« Un revenant ! C'est en quel honneur que tu nous gracies de ta présence ? »

Son ton était léger, mais Rosanna ne parvenait pas à dissimuler totalement ses reproches.

Markus soupira. Il avait fui, et ils le savaient parfaitement.

« J'ai accompli ma tâche et retrouvé cet espion.. », maugréa-t-il néanmoins, comme si cela l'excusait en quoique ce soit.

Elle décida d'arrêter de faire semblant.

« Parce que bien sûr, il n'y a que toi qui pouvais l'arrêter, n'est-ce pas ? » persifla-t-elle.

« Je suis un excellent traqueur. » se défendit-il avec un grincement.

« Mais tu n'es pas le seul ! Il y a Filymn, et les trois autres là que Delleb a déniché, je ne sais pas où ! Ils n'avaient pas besoin de toi pour le retrouver ! »

« Alors à quoi je sers ? Si je ne suis même plus utile pour capturer nos ennemis. » siffla-t-il, mauvais.

« Markus, bon sang ! Il y a d'autres traqueurs qui peuvent faire ce travail à ta place, mais personne ne peut te remplacer auprès de ta famille ! Ilinka a besoin de toi. Et moi aussi… Moi aussi. » L'agressivité du guerrier retomba d'un coup, et il se laissa lourdement tomber sur la banquette au pied de leur lit.

Elle vint s'asseoir à côté de lui, l'empêchant d'une main douce mais ferme de tripoter nerveusement son alliance.

« Je sais que c'est dur pour toi aussi… C'est dur de revenir sur son monde natal et de se rendre compte qu'on y a plus vraiment sa place… mais tu n'es pas tout seul. Et personne ne te demande d'être parfait et sans faille. Mais on a besoin de toi. Ta fille a besoin de toi. Plus que jamais… Ce que tu vis… elle le vit aussi. Mais Ilinka n'a pas de souvenir d'avant, elle… »

Avec un soupir, il opina sombrement.

Il avait compris la nécessité de sa présence, et de fait, se reprochait son absence.

Soufflant bruyamment, Rosanna s'appuya un instant contre le pied du lit.

Markus n'était pas le seul à avoir sérieusement besoin de se changer les idées.

Se redressant, elle vint s'installer à califourchon sur ses jambes, passant ses bras autour de ses épaules. « Et si on décidait pendant un moment de tout oublier à part de nous sommes mari et femme et seul dans une chambre avec un trèèèès grand lit ? » lui susurra-t-elle, en l'embrassant.

Il ne se fit pas prier.

.

D'un geste sec de la main, elle fit s'écarter le maître du couvain qui, malgré tout son obséquiosité, semblait tout faire pour lui dissimuler l'unique alvéole occupée.

Avait-il quelque chose à se reprocher ?

Se penchant pour mieux voir, Delleb détailla l'œuf placé dans la cavité dont la douce lumière jaune irradiait doucement. Au travers de la membrane protectrice translucide, elle pouvait deviner l'embryon, petite forme sombre recroquevillée sur elle-même dans son sac amniotique, parcours des grosses veinules verdâtres de la ruche qui maintenait le fœtus en vie.

« Le cœur bat. » nota-t-elle, constatant les pulsations secouant tout le minuscule organisme.

« Oui, grande régente. L'œuf se développe de manière absolument optimale. » approuva le gardien.

« Alors pourquoi tant de simagrée ? » siffla-t-elle en se retournant vers le mâle qui se ratatina un peu.

« La croissance est un peu rapide. Nous avons tenté de la ralentir en jouant sur la température, mais en vain. »

Delleb soupira. Que certains mâles pouvaient être obtus ! « Ce n'est pas un œuf de reine, Jurz'kan. C'est un œuf de femelle alpha. Il semble logique qu'il se développe plus rapidement. La croissance n'est pas plus rapide que pour un œuf de mâle, n'est-ce pas ? »

« Non, un peu plus lente. Mais tout de même sensiblement plus rapide que pour un œuf de reine. » « Laissez donc cet embryon grandir à son rythme, alors. Tant qu'il ne développe aucune tare fœtale, contentez-vous de documenter sa croissance pour les recherches de Silmalyn de Silla. »

« À vos ordres, grande régente. » s'inclina le mâle.

« Et l'autre ? » s'enquit l'ancienne reine.

« Elle va bien. Vous voulez la voir ? »

« Oui, je désire voir ma fille, Jurz'kan ! »

« Par ici, majesté. » bafouilla-t-il, lui indiquant le chemin.

Elle tendit son esprit vers celui de Zil'reyn, qui bien que discret, c'était aussi penché avec le plus grand intérêt sur l'œuf dans sa loge. « Je suppose que si cet imbécile est toujours maître du couvain, c'est parce que vous n'avez toujours trouvé personne de plus capable pour le remplacer ? » songea-t-elle avec acidité. Soudain, Hekalymn, son ancien maître du couvain, lui manqua cruellement. Une main d'acier dans le gant de la plus fine soie. Le tout guidé par une grande intelligence.

« Malheureusement, non. Peu de wraiths savent gérer un couvain comme il convient, et tous sont jalousement gardés par leurs reines. » répondit Zil'reyn.

« Vous m'en direz tant... » soupira-t-elle, alors que tournant le dos aux vastes espaces quasi désert constituant le cœur de couvain, ils se dirigeaient vers une petite pièce un peu à l'écart.

« Larve, debout. Tes géniteurs sont venus te voir. » lança Jurz'kan en ouvrant la porte.

En temps normal, il aurait été inconcevable d'élever une larve seule et isolée ainsi dans un coin, mais il n'y avait plus d'autre petit dans le couvain depuis longtemps, et il était impensable de laisser la petite femelle en compagnie des seuls autres occupants des lieux – les jeunes brutes de Silla-.

« Elle… marche. » constata Delleb, alors que se relevant maladroitement, la jeune femelle s'avançait en chancelant dans leur direction.

« Oui, majesté. Depuis quelques jours. » acquiesça son gardien.

« Bien. Autre chose à signaler ? » s'enquit sa génitrice.

« Non, elle se nourrit bien. Défèque régulièrement et sans problème, et suit une courbe de développement mental et physique similaire à celle d'une larve de reine du même âge. »

« Parfait. » approuva-t-elle, faisant un petit pas de côté pour éviter que l'enfant ne s'accroche au bas de son manteau. Avec un petit cri surpris, la petite femelle partit en avant, et se serait écrasée face la première par terre, si d'un geste preste, Zil'reyn ne l'avait pas rattrapée.

« Viens ici toi. Ne va pas embêter ta reine. » la sermonna-t-il gentiment, ignorant Jurz'kan qui tendait les bras pour la récupérer et la calant plutôt contre sa hanche. « En plus, tu as les doigts tout poisseux. Tu ne veux pas salir l'uniforme de la grande régente, non ? » poursuivit-il en souriant, arrachant un petit cri extatique à la petite.

« Zil'reyn, lâchez cette larve. Elle est trop petite pour comprendre ce que vous lui dites. Vous êtes ridicule. » grinça Delleb, s'éloignant suffisamment pour être sûr qu'aucun petit doigt poisseux ne risquait de la toucher.

Son commandant lui obéit à moitié, ramenant la larve à la zone capitonnée agrémentée de quelques jouets humains pour tout petits — concession indispensable au développement de l'enfant au vu de sa solitude-. Il déposa délicatement la petite femelle, et l'encouragea à jouer avec des cubes colorés avant de revenir.

Avec un grincement, Delleb tâcha d'effacer une minuscule empreinte de main sur l'avant de l'uniforme de son commandant. En vain.

« Allez faire nettoyer ça. » grinça-t-elle en quittant la pièce. Faute de réponse, elle se retourna, constatant que son commandant était resté en arrière, le maître du couvain, l'air très mal à l'aise l'attendant à la porte.

« Zil'reyn ! » siffla-t-elle, assortissant son imprécation d'une secousse mentale.

A regret, il la rejoignit. Elle se remit en marche. Ce n'était pas comme s'ils avaient le temps de baguenauder ! Une montagne de travail les attendait tous les deux. « Ce n'est qu'une larve... » râla-t-elle télépathiquement alors qu'ils remontaient vers le pont.

« Je ne suis pas d'accord avec vous. Cette petite n'est pas JUSTE une larve. C'est la première femelle alpha qui soit. Et c'est votre fille… Comment pouvez-vous être aussi indifférente ? »

« Je ne suis pas indifférente, Zil'reyn. Mais je sais faire la part des choses. Comme vous l'avez fait remarquer, c'est une femelle alpha. La seule différence avec un mâle, c'est qu'elle est née unique, et pas au sein d'une couvée. Ce n'est pas une future reine. Juste une alpha. Je la traite comme je traiterai une larve mâle. »

« Ça ne vous fait rien de plus ? » grinça-t-il, amer.

« Zil'reyn, j'ai eu des milliers d'enfants, avec des dizaines de mâles différents. Elle n'est que la première d'une nouvelle série. Elle n'a rien d'unique. Je compte engendrer de nombreuses autres femelles alphas. »

« Vous mentez mal. »

« Pardon ? »

« Vous mentez mal. À vous entendre, nous ne sommes rien. Mais je sais que vous connaissez le nom de chacun de vos fils. Que vous n'en avez jamais oublié aucun, même parmi ceux qui sont morts par centaine durant la grande guerre… »

« Tsssh. Je ne mens pas. J'ai engendré des centaines de couvées, parce que c'était mon devoir de reine, et à présent, je vais engendrer des femelles, puisque c'est une fois encore mon devoir. Il n'y a rien de plus à dire. »

Le silence revint un moment.

« Peut-être que pour vous, cette larve n'a rien de spécial, mais pour moi, c'est différent. » statua Zil'reyn après une longue réflexion. « Cette petite est ma fille. Ma première fille. Peut-être qu'elle sera la seule, si l'œuf rencontre un problème de développement. Peut-être aura-t-elle de nombreuses sœurs. Je l'ignore. Mais je ferai en sorte qu'elle sache qu'elle n'a rien de quelconque. Qu'elle est la fille de la plus grande reine qui ait jamais existé. Que le sang qui coule de ses veines est précieux et grandiose. Et qu'elle n'a pas été conçue dans l'indifférence et le désintérêt.

Au contraire, Delleb ! Je veux bien croire que moi et mes frères aillons été engendré par nécessité. Pour remplacer nos aînés morts au combat, et occuper les postes vacants. Mais elle ?

Non. Elle est l'incarnation de votre amour et de votre dévouement. Pour votre lignée, et plus encore pour toute notre race ! » Il pouffa. « Je doute qu'aucun wraith ne soit plus le fruit de l'amour que cette enfant. » nota-t-il.

Gardant soigneusement ses émotions derrière un voile d'amusement sec, Delleb se força à sourire dédaigneusement.

Dis comme ça, ça paraissait beau. Zil'reyn était infiniment fier de sa progéniture. Mais il ne s'en vantait pas. Il n'était pas fier d'être un de ses reproducteurs. D'être le seul encore en vie même !

Non, il était juste fier de sa progéniture, alors que cette dernière n'était constituée pour l'heure que d'une minuscule larve et d'un œuf en pleine incubation.

C'était étrangement rassurant.

De savoir que quoi qu'il arrive, quelqu'un allait se soucier d'au moins une partie de sa descendance. C'était ça, qu'elle aimait chez lui.

Ce dévouement. Cet amour de son sang. De sa lignée. Son sens de la famille, dirait sûrement Rosanna Gady. Elle s'empressa de sortir l'humaine de ses pensées. « Vous avez fini, Zil'reyn ? »

« Oui, ma reine. » approuva-t-il avec un lumineux sourire pas dupe. Elle gronda.

Pourquoi semblait-il si souvent lire dans ses pensées même quand elle les protégeait au plus profond de son âme ?! Quoi qu'il en soit, il avait raison. Cette petite était le fruit de l'amour. Comme le seraient sans doute ses nombreuses cadettes…
.

Markus était revenu l'avant-veille. Ilinka l'avait su dès qu'elle était entrée dans la suite qu'elle partageait avec ses parents. Elle avait reconnu son odeur, mais ils ne s'étaient pas croisés.

Rosanna n'avait rien dit lorsqu'elles avaient soupé ensemble. Elle n'avait rien demandé.

Son père était venu alors qu'installée sur une des banquettes du genre de salon de réception joignant leurs chambres respectives, elle tentait de mémoriser une liste longue comme le bras de noms de reine que Delleb lui avait donné.
Bien que parfaitement consciente de la présence du traqueur, immobile à l'entrée, elle décida de l'ignorer. Il l'avait abandonnée comme si elle ne comptait pas pour lui. Pourquoi devait-elle lui sauter au cou comme si de rien n'était ?

Il lui était impossible de se concentrer sur son devoir, alors qu'elle entendait chacune de ses respirations, qu'elle sentait son esprit si près du sien. Mais elle fit comme si de rien n'était.
Après plusieurs longues minutes d'un genre de confrontation muette, Markus avec un soupir s'approcha, venant s'asseoir sur une des autres banquettes.
Il ne parla pas tout de suite.

« Tu m'en veux. » constata-t-il finalement, d'un ton savamment neutre.

Ilinka ne réagit pas, feignant être toujours parfaitement absorbée dans sa lecture.

Il soupira.
« Je ne vais pas m'excuser. Ni te demander pardon. Mais je vais t'expliquer pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait. » annonça-t-il.

Avec un grincement, elle posa sa tablette. Inutile de faire semblant plus longtemps.

« Alors dépêche-toi. J'ai du travail. » siffla-t-elle.

Un instant, la façade d'indifférence de son père se fissura.
« Soit. Je sais qu'à tes yeux, je dois paraître vieux, sage et expérimenté. La vérité, c'est que je suis encore jeune pour un wraith. Je n'aurai pas un millénaire avant deux bons siècles. Si j'étais humain, je n'aurais pas trente ans. Quand j'étais encore un tout jeune guerrier, un adolescent presque, je suis devenu un criminel. Un paria. J'ai été une larve, sans nom, sans importance, ni statut, puis je suis devenu un traqueur. (Il sourit tristement) Les larves ont un potentiel. Les traqueurs n'en ont plus. Être traqueur, c'est être un mort en sursis. Un cadavre qui sert encore sa reine.

Je n'ai jamais réellement été un membre de la ruche de Silla. Un adulte productif et intégré.
On n'enseigne pas aux guerriers toutes les subtilités de la politique et de la politesse.
Et les traqueurs ne sont jamais vraiment bienvenus à bord.

Cet univers, cette ruche, ils me sont presque aussi étranger qu'à toi... »
Il se tut un moment, le regard lointain.

« En un sens, Rosanna fait bien plus partie de cette ruche que moi... Ici, il n'y a qu'une seule chose que je sache réellement faire... Alors je suis allé me rendre utile. En restant à bord, je n'aurais servi à rien. Il n'y a personne à traquer ici, et ni toi, ni ta mère n'avez besoin d'un stupide guerrier qui s'énerve tout seul. »
« T'es pas stupide. » maugréa-t-elle, les arcades sourcilières froncées.
« Je ne suis pas cultivé. Je sais à peine lire et faire des calculs très simples. Mes compétences sont inutiles à bord. »

Ilinka ne put que lui jeter un regard lourd de reproches. Comme si c'étaient ses compétences académiques qui importaient !
Elle pinça les lèvres. Elle brûlait de cracher son venin, tout en sachant que ça ne servirait à rien.
Tant pis !
« Bref, t'as fui, parce que TOI, tu as la chance de pouvoir le faire ! »grinça-t-elle.

Son père ne répondit pas tout de suite.

« C'est exact. »

La réponse la prit de court. Venait-il vraiment de reconnaître son tort ?
Elle lui lança un regard surpris, qu'il lui rendit, avec calme. Pas une façade de calme détaché, mais toute l'assurance de quelqu'un qui sait ce qu'il dit.
« Avec ta mère, nous nous sommes engagés à t'élever afin qu'un jour, tu sois capable de monter sur le trône de Silla, et de tous les Ouman'shiis, mais dès le départ, nous nous sommes juré, que quoi qu'il se passe, tu aurais le dernier mot. Et je tiendrai parole. Mais avant de pouvoir décider, tu dois savoir ce que réellement, tu acceptes ou refuses. Et cet apprentissage, il n'y a que toi qui puisses le faire. Je suis un traqueur. Le wraith le plus bas dans toute la hiérarchie. Un jour, peut-être, tu seras une reine. L'individu le plus important d'une ruche. Ton destin est l'exact opposé du mien. C'est un monde dont j'ignore tout. Je ne peux pas t'aider à le connaître. »

« Mais je veux pas que tu m'apprennes à être une reine ! Je veux juste mon papa ! Je m'en fous que tu puisses pas m'expliquer comme négocier un traité, ou comment marcher comme une reine ! Y a assez de monde pour ça ici. Mais ici, y a personne pour me donner un racloir et une peau de renard quand ça vas pas, et juste... »
Le souffle coupé, Ilinka ravala un sanglot. Pourquoi était-ce si dur de s'exprimer ?

« ... juste être là, avec moi. »

Longtemps, très longtemps, son père fixa un point invisible sur le sol entre eux.

« Je suis désolé. Je n'avais pas compris. »
Elle opina. Elle avait remarqué.
Elle était toujours fâchée. Révoltée par l'injustice de sa situation, mais elle ne lui en voulait plus. Plus vraiment.

« Merci d'être venu me parler. Je crois que c'était important, pour nous deux. Mais je dois me remettre au travail. J'ai jusqu'à demain pour mémoriser le nom de toutes les reines importantes depuis genre le big bang, et je suis déjà crevée. »

« Tu veux que je t'aide ? »
Un instant, elle hésita, puis hocha négativement la tête.

« Non, merci. Mais c'est gentil. »
Markus eut la bonté d'accepter son refus, et avec un claquement sec des paumes sur ses cuisses se releva. « Si tu as besoin de moi, fais-moi signe, ma petite reine. Et pense à te reposer. C'est dur de se concentrer quand on est épuisé. » lança-t-il.
« Ok. Bonne nuit... papa. »
« Bonne nuit, ma princesse. Je t'aime. »