Crowley est toujours plus au fait des rumeurs qu'Aziraphale et, ce, pour une bonne raison. C'est ainsi qu'il surveille ce qu'on dit de lui (et qu'il en lance lui-même si elles ne suffisent pas). Il a depuis longtemps appris à rôder discrètement en pleine lumière. On parle autour de lui, souvent sans s'inquiéter de ce qu'il peut entendre, alors qu'il perçoit le moindre mot et fait le tri pour trouver ce dont il a besoin.

Et comme ce dont il a besoin, à l'heure actuelle, c'est plus de détails sur les étudiants qui demandent aux autres de signer pour l'usage des escaliers, il s'installe dans un endroit stratégique, muni d'un café et de son téléphone. Il en entend alors assez pour être confiant dans sa capacité à les reconnaître s'il les croise. Mais ce qu'il capte le plus, c'est à qui ils s'adressent, et il sait ainsi comment les appâter.

Aziraphale est doux, aimable, replet et gentil et, après un coup d'œil, ils vont probablement penser qu'il devrait prendre les escaliers pour perdre du poids. Comme si cela pouvait changer qui il était, ou ce qu'il valait. (Tout, il valait tout.)

Crowley, bien que mince, passe le test présomptueux de l'absence de différence évidente ou de handicap visible, et ils devraient tirer la conclusion hâtive que seule la fainéantise peut expliquer qu'il n'utilise pas les escaliers. Comme s'ils pouvaient le savoir d'un simple coup d'œil. (Ils ne peuvent pas. Personne ne le peut.)

Ensemble, eh bien, ils peuvent jouer de leur opposition. Et si les étudiants mordent à l'hameçon et viennent les voir… il cache un rictus en terminant son café, et s'en va.


« Je sais que tu préfères les comédies », commence Aziraphale, adaptant son pas à celui de Crowley, « mais je pense vraiment que Shakespeare a fait un excellent travail sur Hamlet. » C'est un débat familier, poli par le temps et les répétitions, et ils peuvent se lancer des piques tout en ayant l'esprit ailleurs. (« Ne me donne pas de détail », a dit Aziraphale quand Crowley l'a appelé pour organiser la rencontre faussement accidentelle. « Ma réaction doit être authentique. »)

« Hélas, Pauvre William, lance malicieusement Crowley, je l'ai connu. » Il est toujours face au couloir, sa bouche serrée dans son habituelle ligne, mais derrière ses lunettes, son regard se tourne rapidement vers son ange. Avec Aziraphale d'un côté et le mur à portée de main de l'autre, il a accès à un support de chaque côté en cas de besoin.

« C'était un garçon d'une verve infinie, d'une fantaisie tout à fait rare [1] », continue Aziraphale, citant autant qu'il confirme. « Il avait une excellente compréhension de la manière dont les humains fonctionnent et des conséquences sur leurs interactions, et Hamlet le montre à la perfection… »

Crowley ne prête pas attention au blabla habituel, savourant sa familiarité et lâchant un mot ou deux quand c'est nécessaire. Derrière le bouclier de la chamaillerie routinière, il se prépare à la confrontation à venir et espère que la réaction « authentique » d'Aziraphale conviendra. Il peut prendre le relais si nécessaire, mais un sermon de l'adorable Dr Fell aura, d'après lui, un impact plus fort et durable.


Une foule épaisse emplie l'intersection où se trouvent les ascenseurs et les escaliers. Beaucoup de personnes à faire signer. Le duo d'étudiant est certain de faire une bonne action, en améliorant l'environnement et la santé des gens d'un même coup.

Deux visages plus âgés ressortent de la foule. Deux professeurs : le Dr Crowley, qui marche tranquillement le long du mur, et le Dr Fell qui le suit sur ses jambes plus courtes. Ils dissertent ensemble sur Shakespeare. Du moins, le Dr Fell disserte. Le Dr Crowley peut à peine en placer une, comme quiconque endurant un des fameux flots d'infos. Pauvre gars.

Il sera sans doute soulagé par l'interruption, et chacun sait que le Dr Fell est le plus doux des anges. Munis de leurs sourires et de leur porte-bloc, ils s'avancent vers les professeurs en songeant que cette paire de signatures sera facile à obtenir.


Notes:

1 Hamlet, Act 5, scene 1, 172-174

Hamlet
— Laisse-moi voir. (Il prend le crâne.) Hélas ! pauvre Yorick… Je l'ai connu, Horatio, c'était un garçon d'une verve infinie, d'une fantaisie tout à fait rare.

(Traduction de François Guizot)