« Noble princesse, vous avez de la visite. »
La voix douce et polie la fit sursauter, alors qu'elle sondait les ombres de la pièce, au-delà des rideaux de son lit.
« Hein ? Quoi ? »
Finalement, dans la pénombre, Ilinka devina la silhouette d'une jeune femme.
« C'est quelle heure ? »
« Cinq heures moins dix, Mademoiselle. » répondit l'humaine.
Ilinka se redressa sur son lit. Par commodité, la ruche vivait à l'heure planétaire d'Estain. Son impression d'avoir été réveillée beaucoup trop tôt n'était donc pas erronée. Il était bel et bien trop tôt.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? » demanda-t-elle, se frottant le visage.
« Le commandant Zil'reyn vous a fait mander un précepteur. Il vous attend dans le salon à côté. Je suis à votre disposition pour vous aider à vous préparer. »
« Quoi ? Non. C'est bon. Je me dépêche. Dites-lui que j'arrive bientôt, s'il vous plaît. » marmonna-t-elle, sautant à bas du lit, grimaçant lorsque ses pieds touchèrent le sol froid.
« A vos ordres, Votre Excellence. »
« Je vous en supplie. Je m'appelle Ilinka. Juste Ilinka. » implora-t-elle, cherchant du regard où avaient disparu les vêtements qu'elle avait laissés la veille sur une chaise non loin du lit.
« Bien, princesse Ilinka. »
« Vous savez où sont mes habits ? Et mes parents ? »
« Vos atours sont dans la garde-robe. Nettoyés et rangés. Quant à vos parents, je l'ignore, et j'en suis profondément navrée, Sublimissime. »
« Ils ne sont pas rentrés de la nuit ? » demanda-t-elle avec inquiétude, suivant le geste de la femme en direction de la pièce ridiculement trop immense pour ses quelques vêtements.
« Je vous supplie de me pardonner, noble demoiselle, mais je ne peux vous répondre, je n'étais pas là cette nuit. »
Était-elle obligée de parler ainsi ? C'était horrible gênant de se faire donner du « Sublimissime » et autres honorifiques.
« C'est pas grave. Merci. J'arrive. » bafouilla-t-elle, alors qu'à son grand désespoir, la femme la suivait dans la garde-robe.
« Je me change et j'arrive. » insista-t-elle.
« Puis-je vous aider ? »
« Non, ça ira merci. »
« Entendu » répondit l'humaine avec une courbette et un sourire docile, restant obstinément plantée devant elle.
Inspirant à fond, Ilinka prit son courage à deux mains.
« J'aimerais être seule. Vous pouvez aller annoncer à... la personne qui m'attend, que j'arrive ? »
« Oui, bien sûr. Désirez-vous que je revienne pour vous assister ensuite ? »
« Non ! »
« A vos ordres. Si vous avez besoin de moi, appelez-moi. » salua la femme, la laissant enfin seule.
Une fois certaine que l'humaine était partie et qu'elle était bel et bien seule, Ilinka se changea rapidement, optant pour une jupe vert d'eau et une blouse rose puis, se détaillant dans le grand miroir sculpté qui ornait un coin de la pièce, s'empressa de démêler ses cheveux et de les tresser en une longue natte, prenant soin de ne pas croiser son propre regard dans le miroir. Ce n'était pas le moment de pleurer. Vraiment pas. Elle ne cessait de se ridiculiser depuis son départ de la Terre, et elle n'arrivait pas à imaginer comment elle pourrait être capable de gérer la tristesse de leur départ en plus d'une horrible réputation.
Un dernier regard à son reflet lui apprit qu'elle avait fait de son mieux dans un délai si court, et ce sans même passer par la case salle de bains !
Elle s'empressa donc de quitter sa chambre, découvrant un wraith revêche, planté droit comme un I au milieu de la pièce, qui la fixa avec une moue plus que désapprobatrice.
« Je suis Zunnlyn de Silla, second maître du couvain. Sur demande du commandant Zil'reyn, je serai votre précepteur jusqu'à ce que sa très grande éminence Delleb puisse personnellement s'occuper de votre éducation. A partir de cet instant, j'exige que vous m'appeliez maître, et que vous m'obéissiez en toute chose. » déclara-t-il d'un ton pédant, articulant soigneusement chaque syllabe.
« Heu... »
Il était tôt, et les choses allaient trop vite. Que répondre ?
Un mince rictus étira les lèvres du mâle.
« L'insoumission est un trait désirable chez une reine, mais pas chez une larve. Ne croyez pas, mademoiselle, que votre genre vous protégera d'un juste châtiment à toute désobéissance... La réponse que j'attendais est « Oui, maître ». Est-ce clair ? »
« Ou... oui... maître. »
Qu'est-ce qu'il se passait ? Qu'était-il en train de lui arriver ? Elle jeta un regard paniqué à la femme qui observait discrètement toute la scène depuis son coin, sans avoir l'air le moins du monde choqué par la situation.
Zunnlyn la fixa quelques instants.
« N'avez-vous pas de vêtements plus dignes de votre rang ? » grinça-t-il finalement.
« Heu... non... ? »
Avec un sifflement dépité, il fit demi-tour.
« Allons régler cela immédiatement. Vos manières humaines sont déjà suffisamment humiliantes ainsi, qu'au moins vous ne soyez pas ridicule en sus ! »
Qu'est-ce qui n'allait pas avec ses habits ?
Ravalant quelques larmes de désespoir, elle lui emboîta le pas.
.
Ils avaient des sortes de banquettes, aussi dures et froides que le sol, mais un peu surélevées. Rien d'autre. Pas de couverture, pas d'oreiller, rien.
Difficile de fermer l'œil dans de pareilles conditions, malgré son épuisement. En un sens, cela arrangeait Zen'kan. Il ne voulait pas dormir, certain que les jeunes guerriers avec qui ils étaient enfermés allaient profiter de la nuit pour tenter quelque chose.
Couché dans la pénombre de la cellule à côté de Rory qui, épuisé par ses blessures, dormait à poings fermés, il regrettait amèrement d'avoir laissé son briquet et ses clopes dans son pantalon, dans la petite caisse. La fumée chaude et âcre aurait été un merveilleux réconfort en ces instants. Son téléphone et les nombreux albums de metal enregistrés dessus lui manquaient aussi.
Il en était réduit à écouter le silence de cinquante âmes dormant entassées dans un espace trop petit, en se demandant quel mauvais génie lui avait jeté un tel sort. Est-ce que Milena avait vraiment consenti à ça ? Savait-elle seulement ce qu'il était en train de lui arriver ? S'en souciait-elle, ou jugeait-elle son travail fini, maintenant qu'ils étaient revenus dans Pégase ?
Un mouvement furtif lui fit dresser l'oreille. Mais ce n'était qu'une fausse alerte. Un dormeur se tournant dans son sommeil.
Il se détendit un peu après quelques instants. Même s'il ne dormait pas, il fallait qu'il se repose. La journée du lendemain promettait d'être aussi infernale que la précédente !
.
« Debout ! »
L'appel mental le tira d'un sommeil torturé et peu reposant. Clignant des yeux dans la lumière soudain rallumée, désorienté, Rorkalym mit quelques instants à se souvenir d'où il se trouvait.
Autour de lui, les jeunes guerriers s'éveillaient aussi, renfilant leurs bottes et s'étirant en grommelant.
« L'immature, viens ici ! » siffla le gardien qui les avaient réveillé.
L'immature, le surnom que les gardiens lui donnaient, refusant d'utiliser son nom. Chacun des jeunes guerriers semblait avoir le sien. Le débile, la balafre, grande-gueule, le puant, etc. La liste était longue et peu flatteuse.
Grimaçant alors que ses muscles endoloris protestaient, il se releva précautionneusement, et s'avança en boitant.
Le gardien lui tendit une gamelle emplie du même brouet gris infâme. Avec une grimace, il la prit.
De la sécrétion nutritive de ruche. Tout sauf un régal.
« Dépêche-toi de manger ! » gronda le mâle avant de se tourner vers les jeunes guerriers pour les houspiller.
Rory retourna à son coin de banquette en boitillant pour avaler son déjeuner.
« Ça va ? » s'enquit Zen'kan, qui l'avait observé bouger avec inquiétude.
« Oui. C'est juste des ecchymoses. »
« T'es sûr ? Vas-y doucement, hein ? »
« Je vais essayer... » marmonna-t-il en finissant sa dernière gorgée de purée répugnante.
Il avait pu se reposer la veille, mais quelque chose lui disait que la clémence des maîtres du couvain ne durerait plus guère.
Et effectivement, bientôt, le même gardien revenait les chercher pour les emmener dans un premier entraînement matinal.
.
« Attention, Mademoiselle, tenez-vous bien, je vais serrer. »
Contractant ses muscles pour se préparer au choc, Ilinka s'accrocha à un relief du mur de la penderie.
D'un geste sec, la femme serra le mécanisme de l'espèce de ceinture-corset qui parachevait l'horrible robe de cuir noir que Zunnlyn lui avait procurée, assurant qu'elle était digne de son « rang » – quoi que cela veuille dire.
Convenablement étriquée dans ses atours, Ilinka rejoignit le mâle qui l'attendait, invariablement planté dans l'entrée.
«Vous voilà enfin. » lança-t-il en guise de salutation.
« Bonjour, maître. » répondit-elle sans enthousiasme.
En trois jours, c'était à peine si elle avait vu sa mère. De son père, nulle trace, nulle part. Et si ses amis éreintés daignaient lui adresser trois pensées le soir avant de s'endormir, c'était un miracle.
Elle se sentait abandonnée et seule.
En deux pas, son précepteur fut à sa hauteur, détaillant d'une griffe une mèche de cheveux échappée à sa tresse.
« C'est à peine si je tolère une telle coiffure sur un guerrier. Alors sur une future reine... Hélas, je suis un mâle, et je ne puis avoir la prétention de connaître les coiffures des femelles... Art que doit également ignorer Madame Gady, au vu de vos lacunes... dramatiques. J'ai néanmoins résolu le problème, avec l'aide du commandant Zil'reyn qui a accepté de me confier sa servante pour la journée. » annonça-t-il, tendant une main en direction de la servante qu'elle n'avait pas encore remarquée, debout dans un coin de la pièce.
Ilinka sentit son cœur bondir d'un soulagement pitoyable en la reconnaissant. Elles n'avaient pas passé beaucoup de temps ensemble, mais la femme lui avait laissé une impression de douceur compétente et de profonde bienveillance.
« Voici Azur, la servante personnelle du commandant et femme de chambre de la grande régente. Elle va vous enseigner tout ce que vous devez savoir sur les soins de beauté et autres subtilités de la toilette d'une reine. Je vous retrouverai ce soir pour constater vos progrès. » annonça-t-il, n'attendant même pas sa réponse pour tourner les talons.
La femme s'inclina bien bas sur son passage, attendant qu'il soit sorti avant de se redresser.
« Princesse Ilinka, c'est un immense honneur qui m'est fait! Je ferai de mon mieux pour vous enseigner tout ce que ma sublime reine m'a appris. »
« Bonjour. Désolée du dérangement. Merci encore de me consacrer votre temps. »
La femme lui lança un regard surpris qui lui rappela qu'elle n'était censée – en tant que wraith – ni dire merci, ni s'excuser. Encore moins en tant que femelle.
Elle faillit s'excuser de s'être excusée. Alors qu'elle bafouillait misérablement, un large sourire fendit le visage de la femme.
« Non, merci à vous, Princesse. Si cela vous convient, allons dans la salle de bain, ce sera plus simple. »
Ilinka opina, obéissant docilement.
.
« Tout va bien ? »
Cela faisait presque deux heures qu'elle était assise sur une chaise devant la coiffeuse dissimulée dans le mur, suivant attentivement les leçons de cosmétique et de soins de la peau que lui prodiguait Azur.
« C'est juste cette ceinture. Elle me fait un mal de chien. »
« Oh ! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt ? Il faut l'enlever ! »
« Mais... maître Zunnlyn ? »
« Il a dit qu'il ne reviendrait que ce soir. Et de toute manière, il est absolument impensable qu'un mâle entre dans la salle de bain d'une reine ou – dans votre cas – d'une princesse sans y avoir été auparavant invité. Ici, il n'y a que vous et moi. Si vous voulez enlever cette ceinture, faites-le. »
Ilinka tenta de sonder les intentions de la femme. Était-ce un test ? Un genre de piège ? Difficile à dire, tant son expression était d'une neutralité agréable – et soigneusement travaillée.
Quoi qu'il en fût, la femme dut percevoir son trouble, car elle lui offrit un sourire qui se voulait rassurant.
« Je vais vous dire un petit secret, jeune seigneure. Ma maîtresse a quelques robes de soie et de velours doux qu'elle réserve à l'intimité de ses quartiers. Même la grande Delleb s'autorise parfois à mettre des vêtements confortables. Si elle le peut, vous le pouvez aussi. »
« C'est vrai ? Je peux me changer ? Ça ne vous dérange pas ? » s'enthousiasma-t-elle.
La femme sourit.
« Moi ? Je ne suis qu'une humble servante. En aucun cas cela ne me dérangera. »
« Merci, madame Azur. Merci beaucoup ! »
C'était la meilleure nouvelle depuis des jours. Une bouffée d'air frais dans cette ruche si glauque !
D'un bond, Ilinka courut à sa penderie, arrachant presque l'horrible robe de cuir noir, s'empressant de la remplacer par une jupe toute douce de coton bleu, et une blouse jaune brodée de petites fleurs.
«Ça va aller, ça ? » s'inquiéta-t-elle, avisant l'adoratrice qui l'avait suivie.
« Vous êtes ravissante, Princesse. »
« Vous le pensez vraiment, madame ? »
La femme rougit.
« S'il vous plaît, Majesté. Appelez-moi Azur. Je ne suis pas une dame. Je ne suis qu'une servante. »
« Mais... »
Comment lui expliquer qu'elle la trouvait infiniment plus digne de son respect que le vice-maître des couvains ? Et que sans paraître vieille, elle semblait suffisamment âgée pour mériter ce titre ?
Zunnlyn n'arrêtait pas de lui dire qu'elle devait être plus sûre d'elle et ne pas tergiverser quand elle s'exprimait. De toutes les notions dont il tentait de lui bourrer le crâne, c'était sans doute la moins mauvaise.
« Je ne suis pas d'accord. Je trouve que vous avez tout d'une grande dame ! Vous connaissez tellement de choses sur l'huile de kadir, et les pierres précieuses, et le langage secret des piques à cheveux... Et vous êtes une super enseignante ! Très patiente et très pédagogue. » affirma-t-elle.
Azur rougit pour de bon.
« Vous me flattez, Princesse ! »
« Pas du tout, madame. »
« C'est un immense honneur de vous transmettre un peu de mon savoir, jeune majesté. Et appelez-moi comme bon vous semble. »
« Merci. Et merci de m'avoir laissé me changer ! »
« Merci à vous, Mademoiselle Ilinka. »
.
« Rory, ça va ? » s'enquit Zen'kan, le secouant doucement par le bras, lui arrachant une grimace de douleur.
Non, ça n'allait pas. Chaque centimètre de son corps lui faisait mal.
Il grogna vaguement. Il venait de se faire envoyer au tapis pour la douzième fois au moins par un guerrier de trois fois son âge et de deux fois son poids, bien trop ravi de le tabasser sous prétexte d'entraînement. Et cela avec la bénédiction de leurs gardiens, en sus !
« Tu peux te relever ? » demanda son ami, lui tendant un bras secourable.
Il n'essaya même pas. Sa tête sonnait trop.
« Debout, larve ! » beugla leur gardien.
« Il est pas bien. » rétorqua Zen'kan.
« Je t'ai pas demandé ton avis, le nabot ! Debout, l'immature, t'as pas fini ton tour ! »
Avec un grincement de douleur, il essaya de se redresser.
« Il tient pas debout ! Vous voulez le tuer ou quoi ?! » s'insurgea son ami.
« Ferme-la, ou c'est toi qui prends sa place ! »
« Je prends sa place. Laissez-le se reposer. » accepta son ami.
« Zen, non... » protesta-t-il faiblement, répugné de se découvrir une part de lui ravie d'avoir une excuse pour fuir.
« Très bien. Grande-gueule, le rêveur, vous me sortez cette larve immature de là. Les autres, trois touches, et on ne s'arrête pas jusqu'à ce que je le dise. Apprenez à ce nabot ce qu'est un vrai guerrier. » décréta le gardien.
Mort de honte, Rory ne put que voir son dernier adversaire se jeter sur Zen'kan alors que, balancé en sac à patates sur l'épaule de celui qui se faisait appeler grande-gueule, il était emmené.
