Petite info : je n'ai pas beaucoup de chapitres uploadés en avance. Or je suis en vacances en famille. Écrire et publier à partir de mon téléphone, aucun souci, mais les chapitres complets sont sur mon ordinateur, et je n'y ai pas accès... donc au bout d'un moment, je vais devoir faire une pause dans la publication ! On finira après Noël :)
Bonne lecture !
Chapitre 6
Une fois sortis de la chambre, ils ne parlèrent plus du sujet qui les préoccupait, tout comme ils n'évoquèrent pas le fait que Sherlock fasse des recherches pour retrouver les origines de Mary. Ça ne regardait pas les adultes. Ils prirent leur petit-déjeuner rapidement, avant que Mary ne doive repartir. John la raccompagna jusqu'à la lisière de la forêt, là où on retrouvait la civilisation. Le manoir était tellement perdu au milieu de son terrain, même pas délimité strictement qu'il était facile de s'y perdre. Mary était plutôt habituée, mais elle appréciait l'expertise de John sur le sujet : lui et Sherlock pouvaient être largués à n'importe quel coin du terrain et quand même rentrer les yeux fermés sans réfléchir.
Bien sûr, ce faisant, ils passèrent à côté de l'ancienne maison de John. Les fenêtres étaient illuminées. Mary jeta un regard à son ami, puis à sa montre. Le bus qu'elle devait prendre pour rentrer chez elle plus rapidement n'arrivait pas avant huit minutes, et ils étaient presque à l'arrêt.
— Ça va ?
Elle pointa du menton la maison en addition à sa question.
John haussa les épaules.
— Avant non. Maintenant, oui. Je me suis habitué.
— Tu considères Musgrave comme ta maison ?
— Oui et non. Je le considère comme mon foyer, ma chance. Je serai éternellement reconnaissant aux Holmes pour ce qu'ils ont fait pour moi, pour le toit qu'ils m'ont donné, pour la chambre devenue la mienne. Mais ma maison, pour l'instant je n'en ai plus. Avant, c'était là. À l'avenir, ce sera là où je déciderai de vivre. Là où je m'installerai Là où je créerai une famille.
Mary hocha la tête. Pour elle qui n'avait jamais ressenti le moindre sentiment de « maison » durant ces années de famille d'accueil et de foyers, elle comprenait la volonté de vouloir un chez-moi et de le considérer enfin comme sa maison. Elle était cependant plus dubitative sur le fait de fonder une famille. Son instinct lui disait qu'actuellement, et dans le futur, la famille de John était et serait toujours Sherlock.
Mais elle avait assez débattu sur ce point, et son bus n'allait pas tarder, alors elle enlaça son ami, et courut rejoindre l'arrêt en essayant de ne pas glisser sur le sol gelé.
À peine rentré après avoir raccompagné Mary, John fila au laboratoire de Sherlock, ne s'embarrassa pas de frapper à la porte, et entra en sautillant.
— Tu veux faire des sablés de Noël ? demanda-t-il d'un air guilleret.
Sherlock se retourna vers lui avec un large sourire.
— Évidemment.
— Alors viens ! Sauf si tu étais en train de mettre un point un vaccin contre le SIDA, hein. Dans ce cas, je veux bien faire passer l'intérêt commun du monde entier avant le mien et tolérer d'attendre un peu que tu finisses d'être un génie.
Sherlock secoua la tête, retirant sa blouse, ses lunettes de protection et ses gants en latex. John ne prétendait pas tout comprendre à ce qu'il faisait dans la pièce carrelée, à transvaser des solutions dans des béchers et observer des lamelles sous un microscope, mais il était toujours vaguement inquiet quand Sherlock avait des gants. Il avait la sensation que ça voulait dire qu'il y avait un truc dangereux là dessous, et il préférait vraiment ne pas savoir.
— Ne sois pas idiot, John. Je ne bosse pas sur ce genre de choses. Ce sera ton moment de gloire quand tu seras médecin. C'est un bon sujet de thèse, non ?
John explosa de rire, rougissant. La foi que Sherlock avait en lui, mortellement sérieux, était l'un des plus beaux sentiments au monde.
Le dimanche à Musgrave, surtout en hiver, c'était chacun pour soi pour les repas. Restes du frigo, plats rapides, plateaux repas, ils pouvaient tous faire comme ils l'entendaient (sauf si, bien sûr, il y avait un repas familial spécial d'organisé), la seule condition, c'était que Violet ne cuisinait pas. Sherlock et John avait donc l'assurance d'avoir la cuisine pour eux pendant des heures, sans que Violet ne tente de les chasser pour préparer le déjeuner.
Ainsi, pendant des heures, ils purent préparer la pâte des sables, l'étaler, dessiner des formes à l'emporte-pièce et au couteau (Sherlock était désespéré de voir que malgré toutes ses recherches jusqu'au plus profond du dark-net, personne n'avait jamais pensé à créer des emporte-pièces en forme d'atome, alors il dessinait ses propres modèles), les faire cuire, puis les glacer et les décorer avec une précision qui pouvait faire pâlir d'envie un pâtissier professionnel.
Sherlock était doué pour tout ce qu'il faisait, ce n'était pas un secret, et il avait les doigts habiles d'un violoniste. John, bien qu'officiellement gaucher, s'était entraîné toute sa vie à devenir ambidextre pour espérer être chirurgien un jour. Et ils étaient tous les deux extrêmement doués pour la décoration de biscuits.
Les colorants se mêlaient, les poches à douille (ils en possédaient douze) étaient rapidement toutes sales, et après plusieurs heures de boulot, ils n'avaient pas pris le moindre repas, grignoté de la pâte crue et des biscuits à peine sortis du four, et toutes leurs œuvres étaient achevés.
— C'est splendide, les garçons, commenta Violet en entrant dans la cuisine.
Elle et Sieger étaient venus se prendre à manger, mais avaient respecté les deux garçons travaillants. John portant un tablier (de Noël), le pyjama dans Sherlock traînait était tout sale. Ils avaient de la farine dans les cheveux, beaucoup plus visible dans les mèches corbeaux de Sherlock que le blond clair de John. Et plus que tout, ils avaient l'air extatiques. C'était leur moment à eux, à chaque mois de décembre. Il y avait une bonne soixantaine de sablés, tous décorés avec soin, tous différents. Des cœurs, des étoiles, des sucres d'orge, des rennes, des cloches, des sapins, des ours, une quantité non négligeable d'éléments chimiques, des bonhommes de neige, des bonhommes en pain d'épices, des pères Noël, des boules... Avec le temps, ils s'étaient perfectionnés et leurs modèles étaient toujours splendides.
— Tiens, je t'en ai fait un spécial, indiqua John en tendant un sablé à Sherlock.
Ce n'était pas franchement une exception. Sieger et Violet avaient leur préférence, et John et Sherlock aimaient les exécuter, voire leur dédier des créations en les signant ou en les dédiant en dessinant quelques lettres au stylo à pâtisserie. Les parents Holmes savaient alors que personne d'autre qu'eux n'avaient le droit de manger certains sablés.
John et Sherlock s'en faisaient mutuellement l'un pour l'autre, mais c'était moins fréquent. C'était souvent pour de la taquinerie, par exemple quand John rayait un sucre d'orge en bleu et blanc (l'argenté n'était pas une couleur très facile à obtenir en pâtisserie) et l'offrait à Sherlock en le traitant de sale Serdaigle, et que Sherlock faisait de même en noir et jaune et l'appelant sale Poufsouffle en retour. C'était totalement l'inspiration de leur sapin respectifs dans le jardin, et le fait que seul John apprécie réellement Harry Potter (Sherlock aimait juste quand John aimait quelque chose passionnément, et ça avait été toute leur jeunesse. Quand ils avaient été trop grands pour jouer aux pirates, ils avaient joué aux sorciers dans la forêt. Ils avaient même des baguettes fabriquées en bois dans leur cabane, mais c'était un secret bien gardé) ne changeait rien à l'affaire, ils s'amusaient.
Mais cette fois, John était parfaitement sérieux.
— Je t'offre mon cœur, reprit John tandis que Sherlock prenait le sablé.
Le modèle était en forme de cœur, mais ça n'avait pas vraiment de surprise. Des cœurs, ils en avaient des tonnes sur toutes les surfaces planes de la cuisine, tous décorés de toutes les couleurs. Ça faisait partie des formes récurrentes.
Mais John avait décoré celui-là avec soin.
Au centre, en bleu roi, on pouvait lire SH. Tout autour, le contour était fait de bleu et jaune entrelacé, comme une guirlande. Dans l'un des bombés du cœur, il y avait les initiales JW, parce que John avait signé sa création, et sa signature n'avait jamais été John Watson-Holmes, quand bien même c'était son patronyme officiel.
Dans l'autre côté bombé, il y avait six tout petits traits de colorants, qui formait un arc-en-ciel, comme un drapeau.
John ne pouvait pas être plus évident, ne pouvait pas davantage hurler en silence ce qu'il ressentait.
Sauf que Sherlock, les yeux exorbités, prenant le gâteau dans sa main avec mille précautions, ne prononça pas le moindre mot.
Il se contentait de regarder le biscuit, comme s'il essayait de disséquer, de le réduire visuellement en le ramenant à son état antérieur, comme s'il n'était que farine, sucre et beurre.
— Merci, John, articula lentement Sherlock. Je vais le garder. Je le mangerai plus tard.
Est-ce que ça voulait dire qu'il avait compris ? Qu'il avait compris mais ne souhaitait pas répondre à la déclaration de John ? Qu'il ne voulait pas y répondre maintenant, dans leur cuisine surchauffée par le four qui avait accueilli toutes les fournées de biscuits ? Qu'il n'avait pas compris ?
John était incapable de lire dans les yeux de son ami, sur ce coup-là. Les pupilles bleues étaient insondables.
John était en phase d'endormissement plus ou moins active quand il entendit la porte de sa chambre s'ouvrir. Il était tard, et il se redressa vaguement, baragouinant un « quessquiya » pas franchement audible.
— Je pensais dormir avec toi, pour éviter que tu refasses des cauchemars, prononça distinctement la voix de Sherlock.
Il faisait sombre dans la chambre de John, et les veilleuses ou les étoiles phosphorescentes collées au plafond n'éclairaient pas assez le visage de Sherlock pour que John puisse détecter son expression. Il était aussi trop fatigué pour ça. La seule chose qu'il nota, c'était la voix mesurée, neutre, soupesant parfaitement chacun de ses mots, comme s'ils avaient été répétés par avance.
— Voui, répondit-il mécaniquement, presque par réflexe.
La porte se referma derrière Sherlock. Sans hésiter, et sans avoir besoin de lumière, le jeune génie marcha jusqu'au lit de John, se glissa sous les draps, et s'installa dans le dos de son meilleur ami, l'encerclant en cuillère comme la nuit dernière. John dormait sur le côté, c'était donc pour lui la position idéale, contrairement à Sherlock. Il ne chercha pas à contester, ni à réfléchir. Il inspira profondément, ressentit l'odeur de Sherlock qui imprégnait tout. Ou bien était ce son imagination, puisqu'il était derrière lui, John ne pouvait pas réellement le sentir, si ? Ce qui était sûr, c'était les mains sur sa taille, le souffle sur son épaule.
John s'endormit sans hésitation.
À son réveil, Sherlock était parti.
L'air de Mary se faisait de plus en plus navrée à chaque seconde. John lui narrait les trois dernières nuits, où Sherlock avait débarqué dans la chambre de John pour dormir avec lui. Ils ne faisaient que ça — dormir — et au matin, il était systématiquement parti. Ils n'en parlaient pas vraiment, et John n'avait pas fait de cauchemars depuis le week-end dernier. Pour le reste, tout était absolument identique.
— Tu es pathétique, souffla Mary en frottant ses doigts gantés de laine l'un contre l'autre.
Il faisait terriblement froid, et il devait neiger le lendemain, et ce jusqu'à Noël. Les vacances étaient dans deux jours, vendredi soir. Noël avait lieu lundi prochain.
— Ça pourrait être carrément mignon, si ce n'était pas aussi douloureusement pathétique. Sérieusement, tu lui offres ton cœur — soit dit en passant, je sais toujours pas si je trouve ça adorable ou à vomir de mièvrerie — depuis il vient crécher avec toi toutes les nuits, et il se passe toujours rien ? Pathétique.
— Hé ! se défendit John. Premièrement, c'est toi qui m'as ordonné de tenter quelque chose, tu te rappelles, le pari ? Deuxièmement, je vais pas me retourner et le baiser chez nos parents, c'est quand même chelou. Troisièmement, comme je viens de le dire, c'est chez NOS parents, parce qu'on est FRÈRES.
— Adoptifs par un concours de circonstances foireux, répliqua Mary. Sur ce point, se référer à tous mes arguments précédents. Sur le premier point, je reconnais que tu fais de ton mieux. Sur le deuxième, ça t'a jamais dérangé, que je sache, qu'on soit chez tes parents. Ou dans ma famille d'accueil. Et pour autant que je le sache, c'était le cas aussi avec tes autres copains-copines.
John rougit. C'était le problème d'avoir une meilleure amie qui avait été sa copine et à qui il avait toujours tout raconté. Il était un ado presque adulte, il avait des envies partagés avec ses conquêtes, et il ne fallait pas longtemps à deux corps en ébullition et travaillés par les hormones de profiter. Y compris sous le toit parental. Mais généralement quand personne n'était à la maison, John n'était pas fou. Il suffisait de sécher un entraînement de rugby, rentrer plus tôt, quand Sherlock était à un ses cours de musique ou de self-défense, ou ceux de danse classique qu'il avait suivi un temps, une option de science qui l'intéressait suffisamment pour accepter de respirer le même air que ses professeurs, ou parti chercher de quoi poursuivre ses expérimentations au magasin du coin. (Ou à la poste, quand il se faisait livrer des substances plus dangereux que jamais).
— Je me vois pas faire ça, Mary. C'est tout.
Elle leva un sourcil dédaigneux.
— Tu te vois totalement faire ça, à vrai dire. Me dis pas que tu n'y penses jamais, seul sous la douche.
L'avantage d'être totalement cramoisi, c'était au moins que John ne sentait plus le froid.
— Tu es le pire être que la terre ait jamais porté.
— Je m'en remettrai, répondit la jeune femme sans une once d'émotion. Il avance sur mon côté du pari, au fait ?
Sherlock continuait de travailler sur les origines de Mary. Elle et John aussi faisaient des recherches, mais eux ne savaient pas pirater les serveurs de l'état civil anglais, ni même le moindre compte sur les réseaux sociaux, alors c'était plus difficile.
— Ouais, je crois. Il ne donne pas de détails, mais il me dit que oui. Je n'ai aucune raison de ne pas le croire.
— Je dois lui demander des détails ?
— Nan. Il finira par débarquer en hurlant qu'il sait tout, et il voudra tellement crâner qu'il nous dira tout, t'en fais pas.
Mary le contempla un instant, songeuse. Heureusement que les vacances étaient pour bientôt, il faisait vraiment trop froid dans leur coin de la cour pour y discuter tranquillement. D'ailleurs, le bonnet rouge foncé de John était constellé de tout petits points blancs, qui fondaient aussi vite qu'ils tombaient. La neige ne tenait pas, elle était trop petite et pas assez drue pour ça. On aurait dit de la bruine gelée, tout au plus.
— On rentre ? proposa la jeune femme. Je crève de froid.
John hocha la tête, et lui emboîta le pas en direction de l'établissement, en attendant la fin de la pause déjeuner et la reprise des cours, ils pourraient rester au chaud.
— J'avais un truc à te demander, au fait. On sera mieux au chaud. C'est sur mon téléphone.
L'idée même de sortir ses mains de ses poches pour déverrouiller son téléphone le frigorifiait. Le réchauffement climatique, responsable du froid polaire en hiver, en dessous des normales de saison, acteur indispensable pour limiter le temps d'écran sur les réseaux sociaux des adolescents.
— C'est quoi ? demanda Mary.
— C'est de la triche, en fait, reconnut John.
— Ah, c'est lié à votre jeu des mots cachés sur les murs ?
— C'est sur les vitres et les miroirs, rien à voir avec les murs.
Mary haussa les épaules, tandis qu'elle poussait la porte battante qui leur permit de retrouver le hall du bâtiment. La bouffée de chaleur qui les percuta de plein fouet était presque trop intense, et ils ôtèrent aussitôt leurs gants, dézippèrent leurs vestes et dénouèrent leurs écharpes.
— Ces uniformes ne sont pas adaptés à l'hiver, grommela John, dont le tissu fin de son pantalon ne le protégeait pas vraiment bien du froid.
— Plains-toi, répliqua Mary, en collants. Si tu avais vécu cinquante ans plus tôt, on serait encore en short et jupe toute l'année.
— Y'a cinquante ans, il faisait pas moins trente degrés en Angleterre.
Ils se dirigèrent vers une salle d'études, où ils étaient sûrs de pouvoir continuer à discuter tranquillement, tandis que Mary levait les yeux au ciel devant tant de mauvaise foi. Sherlock déteignait sacrément sur lui, parfois.
— Bon, tu le me montres, ton code ? demanda-t-elle une fois qu'ils furent installés dans un coin.
— C'pas un code, marmonna John. Et en vrai, y'a pas de règles dans ce jeu, mais bon, j'ai quand même l'impression de tricher un peu en te le montrant alors si tu trouves immédiatement, me balance pas direct la réponse comme si j'étais débile, ok ?
— C'est quoi le principe ? Je dois chercher quoi ? ajouta Mary.
John avait sorti son téléphone, et il cherchait dans ses notes celle où il avait scrupuleusement noté les mots qu'il avait notés depuis plusieurs semaines maintenant.
— Bah ça dépend. Y'a pas de règles. Normalement, les indices permettent de trouver un mot qui est la solution, c'est tout.
— Et quoi, tu ne gagnes rien à la fin ? Même pas une pluie de pièces ?
— On n'est pas dans un jeu télé, là, hein.
— Mouais. Ça se débat. Une partie de moi est parfois entièrement convaincu que Sherlock n'est pas réel, et nous sommes en réalité dans une téléréalité ou une expérience gouvernementale à notre insu pour voir comment on réagirait à la présence d'un robot. Et étudier si le soulèvement promis par les machines va se dérouler.
— Vingt-cinq après le Truman Show, t'en es toujours là ?
— Hé te moque pas ! D'une, j'adore ce film, de deux, on n'a pas de preuve qu'il ne s'est pas réalisé. Je ferais un personnage du tonnerre dans le roman de ta vie !
John soupira, faussement dramatique. Même si Sherlock serait pour toujours son meilleur ami incontesté, il adorait passer du temps avec Mary quand elle était de bonne humeur comme ça.
— Arrête de te lancer des fleurs et cogite. Tiens, voilà la liste de mots que j'ai récupérés jusque-là. D'habitude, à ce stade-là, je trouve, ou au moins je vois un champ lexical qui se dégage, une thématique. Mais alors là...
Il tendit son téléphone à son amie, qui lut à voix haute :
— Chamois, Mrs Samovar, Samossa, Amon, Ramoloss, Adamo, Bergamote, Amorce, Amory Boyd... [1] J'avoue, ça a rien à voir. Ça ne t'évoque rien dans votre histoire commune ?
— Si, répondit John. En fait, chaque mot indépendamment me renvoie à quelque chose de particulier. Mais rien qui n'est connecté ensemble, tu vois ?
— Dis toujours ?
— Ben Mrs Samovar, c'est la théière dans la Belle et la Bête, tu sais ?
Mary lui asséna une légère tape sur le bras, comme pour s'offusquer qu'il la traitât d'idiote de ne pas savoir cette information essentielle.
— Quand on était petit, j'ADORAIS la Belle et la Bête. Sherlock se moquait de moi, il disait que je me projetais trop dans le rôle de la belle. Je lui répondais en disant qu'il était la bête, vu la taille de sa bibliothèque, à Musgrave. Et puis même, le côté insupportable et autoritaire, et pas poli qui fait qu'il se retrouve transformé en bête, ça collait, rapport au fait qu'il avait été méchant avec moi le tout premier jour...
Mary l'écoutait, un poil désabusée. Non seulement la capacité de John à faire des phrases cohérentes retombait en enfance au même rythme qu'il narrait ses souvenirs, mais en plus, il disait clairement qu'il était fou amoureux de Sherlock depuis toujours. Quand il voulait jouer à être Belle et qu'il confiait le rôle de la Bête à Sherlock, il n'aurait pas pu être plus évident. Et ça datait de bien avant que John ne devienne orphelin et Sherlock son frère par la suite.
— Mais Adamo, c'était le vieux chanteur préféré de ma mère. Y'a quand même zéro lien entre les deux, non ? Elle l'écoutait beaucoup, quand elle était à l'hôpital. Je connais plein de ses chansons par cœur à cause de ça. Mais ce n'est pas la même période que notre époque Disney. Tu vois ? Pas de lien.
— Euh, si j'en vois un, de lien, moi, répliqua Mary, perplexe que John ne le percute pas.
— Quoi ? Non, lequel ?
— Tu vas voir. Raconte-moi les autres. Ça t'évoque quoi ? Amory Boyd, par exemple, c'est qui ?
— Un auteur, répondit John. J'ai plusieurs bouquins de lui.
— Tu l'aimes bien ?
— Ouais. Il fait du polar dystopique[2]. Ça rend Sherlock complètement fou, parce que du coup, il n'arrive pas à trouver les coupables comme il fait d'habitude. Je veux dire, d'habitude quand Sieger ou moi, on lit des polars, on essaye de le cacher à Sherlock, sinon il lit quelques pages de ci de là, le résumé, et il devine des tas de trucs, c'est exaspérant. Il nous gâche totalement la lecture. Mais là, cet auteur, Amory Boyd, il écrit des enquêtes dans un monde dystopique qu'il a créé, et même si les réactions des personnages, niveau psychologie, c'est à peu près similaire à actuellement, y'a des robots qui n'ont pas de sentiments, et des technologies qui existent pas, et des moyens de tuer, de se déplacer...
Il s'interrompit en constatant que Mary pianotait du bout des doigts sur la table devant eux, manifestant un brin d'impatience. John s'était un peu perdu dans ses explications. Il adorait les bouquins de Boyd, il en discutait très souvent avec Sherlock, ils se disputaient toujours gentiment à ce propos, et cela faisait autant plaisir à John que lire le livre en lui-même.
— Bref, Sherlock ne devine pas la fin, donc il déteste, on passe des heures à en débattre. Mais même dans ces conditions, il m'en a déjà offert plusieurs.
— Je vois le genre. Et les autres ? Le samossa, c'est quoi, ta bouffe préférée ?
John haussa les épaules. Il commençait vaguement à voir où Mary voulait en venir.
— Non pas exactement. Mais j'adore ça. Ceux de Violet, en tout cas. Elle adore la cuisine du monde, elle a toujours préparé des tas de trucs variés, alors que moi, quand j'étais petit, c'était du traditionnel britannique. Les samossas, c'est le premier truc que j'ai mangé chez eux, quand j'avais genre sept ou huit ans, que je connaissais pas. C'est du genre... de la nourriture-doudou, si l'on peut dire. Violet le sait. Sherlock aussi.
John s'attendait vaguement à ce qu'elle prenne des notes, comme tous les enquêteurs du monde. Lui-même avait écrit les mots dans un carnet pour tenter de comprendre ce qui les reliait, il avait noté plein d'explications, mais rien de convaincant.
— Chamois ? poursuivit son amie.
— Un de mes animaux préférés. Il est grand, il est beau, il est classe, et j'en ai vu un, un jour. C'était un gros voyage pour ma famille, dans les Alpes suisses, en plein hiver. Ça coûtait très cher. On avait loué un chalet, j'ai appris à skier, et un matin très tôt, j'ai vu un chamois. C'était impressionnant. Ça m'a marqué. Je kiffe les chamois, et je ne te permets pas d'en juger.
Mary haussa les épaules.
— Dieu m'en garde. Tu m'expliques les quatre derniers ? Je sais que Ramoloss est un Pokémon et Amon un roi égyptien, mais sinon...
— C'est ça. Ramoloss n'est pas mon pokémon préféré, mais je l'aimais bien. J'en avais un super puissant que j'avais fait évoluer. Sherlock ne jouait pas avec moi sur ma console, il aimait pas ça, mais il me conseillait toujours sur les stratégies et tout. Il était super bon. Quand j'avais sept ans, j'ai voulu apprendre par cœur les 251 premiers pokémons, dans l'ordre, parce que je jouais sur les vieux jeux des premières générations. Ça amusait pas des masses mes parents quand j'en parlais, alors Sherlock les a tous appris par cœur pour m'aider à les retenir et me corriger quand je me trompais.
Mary était de plus en plus atterrée. Pour chaque mot, les anecdotes de John étaient poussées et détaillées, et il ne s'en rendait même pas compte. C'était un gâchis fantastique.
— Amon, c'est effectivement un dieu égyptien. J'adore l'Egypte. Mon premier voyage tout seul quand j'en aurais les moyens, ce sera là-bas.
— Tout seul ? releva Mary.
— Enfin avec Sherlock quoi. Pas en famille. Un voyage d'adultes. Sherlock m'a déjà dit que le soleil ne lui irait pas du tout au teint, mais il viendra quand même avec moi. Moi j'aime toutes les légendes liées à l'Égypte, lui apprendra à déchiffrer les hiéroglyphes, je suis sûr que ça l'éclatera.
Mary secoua la tête de désespoir. Ça valait mieux que de secouer John comme un prunier. Un coup d'œil à sa montre lui apprit qu'il leur restait à peine cinq minutes avant de reprendre les cours.
— Et les deux derniers ? Fais rapide.
— La bergamote, c'est mon thé préféré depuis très longtemps. Sherlock m'en faisait, juste après... tu sais. Ça me calmait. Je sais pas comment il faisait, mais dès que j'avais envie de pleurer, soudainement il apparaissait avec une tasse à la main et il restait avec moi tandis que je pleurais plus doucement dans ma tasse. Ça aidait.
— Et amorce ? demanda Mary.
C'était probablement le mot le plus étrange de la liste, mais Mary comptait sur une bonne explication tarabiscotée dont les deux garçons étaient coutumiers. Cela ne manqua pas.
— C'est compliqué à résumer, répondit John en vérifiant sa montre à son tour. Mais très schématiquement, c'est lié à un de nos souvenirs d'enfance très marquant, Sherlock ayant tenté de construire une fusée, impliquant des pétards, une mise à feu avec une amorce, et un échec si retentissant que ce seul mot nous provoque parfois des fous rires, même dix ans plus tard.
— Et tu ne vois TOUJOURS PAS le lien évident ? demanda Mary, incrédule.
Il lui restait moins d'une minute, et elle n'avait pas le temps de se lancer dans des explications détaillées mais l'air de chiot perdu de John lui fit un bref instant considérer le meurtre comme une option viable. Elle adorait John, mais parfois, cet imbécile ne méritait pas Sherlock Holmes.
La sonnerie retentit à ce moment-là, frustrant John. Il était si évident à lire, si transparent sur son visage. Mary avait appris à cacher ses émotions, à rester neutre, ne jamais montrer à quiconque que ses propos pouvaient atteindre. C'était une compétence nécessaire pour survivre pour une orpheline.
Mais John était un livre ouvert. Il avait grandi dans une famille aimante, puis les Holmes l'avait recueilli, et il avait bénéficié de la présence constante de Sherlock.
Il n'était pas difficile de savoir ce que John trouvait à Sherlock. Quand on dépassait les moments où il était un connard arrogant, outre le fait qu'il était très beau, il était évident que son génie était fascinant. Il fallait juste accepter ses défauts avec
Dans ces moments-là, Mary comprenait ce que Sherlock trouvait à John en retour, au point d'être son meilleur ami depuis toujours, et le seul être humain qu'il tolérait à ses côtés : il n'y avait pas une once de malveillance en John Watson. Il exprimait ce qu'il ressentait, et s'il était humain et capable d'être grincheux, fatigué, jaloux et grognon, il ne le faisait jamais avec un mauvais fond. Pour quelqu'un comme Sherlock, John était exactement ce dont il avait besoin, et il l'avait probablement compris très tôt.
La sonnerie s'arrêta. Ils avaient deux minutes pour rejoindre leur salle de classe respective.
— Ok, alors écoute bien. Il y a deux points communs à chacun de ses mots. Le premier, c'est toi, espèce d'idiot. Chaque mot renvoie à toi, tes souvenirs, ton passé, les choses que tu aimes. Regarde les mots attentivement, sans réfléchir à leur sens, trouve le deuxième point commun, et ensuite révise tes leçons de latin, asséna Mary.
Elle se releva, filant en direction de sa salle de classe.
John, légèrement démuni, s'écria :
— Mais j'ai jamais étudié le latin !
Ça ne servait à rien. Mary était partie, et lui était déjà en retard. Dans un sursaut de bon sens, il s'élança en courant à travers les couloirs pour se rendre à son cours de maths.
[1] Vous avez, vous aussi, toutes les cartes en main pour deviner le "jeu" de Sherlock. Vous avez même les explications de John sur chaque mot et les indices de Mary pour vous y aider.
[2] Je précise que cet auteur n'existe pas. Son nom a été créé de toutes pièces pour les besoins de mon histoire. C'est fort dommage car je suis sûre qu'on pourrait en faire un truc sympa.
Reviews, si le cœur vous en dit ? :)
