Chapitre 20 : La Route des Fossiles
Après quelques minutes, nous débouchons sur un tunnel dont les arches impressionnantes laissent à penser qu'il jadis a servi de réseau de communication important. Mais cette époque est depuis longtemps révolue, si j'en crois l'état dans lequel il est : de nombreux éboulement bloquent une partie de la route, la plupart des colonnes sont à moitié détruites, et les nombreuses racines qui traversent les murs montrent que la nature a en partie retrouvé ses droits ici. J'aurais cru que cette route servait à relier les Invokeurs de Madahine Salee et les habitants du continent de la Brume à l'époque où ils étaient encore en contact, mais, je commence à en douter : non seulement les deux entrées de la route des Fossiles sont éloignées de toute forme de civilisation (le marais des Kwe ne comptant clairement pas comme civilisé, malgré toute l'affection que j'ai pour Kweena!), mais j'ai du mal à croire que de tels dégâts aient pu survenir en seulement 500 ans. À quoi cette route a-t-elle bien pu servir ?
Je suis tirée de ma réflexion par un bruit assourdissant qui vient du tunnel qui s'ouvre sur notre droite : c'est une série de cliquetis et de chocs qui évoquent le bruit d'un vieux train à vapeur. Mais je reconnais tout de suite les crissements stridents qui l'accompagnent, et j'esquisse un sourire, bien avant de voir la Gorgone émerger, accrochée la tête en bas à une des racines que l'on aperçoit au plafond. La créature a exactement la même apparence que dans le jeu : c'est un genre de grillon, mais qui fait près de cinq mètres de long. De plus, ses pattes se terminent par un crochet qui lui permet de s'agripper aux racines le long desquelles elle se déplace, souvent tête en bas. Je suis par ailleurs franchement heureuse qu'elle soit pacifique, car ses deux immenses mandibules seraient absolument terrifiantes si elle devenait agressive.
Je me dirige vers les fleurs jaunes que j'ai aperçues un peu plus loin, et j'en cueille une sous le regard sceptique et dubitatif de mes compagnons, mais quand je la tends en l'air, et que la Gorgone s'approche pour la manger, ils comprennent enfin là où je veux en venir et ils me rejoignent. Djidane prend une fleur à son tour pour maintenir la créature occupée, et il nous aide à grimper sur le dos de l'animal. C'est encore plus inconfortable que ce à quoi je m'attendais : non seulement nous sommes la tête en bas et la chitine rugueuse nous rentre dans la peau à des endroits que la pudeur m'interdit de nommer, mais les mouvements de notre monture manquent régulièrement de nous faire tomber. Heureusement pour nous, le jeune voleur a l'air aussi à l'aise que d'habitude, et il utilise les fleurs pour inciter la Gorgone à se remettre en route. Nous cheminons ainsi, cahin-caha, pendant un temps qui paraît infini, jusqu'à ce que nous débouchions sur des galeries qui ressemblent à des mines. Je fais signe à Djidane que nous devrions pouvoir descendre ici, car je reconnais l'endroit, et nous sautons de notre monture. J'ai envie de lui adresser un signe de la main et de lui redonner quelques fleurs à manger pour la remercier de nous avoir portés jusqu'ici, mais la tête me tourne trop pour que je puisse faire autre chose que de rester penchée en avant, les mains posées sur les genoux, à essayer de rester debout sans vomir. Bibi et Dagga sont sensiblement dans le même état que moi, mais le voleur semble avoir été moins affecté que nous par les conditions dans lesquelles nous avons voyagé. Quant à Kweena, il reste imperturbable et égal à lui-même.
Lorsque nous sommes tous plus ou moins remis, nous nous remettons en route, mais cette fois, Djidane me propose d'ouvrir la marche, ce que j'accepte d'autant plus volontiers que cela signifie qu'il reste à l'arrière avec Dagga, tandis que j'échappe à la tentation de leur parler de mon côté. Il me faut quelques minutes pour me repérer, mais je finis par reconnaître l'un des décors du jeu par une des ouvertures qui se trouvent de part et d'autre de la galerie dans laquelle nous nous trouvons. Et en effet, en suivant ce nouveau tunnel, nous débouchons sur une vaste salle à travers laquelle s'élancent plusieurs plate-formes soutenues tant bien que mal par des échaffaudages qui m'inspirent une confiance plus que limitée. J'ai beau avoir conscience que dans le jeu, ils sont parfaitement solides et que nous ne risquons probablement rien, le vide qui s'ouvre sous nos pas à seulement quelques mètres de nous a quelque chose de vertigineux. Je me retourne et je m'aperçois que si Djidane et Kweena semblent déterminés, Dagga et Bibi se montrent beaucoup plus hésitants. Je prends une grande inspiration pour me donner du courage, et je leur adresse un grand sourire avant de m'avancer sur les chemins étroits. Cela les rassure suffisamment pour qu'ils me suivent : je me sens flattée de leur confiance, mais je ne peux pas empêcher la culpabilité de me ronger l'estomac en pensant que je ne la mérite pas. Après tout, je leur mens depuis le début, et c'est uniquement à cause de ce que je leur dissimule, de mes connaissances du jeu, que je peux les guider ainsi.
Heureusement pour moi, nous arrivons vite au carrefour où l'un des bracomineurs qui cherchent des trésors dans cette mine est occupé à creuser dans une paroi, sans se soucier de la position précaire dans laquelle il se trouve, penché au-dessus du vide avec seulement un mince filin pour le retenir. Il ne nous adresse que quelques mots bougons, même s'il se radoucit lorsqu'il comprend que nous ne sommes pas là pour les trésors et que nous ne risquons pas de l'en priver. Mais ce qui m'intéresse, ce sont surtout les deux Mogs qui discutent un peu plus loin. Lorsque je m'approche d'eux, je reconnais Mokk, qui est normalement au château de Lindblum, et je ne peux pas m'empêcher de le serrer dans mes bras, soulagée qu'il ait échappé à la destruction. Je réalise vite que ma réaction a quelque chose de stupide, car je sais que dans le jeu aussi il survit sans difficulté, mais je suis rassurée tout de même. Par ailleurs, la petite créature duveteuse n'a pas l'air de se plaindre : au contraire, il se blottit aussi contre moi, en s'exclamant :
« Je suis aussi heureux que tu ailles bien, coubo ! Quand Steelskin m'a dit qu'il t'avait vue à Clayra juste avant que la ville ne soit détruite, j'ai eu très peur ! »
J'adresse un grand sourire à Mokk en le posant par terre, avant de me tourner vers son compagnon, qui est justement le Mog voyageur, toujours vêtu de son éternelle cape léopard et portant son sac à dos trois fois plus grand que lui.
« Je suis contente que tu aies pu t'enfuir de Clayra aussi, je lui dis avec un sourire.
- Je ne peux pas dire que ça ait été facile, me répond Steelskin en fronçant les sourcils. Il m'a fallu plusieurs jours pour pouvoir sortir des décombres. Mais tout va bien, maintenant, et j'ai pu reprendre mes voyages ! Cela dit, dans la panique, j'ai perdu beaucoup des équipements que j'avais préparés pour m'aider dans mon exploration du monde. Je sais que tu m'avais déjà aidé à Bloumécia, mais tu ne voudrais pas m'acheter à nouveau quelques objets pour me permettre de continuer ? »
J'acquiesce avec enthousiasme, et je récupère un Résurex, un Remède et un Ether, pour seulement 555 gils. Je lui dis qu'à ce prix, je fais une affaire, et que je me sens un peu coupable de profiter de lui, mais Steelskin s'esclaffe :
« Je n'ai pas besoin de tout ça, alors je suis même plutôt heureux de m'en débarrasser ! Ça va m'alléger, et me permettre d'acheter des vivres et du matériel de survie ! »
Nous lisons ensuite tous les trois la lettre que Koubo a envoyée à Mokk, et où il explique qu'il s'est caché dans les murs. Le Mog de Lindblum lève les yeux au ciel en grommelant contre la fainéantise de son ami, mais il retrouve vite sa bonne humeur et nous continuons de discuter pendant quelques minutes, jusqu'à ce que Djidane ne s'approche :
« Désolé de vous interrompre, mais ce serait bien qu'on avance, Claire. Le bracomineur nous a expliqué que les racines grâce auxquelles voyagent les Gorgones se trouvent un peu partout dans les mines, et et que lui et ses camarades s'en servent souvent pour faciliter leurs trajets. Par contre, elles n'aiment pas l'eau, donc il faudra parfois qu'on fasse des détours... J'espère que ça ne va pas trop nous ralentir. »
Je hoche la tête : ce sont des informations que je connaissais déjà, mais c'est toujours rassurant pour moi de savoir que les choses se passent ici comme dans le jeu.
Nous reprenons notre route, et nous passons le reste de la journée à explorer les tunnels environnants. J'essaie de retrouver le chemin qui est emprunté dans le jeu, mais mes souvenirs du jeu sont sans doute un peu trop flous, et de nombreuses galeries se sont effondrées, si bien que nous devons à plusieurs reprises rebrousser chemin. Mais au moins, ces détours nous permettent de trouver quelques trésors dont je sais que nous pourrons tirer partie, notamment un Elixir et une Féelarme. Heureusement, nous arrivons vite à trouver la première valve d'eau qui nous permettra de bloquer le trajet de la Gorgone et de la forcer à nous conduire plus profondément dans les tunnels. Mais les heures passent, et nous sommes tous suffisamment fatigués pour décider de faire une pause et de nous installer pour la nuit. Après avoir mangé nos rations de voyage au milieu des commentaires excédés de Kweena, furieuse de devoir se contenter d'une nourriture si fade, Bibi prend le premier tour de garde et nous nous glissons dans nos tentes respectives. Je m'efforce de me tenir aussi loin que possible de Dagga, qui dort avec moi, mais cette dernière bouge et se retourne constamment. Je me redresse sur un coude pour lui demander si tout va bien, et elle rougit :
« Je te présente mes excuses, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Trop de pensées s'agitent dans mon esprit, et... Je suis désolée, j'essaierai de ne plus te déranger. »
Je lui réponds qu'elle n'a pas à s'inquiéter pour moi, avant de la prendre dans mes bras sur un coup de tête. Je réalise mon erreur sur-le-champ en sentant son corps chaud contre le mien et son souffle dans ma cou, mais passé un moment de surprise, elle se détend contre moi, et après quelques minutes, sa respiration se ralentit peu à peu alors qu'elle gagne le pays des rêves. J'ai pour ma part plus de mal à m'endormir, car mes hormones recommencent à s'agiter. Mais je parviens à me contrôler, et le sommeil me gagne peu à peu à mon tour.
Lorsque je me réveille le lendemain, il me faut quelques secondes pour me rappeler que la présence chaude que je tiens serrée contre moi est celle de Dagga. Je pousse un long soupir de contentement, avant de me forcer à m'écarter d'elle. Mais mon mouvement réveille la princesse, dont les yeux papillonnent doucement avant de s'ouvrir. Lorsqu'elle me voit, un large sourire illumine son visage, et je reste paralysée pendant quelques instants, comme hypnotisée par sa beauté. Elle me souhaite alors bonjour, avant de se blottir contre moi en me remerciant de l'avoir rassurée hier soir. Je me mets à bafouiller, sans savoir exactement comment réagir, mais elle n'a pas l'air de s'offusquer outre mesure. Enfin, après quelques minutes interminables où le plaisir de sentir Dagga tout contre moi lutte contre l'intense culpabilité que j'éprouve de profiter de sa présence, elle finit par s'écarter en s'étirant lentement et en bâillant. Nous sortons alors de la tente, et une fois à l'extérieur, nous pouvons voir que Djidane est lui aussi debout, ce qui me fait froncer les sourcils :
« Salut, tu as bien dormi ? C'est moi, où tu n'es pas venu nous réveiller pour qu'on assure notre tour de garde ?
- J'ai essayé, mais vous aviez l'air si adorables ensemble que je n'ai pas osé. » il répond avec un demi-sourire que j'ai du mal à interpréter.
À côté de moi, je vois Dagga rougir, mais vu la chaleur que je sens me monter aux joues, je ne dois pas avoir l'air moins embarrassée qu'elle. Djidane n'insiste pas, et il se dirige vers la deuxième tente pour réveiller Bibi et Kweena. Je m'approche de lui, et je commence à murmurer :
« Je ne sais pas ce que tu t'imagines, mais je peux te garantir que ce n'est pas ce que tu crois. Dagga avait du mal à s'endormir, et elle avait besoin qu'on la rassure.
- T'inquiète, fait-il avec une désinvolture que je sens forcée. Au moins, je comprends mieux ta réaction à Bloumécia et à Clayra, pourquoi tu insistais pour parler d'elle et tout. Ne t'en fais pas, je suis complètement de ton côté. »
Je cligne des yeux plusieurs fois, stupéfaite par sa réaction. Mais il n'a rien compris, ce crétin ! Enfin, si, il a parfaitement compris ce que je ressentais pour Dagga, et c'est une partie du problème. Mais putain, comment est-ce que je fais pour me retrouver dans ce genre de situation ?
« Il faut que tu lui parles, j'insiste précipitamment. Elle a besoin de soutien, et je ne suis pas la personne qu'il lui faut.
- Je n'avais pas l'intention de commencer à l'ignorer, répond-t-il un peu sèchement. Mais je pense que tu te trompes : je commence à te connaître un peu, et je dirais que tu es précisément la personne dont Dagga a besoin. Plus qu'un drageur miteux doublé d'un voleur, si tu veux mon avis. »
Je m'apprête à répliquer, mais je suis interrompue par Bibi et Kweena qui se réveillent. Le Kwe insiste pour préparer un petit-déjeuner avant de partir, mais l'ambiance du repas est pesante, au moins pour moi. Je me suis installée aussi loin de Dagga que je le pouvais sans paraître impolie, mais celle-ci me jette un regard interrogateur, que j'ignore pour me concentrer sur ma discussion avec Bibi. Et une fois que nous nous remettons en route, je force Djidane à marcher à côté de la princesse, pendant que je reprends la tête du groupe. Le voleur me jette un regard sceptique, mais il ne fit aucun commentaire et il me laisse nous guider à travers les galeries.
Heureusement pour moi, je m'aperçois vite que même si les tunnels sont plus longs que dans le jeu, leur disposition est assez similaire, si bien que malgré les nombreux détours que nous faisons, je parviens à ne pas nous perdre. Malgré tout, le voyage reste épuisant et éprouvant, car nous devons sans cesse appâter des Gorgones pour traverser les passages les plus endommagés où les routes sont complètement effondrées, ou inondées. Et surtout, à chaque fois, le trajet se passe la tête en bas, ce qui n'a rien de confortable.
De plus, cela nous fait perdre un temps considérable et que je n'avais pas anticipé : alors que la faim et la fatigue commencent à se faire ressentir, nous sommes encore très loin de la sortie, d'après ce que je peux anticiper. Le seul point positif, c'est que les immenses insectes (du moins, le fait qu'elles ont six pattes m'incite à penser que les Gorgones sont des insectes malgré leur taille démesurée, mais je n'ai aucune idée de leur classification réelle) semblent effrayer les monstres, si bien que ce n'est qu'à la fin de la journée que nous devons faire face à notre premier combat, contre deux Pavoris : ce sont des masses violettes ornées d'un œil unique et surmontées de ce que je croyais être des cheveux, mais qui est en fait une substance vaguement gélatineuse et qui se termine par des griffes acérées. De même, ce que je croyais être des dents en bas de leur corps se révèle être des minuscules tentacules blancs qui leur permettent de se déplacer. Pour parfaire le tableau, ils sécrètent constamment un genre de pus légèrement nauséabond, si bien que même Kweena n'est pas tentée de les goûter après que nous les avons vaincus.
Nous nous arrêtons enfin près du campement d'un autre Bracomineur, qui se révèle bien plus avenant que le précédent : il nous propose de nous vendre du matériel, et je parcours avidement les objets qu'il propose. Je profite de l'occasion pour remplir nos réserves d'objets de soin, et je lui achète également toutes les armes et protections dont nous pourrions avoir besoin, ainsi qu'un Nothung et un Partisan qui serviront pour Steiner et Freyja plus tard. Djidane commence à protester que ces dépenses ne sont pas nécessaires, mais je n'ai pas besoin d'insister longtemps pour qu'il accepte de me faire confiance, d'autant que nos réserves de Gils sont encore plus que satisfaisantes. Par ailleurs, le Continent Extérieur a toujours fait partie de mes endroits favoris pour farmer, et j'espère pouvoir utiliser les prochaines semaines pour non seulement améliorer considérablement notre équipement, mais aussi pour nous enrichir assez pour tenir une bonne partie de l'aventure.
Nous commençons à monter le camp pour passer la nuit, et j'insiste pour prendre le premier tour de garde. Je vois bien que Dagga a l'air inquiète à l'idée de devoir s'endormir seule, mais à ce stade, ça me paraît plus important de m'assurer que Djidane ne recommence pas à se mettre de drôles d'idées derrière la tête.
Résultat, je passe quelques heures seules avec mes pensées, ce qui est rarement agréable ou productif pour moi. J'essaie de chasser Dagga et Djidane de mon esprit et de me concentrer sur ce que nous allons découvrir au Village des Mages Noirs et ce que ça va impliquer pour Bibi, ou sur notre rencontre prochaine avec la petite Eiko, mais c'est moins une réussite que je ne l'aurais souhaité. Heureusement pour moi, une forme mouvante aux abords du camp vient me sauver : c'est une Manta. Je pousse un cri pour réveiller mes amis, et j'encoche en flèche en direction de la petite créature bleue, qui comme son nom l'indique, ressemble assez largement à une raie, à ceci près qu'elle flotte dans les airs au lieu de nager. Je touche ma cible, qui tombe au sol avec un bruit mat. Mais comme dans le jeu, elle n'était pas seule, et trois autres monstres similaires surgissent des ombres, s'approchant des tentes. Je n'ai pas le temps de tirer de nouveau que Djidane a tiré son Organix, un glaive à double-lame plus grand que lui, et a décapité deux autres Manta, tandis que Bibi, brandissant la Cahnène que j'avais trouvé avec Koko, a abattu la dernière avec un sort de Foudre+. Kweena et Dagga émergent alors de leurs tentes respectives, et nous vérifions ensemble que le campement n'est plus menacé, avant de nous recoucher. C'est le Kwe qui demande à prendre le tour de garde suivant pour voir comment il peut préparer les créatures, et personne ne songe à protester : nous savons très bien à quel point il est futile de s'interposer entre lui et de la nourriture.
Pourtant, je dois reconnaître que ça ne m'arrange pas tant que ça : j'appréhende fortement de me retrouver seule avec Dagga, et en me couchant, j'essaie de m'arranger pour rester aussi éloignée d'elle que possible sans paraître malpolie. Mais dans l'étroit espace de la tente, c'est peine perdue, et lorsque la princesse se blottit contre moi avec un soupir de contentement et que je la sens se détendre contre moi, je réalise que mon combat était perdu d'avance, et je la serre dans mes bras en fermant les yeux avec un sourire que je ne parviens pas à réprimer. Mais à la différence de la nuit précédente, c'est Bibi qui vient pour demander à Dagga de venir prendre son tour de garde, et contrairement au voleur, le petit mage noir n'a aucune hésitation à la réveiller. Il s'efforce de ne pas me réveiller en même temps, mais j'ai le sommeil plutôt léger ces derniers temps, et son murmure suffit à me tirer des bras de Morphée, ainsi que de ceux, encore plus agréables, de Dagga — Claire, contrôle tes hormones !
Heureusement pour moi, je me rendors tout aussi vite, même si je regrette la chaleur et la présence de la princesse. Le lendemain matin, nous nous remettons en route, et une nouvelle fois, je prends la tête du groupe, et je nous guide à travers le dédale de galerie en m'assurant que Djidane et Dagga restent côte à côte et suffisamment loin de moi. Après plusieurs heures de lent progrès, nous débouchons enfin dans la vaste salle au haut plafond que je cherchais : au centre trône une colonne de pierre massive parsemée de fossiles sur laquelle s'échine un bracomineur, qui creuse pour y trouver des trésors. Je m'approche de lui et j'entame une conversation en lui demandant ce qu'il cherche ainsi. Il me parle avec enthousiasme des objets précieux qu'il a pu trouver par le passé, et voyant que je suis intéressée, il me propose de me prêter sa pioche : c'est exactement ce que j'espérais ! En échange, il ne demande qu'une Potion par demie-heure : c'est plus que dans le jeu, où on peut creuser aussi longtemps qu'on le souhaite en échange d'une seule Potion, mais ça ne me paraît pas déraisonnable du tout. Le reste du groupe s'approche de moi sans comprendre ce que je cherche à faire, mais voyant ma détermination, ils finissent par hausser les épaules et par s'installer. Pendant que Kweena et Bibi partent en quête d'un monstre à tuer pour en faire un repas, je vois Djidane et Dagga s'asseoir côte à côte et entamer une conversation à voix basse. Je retiens un cri de victoire tellement je suis heureuse qu'ils passent du temps ensemble.
Mais ma jubilation est de courte durée, car je me rends très vite compte que la pioche est plus lourde et moins maniable que ce à quoi je m'attendais. J'ai commencé à m'attaquer à frapper la paroi la plus éloignée de l'endroit par où nous sommes arrivés, là où il y a un genre d'empilement de rochers où doit se trouver Koubo, si tout va bien, mais mes mains commencent à me faire souffrir après seulement quelques minutes. Le bracomineur s'approche de moi en me voyant grimacer et grogner d'effort, mais je le rassure et je poursuis mon travail, jusqu'à entendre un « coubo » encore indistinct. Cela me redonne du courage et j'attaque la paroi avec une énergie retrouvée, jusqu'à ce que le Mog parvienne à s'échapper par le trou que j'ai dégagé. Le bracomineur pousse un cri de surprise, et je pousse un long soupir de soulagement. Je discute quelques minutes avec la petite boule de poils, qui me demande de transmettre une lettre à Coubo. Il me faut quelques instants pour réaliser qu'il ne parle pas de lui à la troisième personne, mais qu'il s'agit simplement de noms homophones.
Je profite de la pause pour avaler une Potion et frotter mes mains endolories avec un autre remède, avant de payer le bracomineur pour prolonger la séance. Mais j'ai beau m'échiner à piocher, je ne récolte qu'une ou deux Gemmes, et je dois redonner plusieurs Potions au bracomineur, qui me regarde suer et m'arracher la peau des mains avec une inquiétude croissante. Mais enfin, mes efforts sont récompensés et j'aperçois un éclat brillant qui n'est pas celui d'une pierre précieuse, mais d'un anneau : le Madahine. Dès que l'ai extirpé la bague de sa gangue de pierre, je lâche la pioche au sol, les mains tremblantes et couvertes d'ampoules. Tout bien réfléchi, je ne suis vraiment pas sûre que ça en valait le coup, car il ne s'agit pas du tout de l'accessoire le plus utile du jeu : il booste les objets de soin et il enseigne une compétence à Eiko, mais ladite capacité n'est pas exactement impressionnante, et nous n'avons encore jamais eu de problème avec les soins jusque-là. Les regards que me jettent mes amis en voyant l'état pitoyable dans lequel sont mes mains me confirment que j'ai sans doute été stupide : je tire une certaine fierté d'être capable de compléter un jeu à 100%, mais dans ce monde, c'est une attitude qui n'a pas beaucoup de sens. Je repousse doucement Dagga lorsqu'elle s'approche de moi pour me soigner, en expliquant qu'elle doit garder sa magie pour des occasions plus importantes et urgentes, et je me contente d'avaler une Potion pour apaiser la douleur : je préfère ne pas gâcher d'Ethers pour une erreur aussi stupide. Ce qui est sans doute un autre réflexe idiot de joueur, mais je ne veux pas pénaliser les autres parce que je n'ai pas assez réfléchi.
En revanche, lorsque Djidane propose de s'installer là pour la nuit, je ne refuse pas : je sais bien que nous devons avancer et que je nous ai fait perdre assez de temps comme ça, mais j'arrive à peine à bouger mes doigts, sans même parler de prendre mon arc ou de tirer une flèche, alors je n'ose pas imaginer à quel point je serais inutile si nous reprenions la route dès maintenant.
Nous passons la fin de l'après-midi et de la soirée calmement : Kweena nous cuisine plusieurs Manta, qui sont tout à fait délicieux, et je passe des heures à papoter avec Bibi. J'aurais bien aimé faire une ou deux parties de TetraMaster avec lui, mais les cartes me tombent des mains. À la place, nous discutons des aventures que nous avons vécues jusque-là et de nos projets pour la suite (enfin, surtout les siens, parce que pour ma part, je n'ai pas des masses réfléchi à l'avenir, au-delà de ce qui se passe dans le jeu). Du coup de l'œil, je vois avec un sourire, un peu triste malgré mes efforts, que Djidane et Dagga sont à nouveau en train de chuchoter. Quand la princesse commence à glousser à une remarque que lui a faite le voleur, je ne peux empêcher un pincement de jalousie d'étreindre mon cœur, mais je me reprends aussitôt. C'est très exactement ce que je souhaite et ce que j'essaie d'encourager depuis le début, et il est hors de question que je m'interpose dans leur histoire d'amour naissante. Et c'est pile au moment où je suis en train de les fixer et d'essayer de contrôler mon égoïsme que le jeune homme à queue de singe lève les yeux vers moi et m'adresse un regard coupable. Je cligne des yeux plusieurs fois, surprise par sa réaction, et j'essaie de lui lancer un sourire aussi sincère que possible, mais je ne pense pas y réussir, car la discussion qu'il reprend avec Dagga paraît ensuite beaucoup plus guindée.
Une fois sous la tente, je m'endors instantanément, épuisée et endolorie par la journée, si bien que je sens à peine Dagga s'installer contre moi. Lorsque Djidane vient me réveiller à la fin de la nuit pour que j'assure mon tour de garde, je dois me retenir de l'insulter tellement je dormais bien. Mais au fond, je suis contente qu'il n'ait pas décidé une nouvelle fois de me laisser passer la nuit avec Dagga. Cela dit, je suis tout de suite moins heureuse quand il insiste pour parler de ma relation avec la princesse.
« Je t'ai dit, Djidane, je sais que tu es amoureux d'elle, et j'ai l'impression qu'elle ressent quelque chose pour toi aussi. Moi, je suis juste votre amie, ok ? C'est mieux comme ça pour tout le monde, d'accord ? Alors laisse-moi surveiller le camp, au cas où on serait encore attaqués. »
Il essaie de continuer, si bien que je finis par lui tourner le dos et l'ignorer. Ce n'est que lorsque je l'entends pousser un soupir avant de rentrer sous sa tente que je m'assois, ou plutôt que je me laisse tomber à terre. Mes mains me font un peu moins souffrir que tout à l'heure, mais j'ai toujours des courbatures aiguës, et je ne suis clairement pas assez réveillée pour m'interroger sur mes sentiments. Je veux dire, je suis heureuse de passer du temps avec Dagga et Djidane, et de voir leur idylle se développer peu à peu. Mais j'aimerais tant que tout soit plus simple. Que j'aie juste à faire face à des monstres qui essaient de me tuer et à faire de mon mieux pour aider Bibi à faire face à ses angoisses existentielles. Ouais. Ma vie dans cet univers n'est pas de tout repos, quoi qu'il se passe, mais je ne reviendrais en arrière pour rien au monde. Je veux dire, j'espère que ma disparition n'a pas causé de problème dans mon univers d'origine, mais je doute que qui que ce soit s'en soucie trop. Il n'y a que mon père qui s'en est probablement attristé, mais il est toujours si occupé que je doute qu'il en souffre trop longtemps. Et en ce qui me concerne, je ne regrette rien. Cet univers me paraît tellement plus coloré, plus vibrant, et je m'y sens plus... vivante, d'une certaine manière. En tout cas, je suis plus heureuse ici que je ne l'ai jamais été dans le monde dont je viens, et j'ai bien l'intention de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que tout se passe aussi bien que possible.
Je continue de réfléchir à ce qui nous attend pendant le reste de mon quart, puis je réveille les autres lorsque j'ai l'impression que le matin arrive : c'est dur à discerner étant donné que nous sommes sous terre, mais au fil des semaines, je crois avoir développé une meilleure perception du temps qui passe. Par ailleurs, le bracomineur se lève peu de temps après, ce qui est une assez bonne indication que la nuit est plus ou moins terminée.
Nous nous remettons en route à travers des galeries qui sont de plus en plus sinueuses. À plusieurs reprises, nous devons nous déplacer en file indienne pour nous glisser dans des passages plus qu'étroits. Djidane commence à maugréer lorsqu'il constate que je nous fais plusieurs fois revenir sur nos pas, mais comme c'est à chaque fois l'occasion de dénicher des objets ou de nouvelles pièces d'équipement (j'essaie de ne pas penser qu'ils ont sans doute été laissés là par des aventuriers qui sont passés par là avant nous et qui y sont morts), il n'insiste pas trop. Enfin, après plusieurs heures de marches et un certain nombre de trajets à dos de Gorgone, toujours la tête en bas, nous arrivons dans une salle que je reconnais : une étendue d'eau recouvre une partie du sol et est surplombé par un mur recouvert de lierre, d'où émergent plusieurs gargouilles taillées dans la pierre. Je sais qu'il s'agit d'un piège, à deux titres : lorsque les aventuriers peu précautionneux passent sous les têtes de monstre, une trombe d'eau va jaillir et les faire tomber dans l'étang qui se trouve en dessous et la valve qui se trouve une un promontoire au-dessus de l'entrée ouvre la voie vers la sortie, ce qui est une bonne chose, sauf qu'une fois actionnée, il n'y aura plus de retour en arrière possible. Je conduis le groupe vers l'autre extrémité de la salle pour récupérer les derniers trésors du donjon, quand Bibi me tire par la manche et pointe du doigt la valve située au-dessus de nous :
« Dis, Claire, pourquoi on ne va pas l'actionner ?
- Je veux continuer d'explorer un peu avant de revenir sur nos pas. Ça a été une bonne idée jusque-là, et je sais bien qu'on ne doit pas traînasser, mais je crois que manquer de préparation serait encore plus dangereux. »
Djidane éclate de rire et me donne une grande tape sur l'épaule :
« On va finir par faire de toi une vraie chasseuse de trésors ! Entre ça et tes débuts de bracomineuse d'hier, tu impressionnerais même le plus chevronné des aventuriers !
- Je ne veux pas gâcher votre plaisir, coupe Dagga, mais plus vite nous arriverons sur le Continent Extérieur, plus vite nous pourrons trouver la base de Kuja et l'empêcher de semer la guerre et la destruction dans nos foyers ! »
Je hoche la tête, mais j'insiste pour prendre juste quelques instants avant d'aller actionner la dernière valve. Dagga est visiblement réticente, mais elle finit par se laisser convaincre lorsque Djidane pose une main sur son épaule et lui dit avec un sourire :
« Tu sais qu'on peut faire confiance à Claire après tout, elle ne nous a jamais induits en erreur jusque-là. Et il est évident qu'elle en sait plus que ce qu'elle veut dire. »
Je fronce les sourcils en entendant sa dernière remarque, mais il se contente de m'adresser un clin d'œil amusé en guidant la princesse vers le tunnel qui nous fait face. Je veux dire, je savais qu'il avait des soupçons à mon sujet, après tout, il n'est pas complètement idiot, mais qu'est-ce qu'il a voulu dire ? Il me faut quelques secondes pour réaliser : c'était la première fois que Dagga mentionnait le nom de Kuja et qu'elle évoquait son projet de le retrouver ! Mais je n'ai pas réagi, je n'ai pas posé de questions au contraire, comme une cruche, j'ai fait comme si tout ça allait de soi, parce que j'ai vu ces scènes tellement de fois que je pourrais probablement les réciter de mémoire. Sauf qu'ici, dans cet univers, je ne devrais pas être au courant ! Mais quelle conne je suis ! Je voudrais me trahir et m'assurer que mes amis sachent que je leur mens que je ne m'y prendrais pas autrement !
Je cours pour rattraper le reste du groupe en me traitant de tous les noms, mais personne ne me fait de remarque, et nous continuons de progresser en silence. Je tends la Tiare et le Gilet Camo que nous trouvons à Dagga, qui m'adresse un sourire timide, puis nous rebroussons chemin jusqu'à la salle des gargouilles. C'est Djidane qui s'y colle pour escalader le lierre jusqu'à la dernière valve : il n'y a clairement pas besoin que nous nous y mettions à plusieurs, et c'est de loin le plus adroit du groupe. Je me contente de le guider en m'aidant de mes souvenirs du jeu, mais j'oublie un des détours à effectuer, et le voleur est projeté dans l'eau en contrebas avec un cri de surprise. Il émerge d'un bond et s'ébroue, nous aspergeant d'eau en riant aux éclats. Dagga et moi protestons avec un cri, tandis que Bibi essore tant bien que mal ses vêtements sans dire un mot. Kweena reste quant à elle assez imperturbable, comme à son habitude. Djidane repart à l'assaut du mur, et finit par atteindre sa destination. Il actionne la valve puis saute de la plate-forme pour nous rejoindre. Nous montons une dernière fois sur le dos de la Gorgone qui se trouve quelques tunnels plus loin à mâchonner des fleurs (j'en profite pour en récupérer quelques-unes, au cas où je pourrais m'en resservir à l'avenir), et nous arrivons près d'une ouverture éclairée : la sortie. Je me sens un peu soulagée que nous ayons traversé la Route des Fossiles sans encombre, mais je sais aussi que les jours ou les semaines à venir ne seront pas de tout repos : la visite au Village des Mages Noirs ne devrait pas être dangereuse, mais elle sera éprouvante émotionnellement, la rencontre avec Eiko promet d'être amusante, mais je m'inquiète de ses réactions, notamment par rapport à Djidane et Dagga. Et enfin, je commence à appréhender la descente dans l'Ifa, le combat contre le Soulcage, puis la rencontre avec Tarask : le mercenaire est passablement froid et distant dans le jeu, et j'ai peur que ça ne soit encore pire ici... Mais il est trop tard pour faire demi-tour désormais, et je n'en ai aucune envie de toute façon : je suis arrivée jusque-là avec mes amis, j'ai bien l'intention de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour les aider à atteindre leurs objectifs et avoir la fin heureuse qu'ils méritent !
N/A : Je ne posterai pas de nouveaux chapitres pendant les deux prochaines semaines : j'ai besoin d'un peu de temps pour me reposer et reprendre un peu d'avance sur les chapitres suivants. En attendant, bonnes fêtes !
