Il fait chaud. Trop chaud pour un premier mai. On se croirait au beau milieu du mois de juillet.

Les mains pendues aux courroies de mon sac, je lève les yeux sur le laboratoire. Je ne sais pas qui a eu la brillante idée de l'ériger sur une colline, mais cette personne, je la déteste. La touffeur, le soleil qui tape, rendent l'ascension difficile. Et les personnes handicapées, elles y vont comment, à ce labo ?

Rah ! Je sens déjà des ampoules se former et gonfler sur mes orteils. Mon t-shirt me colle à la peau et mes mollets sont douloureux. Dire que je ne marche que depuis une demi-heure ! Que m'arrivera-t-il lorsque je devrai parcourir des routes entières ?

Je préfère ne pas y penser et décide de faire une pause en bordure du sentier. Je pose les fesses sur une souche et respire un bon coup. Des brins d'herbe chatouillent mes jambes, sur lesquelles je passe ma main. Un vent doux me murmure à l'oreille. Je reprends mon souffle.

Je reste assise sur cette souche jusqu'à ce que j'aperçoive une bestiole mauve grouiller dans les buissons tout près. Ces oreilles, cette queue un poil enroulée, ces dents puissantes…

Un Rattata !

Il fouille les racines et les branches basses, ses pattes pleines de terre. Beurk !

Je saute aussitôt sur mes pieds et avale des kilomètres au pas de course, en répétant « dégueulasse, dégueulasse, dégueulasse ! » comme un mantra. Dans ma hâte, je sens les douze bouteilles de Repousse que j'ai emballées plus tôt me taper dans le dos. En plus des ampoules, j'aurai des ecchymoses. Il ne manquait plus que ça !

Mon dégoût profond des rongeurs me procure un avantage : je me retrouve au sommet de la colline en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, même si j'y arrive trempée de sueur, essoufflée et souffrant d'un point de coté.

Je n'ai plus fait de sport depuis l'école primaire et en ce moment, je le sens bien.

La main sur les côtes, je pénètre dans le laboratoire. La pièce principale a un plafond haut, des tuiles mauves qui luisent de propreté et plusieurs stations distinctes, toutes munies d'outils technologiques et scientifiques différents. Une odeur de désinfectant et de naphtaline plane dans l'air.

Quelqu'un me barre la route avant même que je puisse faire deux pas dans l'établissement. Il s'agit d'un jeune homme d'environ mon âge, vêtu d'une blouse blanche comme celle du professeur Chen. Elle est ouverte sur un t-shirt à l'effigie d'un groupe de musique que je ne connais pas et ses manches sont retroussées, roulées sur ses avant-bras.

— Tu as rendez-vous avec le professeur ? demande-t-il.

Je l'observe un moment avant de hocher la tête. Des cheveux bruns foncés, des yeux qui tirent sur le rouge. Dans un monde où toutes les couleurs de cheveux et de prunelles sont communes, ça ne m'impressionne pas tant que ça. C'est à ses traits que j'accroche : ils sont tirés, fatigués, presque froids. Et je ne peux m'empêcher de penser que détendu, il doit être plutôt mignon…

— Tu peux t'asseoir sur l'un des sièges, là-bas.

Il me désigne un emplacement sur la gauche, imperméable à mon regard. Il a peut-être l'habitude qu'on le dévisage ?

Enfin, ça ne me regarde pas.

— Merci, dis-je en m'éloignant.

Je me traîne les pieds jusqu'aux chaises de plastique indiquées. Elles forment un « L » dont les lignes sont séparées par une table d'appoint. Des magazines traînent dessus, laissés à la disposition des visiteurs. Je penche la tête et parcoure des yeux la couverture de la revue au sommet de la pile. Les titres de plusieurs articles y sont inscrits : « Bien vieillir avec ses Pokémon », « Top tendance : les couleurs préférées des coordinateurs », « Cinq recettes gourmandes à partager avec vos types Spectre et Ténèbres » et j'en passe.

Mon père avait raison. Toute notre existence est liée à celle des monstres…

En attendant qu'on daigne me convoquer, je tire mon portable de la poche de mon short et lance une application au hasard. Un jeu tout bête.

Je ne me détache de mon univers virtuel que lorsqu'une autre personne vient patienter. Un autre garçon de ma tranche d'âge, à des années-lumière du premier. Il a la peau noire, des lunettes rondes à monture épaisse et des vêtements trop grands pour lui. Il laisse tomber un sac jaune vif à ses pieds et m'adresse un regard timide avant de baisser les yeux sur ses doigts.

Hmm… Je me demande si lui aussi débute en matière de Pokémon, mais je n'ose pas lui poser la question. Il n'a pas l'air d'avoir envie de discuter.

Je retourne donc aux symboles colorés que je rassemble du bout du doigt. Ça me fait tout drôle de jouer en sourdine. D'habitude, je pousse le volume à fond, mais ici, quelque chose m'en empêche. Sans doute les silhouettes drapées de blanc qui volent d'un appareil à l'autre, le nez enfoncé dans leurs calepins de notes. Je ne veux pas les déranger dans leur boulot.

— Shiori Hirano ? me hèle enfin une voix.

Je me redresse et fourre mon téléphone dans ma poche. Mes membres se tendent instinctivement tandis que je rejoins le professeur Chen. Puis j'essaie de lisser un peu mon t-shirt, d'avoir l'air présentable…

Il me couvre d'un sourire sympathique et m'entraîne dans une pièce attenante. Elle est plus petite que la salle principale, mais pareillement encombrée d'ordinateurs et de machines complexes. Différentes affiches tapissent les murs, certaines servant de mode d'emploi pour les bidules près desquels elles sont exposées, d'autres dictant des consignes ou illustrant des schémas que je n'arrive pas à déchiffrer d'ici.

Le chercheur me mène tout au fond de la salle, devant une table pliante couleur crème. Trois Pokéballs reposent dessus, coincées dans un socle de plastique transparent. Des figurines sont placées devant, reproductions miniatures de Bulbizarre, Carapuce et Salamèche, pour indiquer dans quelles sphères ils se trouvent.

— Je te laisse faire ton choix. Si tu as des questions au sujet des Pokémon, je veux bien y répondre.

— Je suis obligée de choisir ? m'entends-je demander, sentant tout de suite la honte m'envahir.

Il éclate de rire, mais ce n'est pas méchant. Mon commentaire l'a surpris. Ou alors, il est convaincu que je blague. Difficile à dire.

Quand le vieil homme cesse de se marrer, il fronce les sourcils.

— C'est bien la première fois qu'on me pose cette question ! Si tu n'arrives pas à te décider, tu peux toujours laisser le hasard faire les choses… Mais je ne te le conseille pas.

— Pourquoi ?

— Parce que c'est un moment de ta vie très important, Shiori ! Peu importe le chemin que tu prendras, ce Pokémon sera toujours ton tout premier compagnon. C'est très précieux, comme lien.

Sauf que je n'en veux pas, de ce Pokémon. J'ai l'intention de le laisser mariner dans sa Pokéball jusqu'à ce que je me retrouve face au champion d'arène le plus proche, puis de le laisser se faire écraser bien comme il faut. Comme ça, mes parents ne pourront pas dire que je n'ai pas essayé et je serai libre de retrouver ma vie d'avant.

Mes séries télé me manquent. Je suis dégoûtée à l'idée de tous les épisodes que je vais rater lorsque je serai en vadrouille sur les routes, loin d'une bonne connexion internet. Je pense à mon lit, tout froid et abandonné. Mes couvertures bien chaudes, mon matelas moelleux. Plus vite je les retrouverai, mieux je me porterai !

Le professeur Chen interprète mon silence comme un moment d'hésitation. Il sourit doucement comme pour m'encourager et me renseigne au sujet des bêtes. Il touche la première figurine, celle du type Plante, du bout des doigts…

— Bulbizarre a un tempérament très doux. Pour tout te dire, il est si affectueux que mes employés le trouvent un peu collant… Tu n'auras aucun mal à l'entraîner, mais ne compte pas sur lui pour prendre des initiatives en combat. Il préfère suivre les ordres. Oh, et il raffole des baies pêcha.

Je fronce les sourcils. À trop m'enfoncer dans ma haine envers les Pokémon, il ne m'est jamais venu à l'esprit qu'ils puissent avoir une personnalité unique. Je pensais qu'ils avaient tous un caractère semblable, dicté par leur espèce ou leur types : les dragons têtus, les fées espiègles…

— Carapuce est une petite curieuse, poursuit Chen. Il vaut mieux ne pas la perdre de vue, ou tu pourrais la perdre tout court. Elle aime explorer et elle est plus rapide qu'elle en a l'air, crois moi. Ah, mais elle n'est pas malicieuse, je te rassure. Elle est jeune, elle découvre son monde. C'est une petite boule d'énergie !

Pas question de l'adopter celle-là, bien qu'elle me fasse sourire. Courir derrière une tortue, c'est assez ironique, quand on y pense. Je suis trop paresseuse pour ça, mais je reconnais que c'est marrant.

— Et le dernier ?

— Salamèche ne te posera aucun problème, mais si tu manques de volonté, il risque de ne pas t'écouter. Il est plutôt calme de nature, mais je vois bien toute sa détermination dans ses yeux. Ce qu'il cherche, c'est un dresseur qui l'aidera à devenir le plus fort de tous les Dracaufeu ! Ah… Et je veux bien t'offrir de la pommade contre les brûlures si tu le choisis. Il est un peu gauche par moments…

Finalement, je suis plutôt contente d'avoir des options. Entre une bête trop affectueuse, une bête excessivement curieuse et une bête bien sage bien que maladroite, il n'est pas bien difficile d'arrêter mon choix… Je fixe la figurine orange des yeux pendant quelques secondes, puis lève la tête vers le professeur.

— Je choisis Salamèche, déclaré-je.

— Je t'en prie, répond-t-il, souriant.

Il se décale et tend la main, comme pour m'inviter à prendre la Pokéball du Pokémon Feu. Mes doigts tremblent lorsqu'ils se posent sur la boule bicolore. Je la soulève et la retourne au creux de ma main, l'observant sous toutes ses coutures. Elle est froide et plus lourde que ce à quoi je m'attendais.

— Tu peux l'invoquer, tu sais. Histoire de te présenter à lui.

— Ah, euh… Oui… Pourquoi pas…

Je ne suis pas en mesure de refuser. Tant que je n'aurai pas été vaincue par un champion d'arène, je compte jouer le rôle de l'apprentie dresseuse motivée jusqu'au bout. Je tiens à ce qu'on dise à mes parents que j'ai tout donné, que je voulais vraiment réussir. Comme ça, ils ne pourront plus me menacer de me mettre à la porte. J'aurai tenté de relever le défi, en vain.

Ou du moins, c'est ce qu'ils croiront.

Je lance la sphère en l'air d'un geste incertain. Elle s'ouvre et relâche un faisceau de lumière qui prend la forme de mon tout premier Pokémon, avant de revenir à ma main, comme aimantée. Salamèche apparaît là, comme ça, se matérialisant sous mes yeux. La flamme au bout de sa queue se reflète sur les tuiles, les dotant d'éclats orangés.

— Mèche ?

— Euh… Hey, petit. Ça roule ?

Bon. Il est évident que je n'ai aucune expérience en matière de Pokémon. Je ne sais même pas comment interagir avec eux. Chez moi, je me contente d'ignorer royalement Miaouss et de ne surtout pas déranger le vieux Roucoups de mon père. Mais c'est l'intention qui compte, non ?

— Continuez de faire connaissance, m'encourage le professeur. Je vais préparer ton Pokédex et officialiser ton statut de dresseuse. Je reviens dans une minute.

À ces mots, il me laisse seule avec la salamandre de feu, qui lève ses yeux turquoises sur moi. Au secours ! Alerte rouge ! Qu'est-ce que je fais ? Mais qu'est-ce que je fais ?

Okay, une chose à la fois…

Je commence par me calmer en prenant une grande respiration. Puis je me penche un peu vers la bestiole avant de me souvenir de sa maladresse et de m'écarter comme s'il m'avait brûlé, alors que ce n'est pas du tout le cas.

Pas encore, du moins…

— Alors comme ça, tu veux devenir le plus fort, hein ? Et bah, je te promets qu'on affrontera un champion le plus tôt possible.

— Sa, Sala ! Mèche !

Je me sens presque coupable de lui dire ça, sachant que je ne fournirai aucun effort pour le préparer et encore moins pour le mener à la victoire. Il semble tout confiant, le pauvre. Le feu ne brûle pas qu'au bout de sa queue – il y a tout un brasier dans ses yeux, qui brillent de courage et de détermination.

Décidément, c'est le Pokémon parfait pour mener mon plan à terme. Il ne rechignera pas au moment de devoir se mesurer aux imposantes bestioles d'un champion d'arène, même s'il est voué à l'échec.

— Ah, je vois que vous vous entendez bien ! Je t'avoue que j'étais un peu inquiet, admet le chercheur en revenant vers nous. Mais visiblement, il n'y a rien à craindre. Bon, tiens, ton Pokédex.

Il me tend un bidule rouge, rectangulaire et doté de nombreux boutons et d'un écran. Alors ça, c'est dans mes cordes ! Les écrans, ça me connaît. J'esquisse un sourire, me sentant au moins rassurée sur ce plan là. Dans le doute, je saurai toujours comment manipuler mon Pokédex. Il pourra peut-être servir, qui sait.

— En plus de pouvoir te renseigner sur les Pokémon que tu croiseras, il sert aussi de carte d'identité. Si tu perds ta carte de dresseuse, il pourra t'être utile en attendant de t'en procurer une autre… Il fait lampe de poche aussi, déclare-t-il fièrement en gonflant le torse, comme si les téléphones portables ne le faisaient pas déjà…

Je hoche poliment la tête et fourre le Pokédex dans l'autre poche de mon short. Le professeur me remet cette fameuse carte de dresseuse, fraîchement imprimée et plastifiée. Je constate qu'il a piochée l'une de mes photos sur internet pour la compléter. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il n'a pas pris la plus flatteuse… J'ai un énorme bouton sur la joue droite dessus…

Le vieil homme et moi nous observons un moment, en silence. Salamèche n'a pas bronché, poireautant toujours à mes pieds…

— C'est bon ? m'informé-je d'un ton le plus courtois possible. Je peux partir ?

— Une dernière petite chose… Tes parents ont demandé à ce que l'un de mes bénévoles t'accompagne jusqu'à Argenta, où se situe la première arène du challenge.

Je m'empourpre de colère. Mes parents ont demandé quoi ? Non. Non, c'est impossible ! Ils veulent vraiment me faire suivre par une baby-sitter ? J'ai seize ans, je n'ai plus besoin qu'on me tienne la main !

— J'en veux pas de votre bénévole ! protesté-je, les poings serrés, oubliant toute notion de politesse.

— Ah, toutes mes excuses, mais c'est déjà convenu, lâche le professeur en se grattant la nuque. Il a libéré son horaire des prochains jours pour faire ce bout de chemin avec toi.

— Et c'est courant ce genre de pratique ?

— Hum, non, pas vraiment.

— Alors pourquoi…

Je n'ai même pas besoin de terminer ma phrase que je comprends. Mes parents ont dû le payer bien grassement pour qu'il accepte de me « confier » l'un de ses bénévoles. Et tout le monde sait que la recherche scientifique a toujours besoin de fonds supplémentaires pour financer ses avancées et se tenir à la fine pointe de la technologie…

Il a donc accepté tout naturellement. Il a dû croire qu'Arceus lui souriait ce jour-là. Je n'ai aucun mal à l'imaginer serrer la main de mon père, un sourire idiot sur les lèvres…

J'ai envie de pester davantage, mais me retiens. Puis je me calme. À bien y penser, ce chaperon est peut-être exactement ce dont j'ai besoin pour duper mes parents. Si je joue assez bien le jeu, il pourra leur dire que j'ai tout donné, que j'ai essuyé une vraie défaite face au champion d'Argenta.

— D'accord, me résigné-je en poussant un faux soupir. Il est où, votre bénévole ?

Le professeur essuie son front avec une manche de sa blouse. Un sourire un brin nerveux étire ses lèvres – je mettrais ma main au feu que mes parents l'ont menacé de retirer leur don si je refusais d'être pistée par son assistant.

— À l'heure qu'il est, il doit t'attendre dehors, devant le laboratoire.

Je hoche la tête et confine mon Salamèche dans sa Pokéball. Il n'a pas bougé d'un millimètre pendant toute la durée de notre conversation, ce qui me rassure. Au moins, je n'aurai pas besoin de le chercher aux alentours chaque fois que je le ferai sortir.

— Oh, tu veux bien dire à Dante Calixte que je suis prêt à le voir en sortant ? Peau noire, grosses lunettes, sac à dos jaune… Tu ne peux pas le manquer.

J'opine à nouveau, silencieusement. Je me souviens bien de lui.

Il s'appelle Dante, donc. Je note l'information dans un coin de ma tête, même si je doute qu'elle puisse me servir. Si ça se trouve, je ne le reverrai jamais.

J'adresse un dernier regard au professeur Chen, incapable de lui en vouloir pour les manigances idiotes de mes parents. Ce n'est tout de même pas de sa faute s'ils ne me font pas confiance, s'ils tiennent à s'assurer que je compte vraiment participer au challenge de la Ligue.

Je soupire et sors, des nœuds dans l'estomac.

Ce bénévole… j'espère qu'il ne sera pas trop désagréable envers moi.