Épilogue

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Au plafond, des vrilles végétales couraient le long d'un treillis tressé. Sérhà les suivit du regard, s'attarda sur les boiseries sculptées, ramena son attention sur l'amiral de la Flotte Indépendante Terrienne qui occupait, avec Harlock et elle, le carré de sagine que la serveuse leur avait attribué.

— J'apprécierais une explication.

L'amiral Zero avait posé ses coudes sur la table et son menton sur ses doigts joints. En face de lui, Harlock le considérait avec une mimique sarcastique au coin des lèvres.

— C'est toi qui invites, Warrius.

Le pirate avait énoncé sa phrase comme s'il s'agissait d'une évidence. Son interlocuteur leva les yeux au ciel avec un soupir appuyé.

— Je vous invite ? Tous les deux ? Ici ? En quel honneur ?
— C'est un pari, Warrius.

Certes. À ce stade, Séhrà considéra que les deux humains prenaient autant l'un que l'autre plaisir à faire traîner la conversation, et se demanda avec une pointe d'amertume si elle avait bien sa place avec eux. Peut-être aurait-elle dû décliner, regretta-t-elle, mais Harlock avait tenu à son « restaurant typiquement sylvidre » et elle avait fini par céder.

Leur tablée était… atypique, c'était le moins qu'on puisse dire. Un établissement tel que celui-ci n'accueillait guère d'humains, encore moins « pour dîner ». Sérhà percevait les trilles interrogateurs qui émanaient des clientes et du personnel de salle, les innombrables volutes de surprise et de réprobation qui tourbillonnaient en infra-conscience. Elle se força à nier leur présence. C'était d'une extrême impolitesse, bien sûr, mais pour une fois elle se réjouit que ses cheveux courts affichent clairement ses faiblesses psychiques. Qu'elles la croient psy-déficiente, au moins n'aurait-elle pas à affronter leurs questions.

Côté humains, Warrius Zero râlait toujours.

— C'est peut-être un pari mais ça ne t'empêche pas de me fournir le mode d'emploi, espèce de foutu pirate ! C'est quoi cet endroit ? Un restaurant ? Un bar ? Autre chose ?

Essentiellement autre chose, songea Sérhà avec un sourire à part soi. Elle doutait toutefois que l'amiral Zero goûte la plaisanterie si elle le lui révélait de but en blanc.

— Si tu cessais un instant de te plaindre et que tu laissais Sérhà nous briefer, peut-être qu'on pourrait poursuivre cette soirée avec d'agréables découvertes, Warrius…

Sérhà tressaillit. Harlock lui adressa un sourire désarmant.

— Alors tu nous conseilles quoi, Sérhà ?

À quel point s'était-il renseigné en amont sur le « autre chose » ? s'interrogea-t-elle soudain. Elle plissa les yeux. Elle avait perdu en sensibilité, toutefois elle était capable de discerner les moments où Harlock se lançait dans des tentatives télépathiques : en l'occurrence, elles étaient risibles comme d'habitude, mais bien présentes.

Sa sève circula plus vite, et ses pommettes s'échauffèrent. Hors des Farés et des cocons protecteurs des Arboretums, ce lieu était « le lieu » pour des communications astrales intimes. Le savait-il ?
Elle activa l'holo-menu pour se donner une contenance. Les prestations offertes défilèrent en sylvidre. La plupart ne se mangeaient pas… enfin, pas au sens humain du terme, en tout cas.

— Madame, êtes-vous certaine que cet établissement est destiné à, euh, se sustenter ? objecta Zero. Tout ça ne ressemble pas vraiment à des noms de « plats ».

Sérhà leva un sourcil. Ah tiens. Contrairement à Harlock, l'amiral lisait en sylvidre, lui. Elle classa l'information dans la rubrique « intéressant, à creuser » et revint sur son « menu ».

— Les nourritures spirituelles sont les aliments de l'âme, éluda-t-elle.

… et un dîner sylvidre commençait souvent par des préliminaires physiques, admit-elle in petto tout en maudissant le menu de s'être ouvert sur la page des massages. Elle esquiva les remarques en affichant une rubrique plus « classique ».

— Il est d'usage de débuter par la Rivière des Onze, mentit-elle, que vous pouvez agrémenter à votre convenance.

Elle rit au vu de la mine perplexe que lui renvoyèrent simultanément Harlock et Zero, se pencha, débloqua un loquet dans le tapis de sagine. La couverture végétale à leurs pieds s'écarta pour dévoiler un ruisseau d'eau claire.

— Le liquide contient les onze éléments nutritifs essentiels, expliqua-t-elle en se déchaussant. On peut également y ajouter des huiles de senteurs ou des minéraux de soin. C'est ainsi que nous nous ressourçons, mais je suppose que vous pouvez apprécier sans avoir besoin d'absorber.

Elle fit jouer ses orteils dans les filets d'eau. Le mélange était parfaitement équilibré, sucré avec une petite touche piquante, énergisant et délassant à la fois. Zero soutint son regard sans qu'aucun muscle ne bouge sur son visage tandis qu'il l'imitait. Harlock suivit avec un temps de retard.

Un ange passa. Amusée, Sérhà observa les deux humains se consulter des yeux et décider en silence lequel sortirait une imbécillité en premier.

— Pour la douche je décline, lâcha finalement Zero. Je n'ai pas besoin d'être arrosé.

Il pointa un doigt péremptoire en direction d'Harlock.

— Et n'ajoute rien, maudit pirate !

Harlock leva les deux mains en signe de capitulation, un large sourire aux lèvres.

— Je suis sûr que Sérhà va nous trouver de quoi remplir nos estomacs.

Elle opina, tout en validant les lignes sur l'holo-menu pour passer commande.

— Je vous prends kihu, des nouilles, et huamata, des salades composées, et j'ajoute une portion de paraï en amuse-bouches… Ce sont des boulettes frites, expliqua-t-elle. Vous avez à peu près les mêmes dans votre cuisine.

Elle parcourut le restant du menu.

— … et bien sûr, kahawaipiro, termina-t-elle.
— Quoi ?
— De l'alcool, hangareka.

Zero ricana.

— Cette dame te connaît bien, je vois…

Ils trinquèrent, ils dissertèrent sur le goût de l'alcool (Zero le qualifiait de « boisé et fumé » et Harlock se moquait de ces termes pompeux et disait « alcoolisé »), ils goûtèrent tous les plats (sauf les nouilles « hors de question que je touche à ce truc annelé et visqueux et inutile de me dire que 'ça se suce' »), ils envisagèrent de laper la Rivière des Onze « pour voir » (non. Définitivement non), et globalement Sérhà passait une excellente soirée.

Évidemment cela devenait de plus en plus compliqué d'ignorer les critiques mentales que serveuses et clientes envoyaient à leur encontre. Sérhà espéra seulement que personne ne serait offusqué au point d'envoyer une plainte officielle aux Hautes Administrations Impériales, mais bon… Ils ne faisaient rien de mal, pas vrai ?

Lorsque l'alcool fut éclusé, les amuse-bouches torpillés, la salade picorée et les nouilles escamotées, Zero conclut par un « eh bien c'était très plaisant, merci », et Harlock… Sérhà cilla. Harlock émettait encore, et plus fort qu'à leur arrivée.
Elle le sonda, il se déroba, il émit à nouveau. Il y avait comme un appel et elle ne comprenait pas ce qu'il cherchait à lui dire, et elle n'aurait le fin mot de ses intentions que si elle plongeait vers lui. Tu es pénible, hangareka, grogna-t-elle. Il lui répondit d'une moue contrite qui la fit rouler des yeux. Monsieur n'était ouvert aux ondes télépathiques que quand ça l'arrangeait, hmm ?

Elle soupira, se ferma aux stimuli externes, concentra son esprit sur celui d'Harlock. Communion astrale. C'était facile. Et hors des Farés c'était « le lieu » pour faire ça.
Et il le savait, elle en était persuadée désormais.

— Regarde, il y a des arbres ! s'exclama-t-il. C'est parfait !

Elle pencha la tête de côté. La projection mentale de ses cheveux perdus se déroula dans la brise immatérielle.

— Tu étais en manque d'arbres, hangareka ?

Il la fixa. Les filaments lapis-lazuli de son psychisme erratique ondulaient autour de lui comme des serpents qui auraient cherché à s'échapper de leur panier.

— Non je… – Il passa la main derrière sa nuque – … Tu peux m'aider à attraper Warrius, à présent ?

Oh. Sérhà se figea. C'était le lieu, il savait, et il n'avait pas pensé à elle. Son image se brouilla. Harlock prit un air soucieux.

— Sérhà, je… Oh je suis désolé, je ne voulais pas… ne crois pas…

Un battement de cœur et il était à ses côtés, sa main sur son épaule, sa poitrine contre la sienne. Son sourire aurait incendié une forêt.

— Je sais que c'est avec toi que je partage le truc avec l'arbre, mais je me suis dit… j'ai envie… de le montrer aussi à Warrius. Avec toi.

Il y avait l'attente dans son regard, l'inquiétude aussi, la crainte qu'il se soit mal comporté et la peur de l'avoir blessée, et cette inexpérience juvénile si… perturbante, qui soulevait d'étranges remous au creux de son ventre.

Elle soupira.

— Tu n'y comprends rien.
— Je n'ai jamais été très doué pour ces choses-là, admit-il.

Il hésita.

— Je suis désolé, répéta-t-il.
— Tu es toujours désolé mais tu ne changes pas beaucoup, hangareka.

Il eut la décence de paraître gêné.
Son geste engloba l'espace.

— C'est toi qui décides, de toute façon.
— Non, hangareka. Moi je t'aide à garder une projection astrale stable. Je n'influe pas sur qui tu, hem, « invites ».
— Ah. Et tu pourrais, euh…
— Je ne fusionnerai pas avec ton ami, si c'était ce à quoi tu pensais.

Trop d'ennuis avec un seul humain, songea-t-elle. Hors de question de commettre la même erreur avec un deuxième.

Si Harlock fut déçu de sa réponse il n'en montra rien, mais sa nervosité se trahissait dans les feux follets céruléens courant le long des branchages. Sérhà le laissa se débattre quelques instants avec les manifestations désordonnées de son psychisme. Il ne lui manquait pas grand-chose pour être autonome, nota-t-elle avec une indulgence amusée. Avec moins de panique atavique et un soupçon de sérénité en plus…

— Respire, hangareka, lui conseilla-t-elle. Détache-toi de l'instantané. L'astral, c'est une vue sur l'infini… Prends de la hauteur.

Le regard qu'il lui renvoya était bien loin de la « sérénité » requise pour naviguer en toute quiétude en ces lieux, mais les mots prononcés débloquèrent des fumerolles, qui s'enroulèrent, se densifièrent… La projection mentale trembla sous un choc dont Sérhà ne parvint pas à identifier l'origine, se disloqua, se figea. Les bribes de l'arbre flottaient tels des morceaux de miroirs pétrifiés.

— Harlock ? s'inquiéta-t-elle. Harlock !

Le silence lui répondit. Les serpents rampaient. Son esprit était partout.

— Harlock, espèce de crétin ! Garde ta conscience en un seul morceau ! Concentre-toi !

Silence.

Tempête.

Un tourbillon de lumière électrique cracha une silhouette.

Qui n'était pas celle d'Harlock.

— Mais ? Qu'est-ce que je fous là ? Madame, c'est vous qui… ?

L'amiral Warrius Zero était moins affolé que ce à quoi Sérhà se serait attendue. Elle matérialisa un sofa confortable, une table basse, des draperies chaleureuses qui, elle l'espérait, se montreraient rassurantes.

Zero s'assit sans se poser de questions. Sérhà l'imita… mais sur un autre fauteuil. Assez de proximité avec les humains, un seul suffit !

— Non ce n'est pas moi, amiral, répondit-elle. Même si j'admets que c'est à mon contact que notre ami pirate commun a commencé à développer ses, hem, compétences particulières.

Zero réagit d'une grimace.

— Ah c'est à Harlock que je dois ce, euh… C'est difficile à décrire comme sensation, en fait. J'ai l'impression d'avoir été écartelé.

Le militaire contempla ses doigts d'un air songeur.

— Virtuellement, ajouta-t-il. Mais réel malgré tout.
— Harlock a tendance à être très rentre-dedans avec ses approches mentales, oui…

Zero la fixa avec une expression ébahie. Elle rit.

— C'était une façon polie de dire qu'il est nul, précisa-t-elle.
— Très franchement, madame, je l'ai compris autrement.

Elle plissa les yeux. Oh, vraiment ?

— Vous les humains, vous ramenez tout au physique. C'est l'astral ici. Rien à voir.
— Harlock est au courant ?

Elle haussa les épaules. Elle sentait la présence du pirate alentours, brumeuse et inconsistante. De toute évidence, il ne parvenait pas à générer une représentation mentale pérenne de son moi astral.

— Je ne crois pas. Il est nul, répéta-t-elle.

Elle tenta de l'orienter. Il résista. Elle comprit pourquoi quand il finit – enfin – par les rejoindre.
Il était beaucoup plus jeune que le pirate qu'elle connaissait.

Warrius Zero vira au rouge pivoine lorsqu'Harlock prit place à côté de lui sur le sofa.

— Tu m'as dit il n'y a pas si longtemps que tu me préférais avec mes deux yeux, Warrius.

Il portait une combinaison de vol bleu clair qui dénotait avec ses habituels vêtements noirs. Il semblait… plus lumineux. Et son sourire était d'autant plus craquant.

— Tu m'avais dit que je souriais plus, à l'époque. C'est sûrement vrai. Mais ici… Ici je peux rendre les souvenirs plus… réels.

C'était stupide, maladroit et touchant à la fois.

Et, surtout, se dit Sérhà, cela l'incluait elle. Il était impossible de mentir en astral. Si Harlock et son absence de subtilité mentale n'avaient pas consenti à partager ce moment avec elle, elle aurait été rejetée.

Elle se demanda si elle devait rester, se positionner en spectatrice, en gardienne, veiller à ce que le psychisme mal canalisé d'Harlock ne produise pas d'illusions incontrôlables qui auraient gâché l'instant.
Elle se demanda si elle devait partir et les laisser à leur partage mental, même incomplet. Ils étaient humains tous les deux, ils s'en contenteraient sûrement.
Elle se demanda si elle devait les accompagner.

La fusion était une danse subtile. Dépourvu d'expérience, Harlock s'y prenait mal. Et elle, elle savait comment faire avec les humains.
Ce n'était pas la première fois.