il rajoute : "Quoi que vous ayez en tête, ça ne pourra être qu'Iris, Dora, tu le sais. En Irlande, c'est elle qui devra mener l'assaut. Dikkie en Écosse, elle, en Irlande. Connaissance des troupes comme des enjeux, comme le conseillerait ton amie Philippine."
"Pas Forrest", est la première réaction que je m'autorise. Kingsley arque un sourcil. "C'est une très bonne Auror, mais... on a besoin de gens qui soient de très bons opérationnels... et qui aient l'habitude de travailler ensemble. La coordination va être capitale."
"On est d'accord", il abonde l'air satisfait. "Darnell alors ? Avec Iris, ils ont l'habitude de bosser ensemble, non?"
Le binôme serait certainement satisfaisant. Est-ce la maman ou la commandante qui émet pourtant cette objection : "Le Commandement irlandais va avoir du mal à ce que je leur impose ma fille, Rang Trois... Finnigan est... "
"... un type bien qui pensera comme moi : Iris est celle qui connaît ce dossier et qui devrait avoir un Rang Deux depuis longtemps et qu'il serait injuste et malvenu de contourner", me coupe Kingsley, avec une impatience qui me rajeunit. "Tout le Ministère le sait. Faut-il que je sois celui qui la promeuve ?"
Je pense que la couleur de mes joues n'a pas été aussi pâle depuis longtemps. Je sens presque celle de mes cheveux vaciller.
"La procédure est que son chef direct demande sa promotion", je rappelle, sans doute crispée.
"Ron attend que tu aies l'air de la considérer prête ; tu attends qu'il te dédouane des implications... On a une opération importante à mener et elle est celle qui doit le faire", pointe Kingsley en haussant les épaules.
"Je ne suis pas objective ?", je m'agace.
"Si, plutôt. Mais, c'est une opération compliquée et risquée où une partie de tes amis ne jouent pas totalement en équipe avec toi. Je pense utile de te soutenir davantage que je ne le fais d'habitude. J'espère le faire avec assez de tact pour que ça ne te desserve pas." Il me questionne des yeux, alors je confirme d'un signe de tête. Non, ses interventions ne sapent pas mon autorité face à Maisonclaire et Zorrillo. "Alors, je te dégage de cette évaluation : ta fille est la mieux placée pour en mener une partie. Pas parce qu'elle est ta fille, mais parce qu'elle est une Auror confirmée, particulièrement efficace quand il s'agit d'opérationnel et d'équipes mixtes. Et c'est même elle et son équipe qui ont soulevé toute cette affaire."
"Je sais", j'articule sans savoir si je suis humiliée ou soulagée de savoir Kingsley derrière moi.
"Dis à Ron de demander sa promotion et signe-la. Je suis certain que ça va donner le bon message à tes petits copains", il conclut avec un signe de tête entendu vers la salle de réunion.
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Merci pour les si nombreuses reviews du chapitre précédent ! On est un à un point de bascule où le présent (2021) va prendre plus de place même s'il reste des choses à apprendre dans le passé. Hâte de savoir comment vous voyez tout ça !
