XIII Le dépassement

19 février 1999 Rafael

On attend, Dikkie et moi, dans le bureau de Robards la fin de l'entrevue de nos mentors respectifs avec Shacklebolt. Il y a peut-être aussi quelques lieutenants — j'avoue que l'idée me stresse tellement que j'ai tout fait pour ne pas savoir les détails.

"Si Nydia ne s'était pas mise en travers... ", marmonne Dikkie pour la énième fois. "C'est un des premiers trucs qu'on a appris : se jeter au sol quand on risque d'empêcher son partenaire d'intervenir !"

Moi, je me demande pourquoi j'ai accepté d'attendre avec elle. Parce qu'attendre seul aurait été pire ? Peut-être.

"Albus dit que son ancienne mentore — Dawn Paulsen — pense qu'ils ne vont pas avoir de blâme", je répète.

Honnêtement, est-ce que réciter le Manuel peut changer quoi que ce soit ? Et pourtant, ça fait trois jours qu'on ne parle que de ça. Toute la Division ne fait que disséquer et disserter sur cette opération, réussie — libération des otages, arrestation de tous les trafiquants sur place. Une réussite à un détail près : la blessure de Herman Hawlish par un sortilège causant des entailles et une grande perte de sang. "Un truc qu'on n'avait plus vu depuis la guerre", ont dit Kahn et Maugrey. "Un truc de Mangemorts".

Le nom du groupe qui soutenait ce mage noir que le petit Harry aurait défait fait frissonner jusqu'à ces vieilles carnes. Et, si je n'ai pas leur expérience, j'ai compris comme tout le monde que c'était un truc très grave. Sainte-Mangouste, l'hôpital sorcier britannique, a même cru perdre le mentor de Nydia le premier jour. Il se dit que le docteur Smiley-Rogue, l'épouse du vampire aux robes en soie avec qui Don Curro a tellement parlé potions, est celle qui a su le ramener du côté des vivants. Il se dit aussi que les dommages restent encore inquiétants. Les seuls points positifs sont que je ne suis pas en cause et que Dikkie est trop inquiète pour revenir sur mes "progrès".

La porte s'ouvre sur Robards et Tonks-Lupin. Je ne dirais pas qu'ils sautent de joie. La blessure de Hawlish les a sacrément mis en rage. Mais ils n'ont pas l'air de gens qui viennent de se faire démonter non plus. Dikkie s'est levée à leur entrée.

"J'ai l'impression qu'on s'inquiète plus qu'on ne travaille ici", lance Robards, mais il a l'air touché.

"C'est pas pour nous qu'il faut s'inquiéter", rajoute Tonks-Lupin. "Promis."

"Ils n'ont..."

"La commission d'enquête interne a conclu à l'accident sans... faute d'évaluation ou de gestion de la situation de notre part", lui répond son mentor.

"Si Lytton...", recommence Dikkie.

"Stop", l'interrompt Robards. "Laisse Lytton tranquille. Tu ne peux pas savoir ce que tu aurais fait à sa place, Forrest. C'était une situation pourrie et... tout ce qu'on peut faire, c'est espérer que Hawlish s'en sorte."

"On dit que c'est un sort que les Mangemorts utilisaient", décide de tenter Dikkie changeant de sujet.

"Toujours respecter l'expérience des anciens", commente Robards.

Je crois qu'il fait ça un peu mécaniquement. Ses yeux sont sur Tonks-Lupin qui s'est rembrunie en entendant ça. En y réfléchissant bien, elle a paru dans cet état à chaque fois qu'on a mentionné les Mangemorts ou le docteur Smiley-Rogue dans cette histoire. Et il m'a bien semblé que pas mal de ses collègues brûlaient de lui poser des questions qu'ils retenaient.

"On va vous laisser", décide celle-ci avec un signe de tête vers moi que j'interprète comme l'ordre de la suivre. Je me lève donc.

"T'as rien à te reprocher, Dora, même Shacklebolt l'a dit", commente Robards. "Je n'ai aucun doute..."

"Comme je l'ai déjà dit, je ne m'inquiète ni pour moi ni pour toi. Je pense que je referais les mêmes choix si on me donnait un Retourneur de temps et que c'est effectivement un accident regrettable. Ce qui est insupportable, c'est qu'on ne sache pas dans quel état... s'il redeviendra jamais... lui-même. Ça aurait pu être toi, ça aurait pu être moi. On aurait agi comme lui."

"Effectivement, mais..."

"Il a un gamin de l'âge de mes jumeaux. Je ne fais que penser à lui..."

"On ne laissera pas tomber sa famille", tente Robards.

"Je sais", lâche Tonks. "Et comme épiloguer ne sert à rien, autant retourner bosser."

Je la suis en silence dans les couloirs. On croise Carley Paulsen qui lui tape sur l'épaule avec un regard d'encouragement, mais ne fait pas de commentaire. On arrive jusqu'à notre bureau et elle se laisse tomber dans son siège sans me regarder. J'attends respectueusement et surtout sans une seule idée de ce que je pourrais faire pour elle.

"T'as écrit le rapport sur la perquisition des hangars de Douvres ?", elle finit par demander.

Je m'empresse de lui passer le rapport que j'avais avec moi déjà dans le bureau de Robards. Elle commence à le dérouler et à le lire. J'attends. Elle relâche brusquement sa pression et le rouleau s'enroule. Je me prépare à essuyer un orage, mais elle se lève.

"Je n'y arrive pas. Ça avait l'air sérieux et bien écrit, mais j'ai la tête ailleurs. On va à l'Académie, y'aura bien des gamins à qui se mesurer et, sinon, j'espère que tu vas être ouvert à un peu de duel poussé... J'ai des comptes à régler avec la vie en général... "

Ses yeux gris ont un air hanté que j'ai davantage l'occasion de voir dans ma glace que dans son visage. Comme une fracture dans sa cuirasse, je réalise.

On épuise vite les jeunes de l'Académie — elle comme moi ! — Et ça tourne au duel avec un vrai public auquel j'évite de penser. Toutes mes expériences précédentes en la matière dans cette même salle étaient plutôt humiliantes. Je me répète que je fais de mon mieux pour elle, pour lui montrer combien je respecte ce qu'elle m'a transmis et que perdre devant elle est tellement naturel que je ne dois même pas me poser la question.

Je suis plusieurs fois en grande difficulté, mais j'arrive à me rattraper de justesse. Il y a des exclamations dans le public que je ne cherche pas à comprendre. Une fois, je suis certain qu'elle me laisse une échappatoire — mais déjà la voir et l'utiliser, hein, ce n'est pas rien. Je m'accroche, en sueur et l'esprit en ébullition. Je perds la notion du temps, je crois.

Et puis soudain, je vois cet infime angle dans son bouclier et mon sort d'assommoir part sans que je le décide réellement. Elle est projetée contre le mur et si son bouclier tient le coup, je vois qu'elle est secouée.

"Cheffe !", je m'alarme en baissant ma baguette pour accourir vers elle.

Son Assommoir me fait sauter en arrière au dernier moment. Je replace mon bouclier à la va-vite, par pur réflexe.

"N'importe quoi !", elle commente, le regard sombre et menaçant. "Tu joues à quoi, Sopo ?"

"Pardon", je marmonne, un peu au hasard, et j'entends des rires fuser.

"Ils ont bien raison de se moquer. Tu pouvais prendre l'avantage et tu t'inquiètes que j'aie un bleu ? Tu crois que Wilson, il s'est inquiété que Hawlish ait un fils ?", elle continue en se redressant et en lançant des chapelets de sortilèges qui me font encore reculer. "Tu crois qu'il n'a pas au contraire compté sur le fait que je ne prendrais pas le risque de blesser Huxley ?!"

"Sans doute", j'admets, en cherchant frénétiquement une idée pour arrêter de reculer, et la seule qui me vienne est de placer quelque chose entre elle et moi. Un des moqueurs du public suggère une petite voix un peu mauvaise dans mon cerveau. Je me contente finalement d'un tableau d'affichage que je renforce d'un charme de solidité — le même que ma grand-mère mettait sur mes chaussures d'hiver.

"J'ai failli attendre", commente ma mentore.

La tableau tient trois assauts, mais c'est quand même ça de pris. Entretemps, j'ai pris une décision désespérée. Quitte à être ridicule et laminé, autant essayer. Je roule donc vers elle tout en lançant un Incendio de belle ampleur, en leurre, dans la direction opposée. Je me retrouve juste dans l'angle de son bouclier et j'ai le temps de lancer un Cuisant avant qu'elle ne réagisse. Elle glapit et roule à son tour au sol. Un réflexe utile, mais un mouvement dans lequel les boucliers ont du mal à suivre, m'a-t-on toujours répété. Alors, je décide d'être sans pitié et de balancer tous les Assommoirs qui me viennent aussi rapidement et largement que possible.

Le bouclier tremble et se dissout face à mes assauts et je n'ai qu'un battement de cœur de retenue avant de la désarmer. Elle se retourne, se redresse et me regarde. Le temps me semble suspendu.

"¿Tengo que noquearte para que cuente?", je demande d'une voix âpre et dure qui me surprend moi-même.

Si elle dit oui, l'Assommoir partira. Il n'attend que cela. Il est là, dans mon esprit, dans ma baguette. Prêt. Comme jamais.

"J'aime autant pas", elle sourit comme si toute sa colère incisive s'était brutalement évaporée. Elle me tend la main.

J'hésite craignant que ce soit un nouveau test, un piège. Elle le lit dans mes yeux.

"Je me rends devant témoins, Aspirant Soportújar", elle annonce en levant les deux mains de chaque côté de sa tête.

"À la bonne heure", je lâche avec un vrai soulagement. Je prends sa main, l'aide à se relever et je lui rends sa baguette sans trop oser la regarder. Il y a des applaudissements dans le public qui riait tout à l'heure. Des "Sopo" surpris et appréciateurs. Tonks-Lupin me tape dans le dos.

"Tu l'as mérité", elle souffle avec une chaleur réelle dans la voix qui me fait braver son regard dans lequel je lis de l'approbation, voire de la fierté.

Rohesia Bibine, cette femme qui a refusé de valider mon module de combat tant de fois, nous rejoint avant que j'aie pu vérifier.

"Dora", elle commence avec un mélange de déférence et de familiarité qui me met mal à l'aise.

"Rohesia", répond ma mentore avec un bref sourire.

"Impressionnant", continue Bibine après une pause empruntée.

"Merci pour lui", lâche Jeffita après avoir vérifié que je n'allais pas répondre.

"Aspirant... félicitations, bien sûr... Je me demandais comment tu avais pu atteindre un tel résultat, Dora... Il a toujours refusé de tenir autrement sa baguette !"

"L'ascendant du mentorat", propose Tonks-Lupin, dans une claire manœuvre d'évasion. "Et le risque aussi, n'est-ce pas ? L'ultime réussite étant de se faire dépasser. Bonne journée, Rohesia, on a des rapports à finir."

27 janvier 2021 Iris

À la demande express — ça tient de la supplique — de Caradoc, je vais en Écosse pour qu'on ait une "vraie discussion" sur l'opération avec ses adjoints.

"J'arrive un peu comme un cheveu sur la soupe. Tu es celle qui a coordonné tout ce bazar, Iris. Tu es celle sur qui repose le plan de Ron. Il faut que tu sois là. Qu'ils voient le plan dans toute son ampleur", il me répète en m'accueillant dans la maison isolée où le QG a été installé par Mark et Dikkie Forrest, à quelques kilomètres de la propriété écossaise d'Edelmiro Allodia. Ils n'ont rien trouvé de plus près, tiennent à me préciser Dikkie comme Caradoc.

Darnell me demande ensuite si je veux récupérer Mark. "Dikkie et moi, on se dit que tu as peut-être besoin d'un adjoint opérationnel, au-delà de Eolynn. Ce sera plus simple de pouvoir compter sur deux adjoints qui ne vont pas questionner tes ordres ?", questionne Caradoc avec un air entendu.

"Si ça te va", je réponds lentement quand j'ai fini de peser les implications.

"Dikkie et Winnie ont l'habitude de travailler ensemble et j'ai de bonnes relations avec elles deux. Je crois vraiment que ça équilibrerait ton côté, mais c'est bien sûr ta décision."

"Merci du conseil, Caradoc", je décide parce que Darnell est mon pote depuis l'enfance, qu'il m'a aidé à mes débuts et que je ne sais pas si on a réellement une relation à la hauteur de l'Entente entre ma mère et les Paulsen, mais je ne crois pas que ses conseils soient intéressés.

"Mark va être content de te retrouver", estime Dikkie qui a attendu la fin de notre échange avec une réserve à son honneur. C'est la plus âgée et la plus expérimentée d'entre nous, même si elle n'a pas le plus haut grade. Elle a été la cheffe de Sam qui la tient pour une bosseuse, réaliste et efficace. Beaucoup pensent qu'elle a été nommée en Écosse pour avoir la chance de prouver ses capacités de chef d'équipe et éventuellement monter en grade. Elle aurait de quoi être amère, mais elle préfère me parler de Mark : "Il a toujours besoin de ton approbation."

Cette question réglée, on se penche ensuite, cartes et modélisations magiques à l'appui, sur notre fameux plan. Celui que j'ai fait sous la houlette assez lâche de Ron qui l'a fait valider par toutes les huiles — ma mère, Paulsen, Shacklebolt, Maisonclaire, Zorrillo — avec très peu de modifications au final. Je sais que je devrais en être fière, mais là, ce que je ressens, c'est le poids de la responsabilité.

"Les renforts de Londres arriveront trente minutes avant l'assaut", souligne Caradoc. "Il faudra être prêts... "

"On est prêts, Caradoc. Autant qu'on peut l'être puisqu'on n'a que très peu d'informations sur ce qui se passe là-dedans et sur le moyen qu'ils utilisent pour passer d'une maison à l'autre", je tente. Est-ce que cette situation peut changer dans les trois jours qui viennent ? J'en doute.

"Espérons que l'infiltré saura nous aider", il souffle avec un air entendu.

"Ou les infiltrés", je corrige.

Il a un signe de tête qui dit qu'il n'y croit pas, mais qu'il me laisse dire.

Dikkie me jette un regard inquisiteur qui me fait me préparer à ce qu'elle pose des questions dans le même sens. Est-ce que je peux sincèrement demander que mes collègues ne se posent pas de questions ? Finalement, elle nous relance sur la question des contre-rituels éventuels. C'est Caradoc qui le dernier a eu des réunions avec le Département des Mystères et il explique qu'ils pensent que la Nouvelle-Atlantide doit sortir des eaux, portée par des champs magiques telluriques.

"Ils supposent qu'il y a dans ce cas des galeries des deux côtés qui forment une rune d'éruption. C'est ça qu'on doit chercher."

"Et les contre-rituels, on les fera nous ?", questionne Dikkie.

"Ils ont dit que ce seraient des sortes de kits à activer... des dispositifs qui créeront des vides de magie et entraveront le rituel... On devrait les recevoir avant les renforts."

On opine tous, mais je sais qu'on n'aime pas tellement se retrouver à briser des sorts. J'imagine que comme moi, ils espèrent que le dispositif sera simple et qu'on l'aura effectivement assez tôt pour avoir le temps de réfléchir à sa mise en œuvre.

La réunion est presque finie quand son miroir vibre. On voit tous que c'est sa femme, Emma, enceinte actuellement de leur deuxième enfant — et j'ai une vague de culpabilité d'être contente qu'il soit là alors que lui rougit.

"On a fini", je le tranquillise en lui faisant signe d'aller lui répondre dehors pour être tranquille. "Je ne vais pas traîner de toute façon."

Peut-être que si j'avais été plus attentive, je l'aurais vu venir. Mais la vérité est que je vais ranger mes affaires quand Forrest me colle sous le nez une photographie qu'elle a tiré de ses documents. Une photo de la surveillance, ici, en Écosse. L'homme au bonnet. Sans un mot, mais avec un regard qui dit qu'elle ne lâchera pas l'affaire.

"Dikkie, si tu as un truc à dire...", je soupire puisque l'ignorer semble impossible

"Est-ce qu'on sait qui c'est ?" Je garde le silence et j'imagine qu'elle prend ça pour un demi-aveu. "Il est souvent là le soir... rarement à d'autres moments... On nous a demandé d'ailleurs de confirmer sa présence. Il n'est pas dans la liste des suspects", énumère Dikkie. "D'ailleurs, Winnie pense comme moi."

"Même s'il est de nos informateurs, surtout s'il l'est...", je me lance en bon petit soldat. Je mesure que le mal est certainement fait, mais que dire d'autre ?

"Surtout, si c'est bien qui je pense", me coupe Dikkie. Je sais que ma réaction physique est sans doute la confirmation qui lui manque. "Après tout ce temps."

"Son nom ne ferait que le mettre davantage en danger", je soupire en secouant la tête. Dikkie, qui est de complexion diaphane, blêmit totalement. Je ne peux retenir un mouvement d'humeur. "Tu ne l'avais pas envisagé en danger ?"

Elle décide avec raison de m'ignorer. "Pourquoi lui ?"

"Je ne comprends pas ta question", je formule parce que je sens qu'elle est en train de m'accuser de faire partie d'un de ces "complots Lupin" qui enflamment de loin en loin les imaginations de mes collègues.

"À quel point le Bureau des Aurors britanniques est-il partie de cette histoire ?"

"On doit arrêter des gars qui veulent créer une île-État sur notre territoire... ", je rappelle.

"Iris, je sais qui est cet homme", elle me coupe, sérieuse et pressante. "J'ai... On a été aspirants ensemble... Tu veux que je croie que tu ne sais pas qui était sa mentore ?"

"De tout ce que je sais", je formule lentement, "personne ne savait qu'il était là avant que... l'affaire ne devienne officielle." J'ai appuyé le "personne".

Elle soutient mon regard, se fichant ouvertement de nos statuts respectifs, revendiquant silencieusement, mais clairement des droits historiques qui puisent leur légitimité ailleurs que sur le grade ou la mission donnée.

Ça me fait rajouter des choses que je ne devrais peut-être pas évoquer ici, mais on peut dire que je me sens obligée de me justifier : "Tu te rends compte que j'avais six ans la dernière fois que je l'ai vu ? Je l'avais même un peu oublié... " Puis j'essaie de détendre un peu l'atmosphère : "Maintenant, j'attends le jour où je pourrais aller mettre mon nez dans son dossier, d'ailleurs !"

"Ça, son dossier, il doit valoir le détour !", elle admet avec un relâchement perceptible de sa tension intérieure. "Maintenant que tu le dis, je me demande comment ta… — sa mentore — a pu l'évaluer, comment elle a pu documenter sa progression — je devrais dire sa transformation — du mouton noir de notre promotion à cet aspirant carrément impressionnant par ses capacités... Je n'y avais jamais pensé, mais j'irais bien lire aussi !"

Moi, je n'ai retenu qu'un truc.

"Mouton noir ?"

"Il était un peu trapu et tout frisé, avec ses yeux dorés, un peu comme un mouton... Le surnom lui a vite collé à la peau ! Avec le diminutif de Sopo... Il n'y avait que ta... sa mentore pour prononcer correctement son nom de famille."

Après vingt ans, donc, le type a choisi le surnom que lui avaient donné ses condisciples de l'Académie de Londres. Parce qu'il est en opération sur nos terres ? Ou parce que ce surnom a une autre signification ?

"Contente d'entendre qu'il est capable de se défendre", je me force à commenter. Il est certainement temps de mettre fin à cette conversation. "Maintenant..."

"Ça ne sort pas de ce bureau", promet Dikkie, pour enchainer juste après sur une question qui d'abord me paraît totalement sans lien : "Tu penses comme Caradoc que la composition des renforts va rester des tireurs et des policiers ?"

"On est déjà pas mal d'Aurors, non ? Tu penses à qui ?"

"Je sais que Hawlish n'est pas le gars le plus opérationnel de la Division... mais je pensais à Hawlish... et puis Lytton..."

"Je serais très étonnée dans les deux cas, Dikkie ! ", je lâche, désarçonnée par cette liste inattendue et sans logique de nos collègues.

"C'est juste...Nydia... So... — le mouton noir et moi... nous étions là lors de l'accident de Hawlish père... Des fois... il y a des alignements de planètes comme celui-là."

"L'accident", je relève. Le nombre de fois où on m'a enjointe au début de ma carrière d'être patiente avec Hammond Hawlish à cause de l'accident de son père est impossible à dénombrer. Et d'un seul coup, après toutes ces années, voilà que le nombre des protagonistes se démultiplie !

"Oui, tu étais encore enfant que nous étions déjà aspirants, cheffe", sourit Dikkie avec un peu d'autodérision. Mais son sourire s'efface totalement quand elle développe : "Des policiers sont tombés dans un piège lors de ce qui devait être une enquête de routine. Hawlish et Nydia sont allés à leur secours, mais ils ont été pris en otages. Moi, avec Gawain et... ta mère avec son aspirant, on a été envoyés en renfort... Pour faire court, on les a retrouvés. Gawain et ta mère nous ont montré ce qu'était un sauvetage rondement mené... sauf qu'un gars - Wilson, j'ai pas oublié son nom - avait été assez proches des Mangemorts pendant la guerre pour apprendre d'eux un sortilège qui crée des blessures qui ne cicatrisent pas. Tu te vides de ton sang et les Médicomages ne peuvent pas y faire grand-chose... En tout cas, nous en premiers soins, on a été débordés. On l'a quand même évacué vivant, mais à Sainte-Mangouste, ils ont cru le perdre eux aussi. Puis une Médicomage... Susan Smiley-Rogue, pour ne pas la nommer, a tenté un truc qui a marché. Mais les dommages sur son visage et son cou étaient énormes... ça avait même endommagé ses cordes vocales ! Son corps avait pris un sacré coup. Des complications cardiaques se sont déclarées... et sa magie n'est jamais totalement revenue... "

Je ne trouve rien à dire à ça. Et, Dikkie met fin à notre étrange échange d'une pression sur mon épaule et quitte la pièce sans même un salut. Je reste plantée là jusqu'à ce que je décide de remettre à plus tard l'introspection sur mes sentiments, à la fois sur le destin de la famille Hawlish, le rôle de Susan dans tout ça et sur le comportement de ma collègue, pour me mettre à la recherche de Mark.

Quand je lui annonce sa réaffectation, mon ancien aspirant ne peut pas se retenir de vérifier, sur un ton goguenard qui ne trompe personne sur le besoin de reconnaissance pointé par Forrest : "Tu veux pouvoir me surveiller de près, Iris ?"

"Je veux pouvoir avoir deux adjoints sur lesquels compter pour aller se mettre en danger avec mesure et intelligence", je lui oppose. "Ça passe par beaucoup d'écoute et de patience. Mais il y a, de fait, aussi de la place pour l'initiative et l'évaluation rapide de la situation."

Ça le fait sourire plus largement que ça devrait. Ça ne fait pas du tout sourire Eolynn quand je lui expose la nouvelle réorganisation dans notre QG irlandais.

"La configuration proposée ne te plaisait pas ?", elle questionne sans trop de forme.

"Darnell, Forrest et Huxley de l'autre côté. On doit être trois, nous aussi", j'essaie de calmer le jeu sans même lui rappeler que l'alternative à Mark était Winnie Huxley, qui aurait eu préséance sur elle. Ça ne marche pas.

"Ne me mens pas, Iris. Tu n'as pas confiance en moi !", explose l'ex de mon frère. Parce qu'autant se rappeler la source du problème. Des années qu'on se coltine, elle et moi, cet héritage. Des années que je fais de mon mieux pour la rassurer et fonder notre relation sur autre chose. Je crois que ça avance, que ça a été pire qu'aujourd'hui, mais, là, jouer ce rôle de grande ex-belle-sœur m'épuise totalement.

"Je vais prendre l'air", je lâche en joignant le geste à la parole.

En sortant, j'entends Mark expliquer : "Tu me rappelles ton Rang, Camden, Trois, non ?" Je n'entends pas la réponse. Il n'y en a peut-être pas. "Moi, la dernière fois que j'ai regardé le mien, c'était Quatre. Tout n'est pas un peu dit ?"

Je sors de la maison sous les regards curieux de deux policiers en pause. Je leur fais signe que tout va bien, mais j'imagine déjà tout ce qui va se dire. À quelques heures d'une opération de cette ampleur, ce n'est pas le moment de laisser penser que la direction est divisée ou que je n'arrive pas à m'imposer à mes adjoints. Mais le mal est fait et je ne suis pas en état de faire demi-tour tout de suite.

Je marche jusqu'au bord de la falaise et je laisse le vent et les embruns, et même un rayon de soleil solitaire et majestueux, me vider la tête jusqu'au moment où mon miroir vibre. Je regarde qui c'est, en me demandant si je répondrais à un appel d'Eolynn. Le devoir voudrait que oui. Mais c'est Kane. Comme un clin d'œil du destin, mais aussi comme une diversion bienvenue, je décide.

"Alors comme ça, tu n'es pas là pour nous aider à engloutir le stock pharaonique de loukoums que Defné a ramené ?" est sa joyeuse entrée en matière.

"Je croyais que les pharaons vivaient en Égypte, pas en Turquie", je souris, contente d'une conversation tellement légère que la tête m'en tourne.

"Sultanesque alors", il sourit. "Tu rentres quand ? T'es loin ?"

"Secret", je soupire, autant pour la légèreté.

"À ce point ? Dangereux ?", il s'inquiète.

"Important ?", je propose. Parler d'Irlande ? Parler de Sopo ? Parler d'Eolynn ? Impossible.

"Il paraît qu'il y a une promotion à fêter", il bifurque, acceptant mon silence sur les questions opérationnelles.

"Aussi. Les loukoums seront les bienvenus."

"Tout ça est lié ?", il enquête. On a un biais familial pour les enquêtes, je crois

"Oui et non, Kane. On me l'a répété... hiérarchiquement et familialement. L'occasion précipite une décision qui... couvait... un peu comme votre petit bout à venir... "

"Tu veux que je change de sujet ?", il vérifie, presque sourcilleux, presque fatigué de notre petite danse, je le sens.

"Je veux savoir comment va Defné et ma future nièce, mais je te réponds autant que je peux", je lui promets.

"Elles vont bien et les grands sont au moins aussi impatients que toi - que nous", il commente avec un sourire qui ne trompe pas. "Ils cherchent des prénoms improbables et magnifiques..."

Defné a mis longtemps à décider qu'elle voulait être aussi biologiquement mère. Il a fallu l'entrée de Sibel à Poudlard. Pas que Sibel ou Zefir aient été contre, bien au contraire. C'était elle qui répétait qu'elle ne pouvait pas leur faire ça. Puis, un jour, il y a un an, elle a changé de discours.

"C'est décidé ?", j'enquête à mon tour.

"Pas encore. Mais on n'échappera sans doute pas à la Grèce antique", raconte mon jumeau avec facilité. Il est foncièrement heureux de sa petite famille.

"Vous ne pouvez pas", je confirme.

Il hésite, puis il souffle : "Ne le dis à personne, mais je crois bien que Aea - qui serait une nymphe de la mer noire remporte beaucoup de points au classement familial... ou alors Cleodora... Même si ça doit faire pleurer Mãe !"

Je décide de me contenter de sourire. Je suis mal placée pour commenter les prénoms que les autres donnent à leurs enfants.

"Mais il y a encore d'autres concurrents... Gardons un peu de suspens."

"Je ne dirais rien", je promets.

"Et tu feras attention à toi, où que tu sois, quelle que soit l'importance de ta mission", il rajoute sans arriver à en faire une blague.

"Promis", je souffle tout aussi sérieusement.

"Au pire, tu nous refais ce beau sarcophage d'or qui fait ta légende", il essaie, faisant sans doute un effort méritoire pour objectiver ses propres inquiétudes.

"L'idée est de sortir toute mon équipe indemne de là", je rappelle. J'aimerais parler de Sopo, mais je ne peux pas.

J'aimerais lui parler de ce plan ambitieux que Ron a validé, mais qui me fait flipper. De la fragilité potentielle de mes adjoints. Du fait que j'aimerais que Samuel soit là à mes côtés et qu'en même temps, je sais que ma mère ne le mettra jamais dans les renforts et qu'elle aura raison. La politique de la Division est d'éviter d'envoyer les couples parents de jeunes enfants dans les mêmes opérations. Et depuis ce matin, je me demande combien l'accident de Herman Hawlish, père de Hammond, a pu jouer dans cette politique. Aucun des sujets qui crispent mon ventre n'étant abordables, je me contente de sourire à mon jumeau. Comme s'il concluait seul qu'on a fait le tour de ce qui peut être dit, Kane met fin à son appel en me faisant promettre d'être sur ma liste des gens à appeler quand ça sera fini.

Mon miroir à la main, je regarde ensuite longuement la mer. J'essaie de me nourrir de sa force, de sa constance, avant de retourner faire le boulot qui doit être fait : consolider mon équipe et leur présenter le plan. Un bateau de pêche suivi d'une volée d'oiseaux de mer passe sur l'horizon comme un rappel nécessaire. Je me décide à revenir à pas lents vers notre QG en me répétant le plan et ses variantes.

Je trouve Mark et Eolynn là où je les ai laissés. Mark regarde les rapports de surveillance — il n'en a eu sans doute que des extraits ou des résumés. Eolynn rumine, appuyée contre le mur. Nos regards se croisent. Elle se décolle du mur. Mark lève la tête de sa lecture.

"Va donc nous chercher du café, Wang", je lui propose d'un ton que je veux léger, mais il tique nettement en entendant ça. Pour un peu, il me rappellerait qu'il y a des policiers qui peuvent très bien faire ça. "Ça te rajeunira", j'insiste.

Il a alors un regard pensif, presque protecteur, pour Eolynn. Elle relève le menton et ajoute : "Lait et sucre pour moi, s'il te plaît, Wang."

"Entendre, c'est obéir", commente-t-il avec un fatalisme qui le rajeunit effectivement quand il se résout à quitter la pièce.

"On va pouvoir reprendre, Camden ?", je tente de ma voix la plus neutre dès que la porte est refermée.

"On peut reprendre quand tu voudras, cheffe", elle articule. On peut dire que toute l'incertitude qu'elle trimballe reste là, intacte et puissante. Je me force à le mesurer, à l'analyser et à en tirer des conséquences objectives.

"Si tu continues à m'en vouloir et à me tenir en suspicion, ça ne marchera pas, Eolynn. Pas là où je vais vous emmener", je pose sans la lâcher des yeux.

Je n'ai aucune envie de demander son remplacement maintenant, mais le marché est entre ses mains. Je lis dans ses yeux que progressivement, elle entrevoit comment je considère la situation.

"Je m'excuse", elle finit par me répondre avec un geste des mains vers moi, qui rend l'affirmation plus crédible. "Ce n'était pas très professionnel. J'ai... Je me suis investie ici... je... Je voudrais bien... participer au dénouement de toute cette histoire... faire ma part... À ma place... celle que tu me donneras... parce qu'il n'y a que toi qui connaisses réellement le plan... et quel peut être mon rôle... Pardon... J'espère que tu voudras bien me faire confiance..."

À ce point-là, elle n'a plus les tripes de soutenir mon regard, ce que je décide de prendre comme un signe de sa sincérité. Une partie de mon cerveau trouve opportun d'estimer à ce moment-là précisément que je suis en train de passer une étape dans ma carrière... un pas de plus vers ce qui était mon idéal de gamine, en rivalité inconsciente avec ma mère, je réalise. C'est moins exaltant que je ne le pensais, même si je me sens étrangement prête à l'assumer. Enfin, il me semble.

"J'espère aussi, Eolynn, parce que j'ai besoin de toi, de ta connaissance des agents ici et des lieux. Mon plan ne marchera pas bien sans elle."

"Bien sûr, Iris", elle me répond, la curiosité et l'orgueil professionnels prenant enfin le pas sur tout le reste.

Je laisse sciemment le silence jouer son rôle avant d'aller ouvrir la porte et d'appeler Mark qui attend patiemment dans la pièce à côté, avec ses trois cafés protégés par un sortilège de chaleur.

"Demain matin, avant l'aube, les derniers renforts vont nous arriver", je me lance quand nous sommes tous installés autour de la table. Une carte moldue détaillée de la région est étalée au milieu. "Les nôtres sur ce bateau de pêche que tu as déjà eu la bonne idée d'utiliser pour cartographier l'île, Eolynn. On va embarquer à Portulin et... débarquer sur l'île à la nage... Toujours partants ?"

Eolynn ouvre des yeux immenses le temps que les implications se développent. Elle acquiesce avant de répondre oui. Mark aussi. Il y a de l'excitation et de la détermination dans leur réponse corporelle. De la peur aussi. Et, c'est ce qu'il faut.

"Est-ce que je peux poser une question ?", se risque Camden.

"Toutes les questions nécessaires au bon déroulement de l'opération", je précise.

"Finnigan ?", elle résume en un mot.

J'opine que la question est légitime.

"J'espère qu'il va accepter d'être le pivot de toutes les équipes, avec une réserve pour venir en soutien, là où il faudra", je formule, contente de tester ma version de la proposition de Ron sur mes subordonnés avant de le faire sur mon ancien chef.

Mark la regarde en retenant son souffle et semble se détendre quand Eolynn opine.

OOOO

Voilà de nouvelles étapes. Vous pouvez commenter sur le probable prénom de la fille de Kane et Defné, sur l'avenir professionnel de Rafael... sur les deux. Je devrais encore poster les deux semaines qui viennent.