Disclaimer: Rule of Rose ne m'appartient pas.

Merci à Spookythings, Elyonum, RabbitV et Lusshi pour leur soutien lors les sessions d'écriture de ce chapitre.

La princesse en haillons

« Pauvre fille malchanceuse, raconte-moi ton histoire... tiens, mais tu n'es pas Jennifer.

-Non, effectivement. Bonjour, chevalier du seau... à vrai dire, je ne pensais vraiment pas venir te voir un jour...

-En effet, Eleanor, c'est ce que j'avais cru comprendre. Enfin, que puis-je faire pour toi?

-C'est à propos de Jennifer... elle a des ennuis... et je ne sais pas quoi faire...

-Que s'est-il passé ?

-Elle devait recevoir un crayon rouge pour avoir retrouvé Joshua l'ours mais on l'a accusée de l'avoir volé et maintenant ils l'ont enfermée et il y a aussi ce Joshua qui se cache dans les parages et... et...

-Holà, holà, calme-toi, Eleanor. Respire... c'est bien. Maintenant, et si tu me racontais tout depuis le début ?

-Oui... bien sûr... le début... voyons...


Je dirais que tout a commencé aujourd'hui, en début de matinée. Nous étions réunis dans les toilettes des garçons, Jennifer, Nicholas et moi-même, avec bien-sûr Brown qui surveillait l'entrée. C'était peu de temps avant que les Aristocrates du Crayon Rouge ne lancent leur appel général. Nous faisions le bilan des dernières semaines, le point sur notre stratégie contre le Club et un inventaire de nos objets à échanger.

Vos objets à échanger... fais-tu référence à la boîte à offrandes ?

Oui, j'aurais peut-être dû commencer par là. Jennifer et Nicholas comptaient sur moi pour élaborer une stratégie qui déferait Aristocrates. Ils ne s'étaient rendus compte ni de la pression qu'ils avaient fait peser sur mes épaules, ni que je n'avais aucune idée de comment procéder. J'avais passé plusieurs jours à méditer sur la question, sans rien trouver de concluant bien sûr. Mais ça n'avait pas suffi pour altérer l'indéboulonnable confiance de Nicholas qui, lors d'une de nos discussions avec Jennifer et moi, avait déclaré que j'avais été une Haute Aristocrate. Si quelqu'un connaissait les rouages du Club et comment les enrayer, c'était bien moi. Je n'avais pas su trouver le courage de lui répondre qu'il me surestimait. Que je m'investissais rarement dans les décisions importantes du temps où j'étais comtesse et que mon rôle en tant que telle se résumait surtout à administrer et entretenir la boîte à offrandes...

Et ça avait été le déclic.

Une grande partie de l'influence du Club reposait sur cette boîte. En dehors du cadeau à offrir chaque mois, il était possible, par son intermédiaire, d'échanger toute sorte de camelote – rubans, pinces à linge ou encore des billes – contre des récompenses plus intéressantes, notamment des sucreries. Une idée de Meg pour faciliter le rangement. Je m'étais laissée dire que cette règle du Club pouvait être tournée à notre avantage, que nous pouvions la retourner contre ses créateurs. Aussi avions-nous entrepris de collecter un maximum d'offrandes pour la boîte et surtout de les récolter avant les enfants. Inutile de dire que le flair de Brown nous fut d'un grand secours, de même que Nicholas qui, avec l'aide de son ami Xavier, savaient faire faire les bonnes farces aux bonnes personnes au bon moment pour détourner l'attention de nos activités. Et par la même empêcher quiconque de nous concurrencer. Une méthode peut-être déloyale, mais la fin justifie les moyens. Nous nous étions rapidement retrouvés avec une réserve conséquente de sucettes, chaussons aux pommes, sablés, tartes et même de chocolat – une denrée rare à l'orphelinat.

Et que comptiez-vous en faire ?

Eh bien, les redistribuer. En offrant aux orphelins les mêmes récompenses que le Club des Aristocrates, je pensais réduire l'influence de ce dernier tout en nous attirant la sympathie des autres enfants. Bien sûr, Nicholas – et Jennifer aussi d'ailleurs – n'avaient pas étés très enthousiastes à l'idée de partager gratuitement ce que nous avions durement gagné, nous avions donc convenu de conserver une partie du butin pour nous. D'ailleurs nous ne nous serions séparés pour rien au monde de plusieurs des trésors que nous avions amassé. Hormis deux flacons de parfum aux senteurs d'hiver et de printemps, nous avions aussi mis la main sur une des deux pièces de nobles. Même moi j'avais fini par croire qu'elles étaient perdues !

Qu'est-ce que ces pièces ont de si spécial ?

Eh bien pour commencer elles sont en or. On les avait trouvées en explorant le grenier, en même temps que la rapière de chevalier. Elles dataient d'un autre temps et les effigies gravées sur elles avaient attisé l'imagination des orphelins, qui les avaient vite surnommées les pièces du Roi et de la Reine. D'après Meg c'était logique, les souverains avaient bien leurs visages frappés sur des pièces de monnaie. De monnaie, c'était aussi la première que nous n'avions jamais touché et ainsi nous en étions-nous beaucoup servis dans nos jeux d'enfant... jusqu'à ce que quelqu'un finisse par les perdre. Pour motiver les enfants à les chercher, j'avais proposé à Meg et Diana d'offrir une récompense à quiconque réunirait le couple royal.

Et quelle récompense avais-tu imaginé ?

D'abord un autre objet symbolique : le bâton bâton de justice, un genre d'épée d'apparat que seul l'orphelin qui aurait ramené les pièces aurait le droit de brandir. Un peu comme la rapière, sauf que nous devions fabriquer nous-même cet objet là et que je n'étais pas vraiment inspirée quant à ce à quoi il devait ressembler. J'avais délégué la commande à Meg, mais elle avait d'autres inventions plus urgentes à livrer... je ne crois pas que le bâton ait jamais été construit.

Autant garder les pièces pour vous. De toute façon, je doute qu'un bâton eut intéressé grand-monde hormis les garçons. Et ils ont déjà leurs épées.

C'est bien ce que les orphelins s'étaient dit, alors Diana avait eu l'idée de rajouter une seconde rétribution : un vœu. Quiconque retrouvait les écus pouvait demander une faveur au Club des Aristocrates, tant qu'elle restait raisonnable. Il n'y avait certes pas de quoi ébranler le Club, mais ça restait toujours bon à prendre et nous nous félicitions d'avoir retrouvé cette première pièce du Roi.

Notre réunion ce matin avait donc commencé par ça. Nous avions compté de ce qu'il nous restait en réserve, ce que nous comptions encore distribuer et avions commenté les premiers résultats de cette stratégie. Elle semblait prometteuse. Je n'étais plus conspuée par les autres enfants et on ne médisait plus non plus sur Jennifer qui partageait sa chambre avec moi . Quelques commentaires positifs à notre égard s'étaient parfois fait entendre la nuit dans le dortoir. Lorsque Diana n'était pas encore couchée.

Nous venions tout juste de passer à la phase suivante : au lieu de distribuer nos sucreries gratuitement, nous allions petit à petit les échanger contre des services, d'abord anodins puis de plus en plus importants par la suite. Ainsi allions-nous étendre notre influence, jusqu'à évincer les Hauts Aristocrates. Parallèlement à cela avait également débuté l'entraînement de Jennifer, sur lequel nous sommes rapidement revenus. Comme je m'inquiétais de ne pouvoir la protéger indéfiniment – et que je n'impressionnais déjà plus grand monde – j'avais demandé à Nicholas de lui apprendre deux ou trois choses en matière d'escrime, qu'elle puisse se défendre si quelqu'un comme Amanda la prenait à nouveau à parti. Les débuts avaient été laborieux mais j'ai été ravie d'apprendre que l'entraînement commençait à porter ses fruits. Je serai moins angoissée la prochaine fois que nous nous séparerions, du moins le pensais-je...

Au moins Jennifer était-elle à présent moins effrayée par cette rumeur de Chien Enragé dont nous parlâmes immédiatement après.

« A-t-on trouvé le moindre indice à ce sujet ?

-Surtout des précisions sur ce qu'on savait déjà, me répondit Jennifer. Les offrandes que demandent les Hauts Aristocrates, tous ces animaux... peuvent-ils vraiment le maintenir à l'écart de l'orphelinat ?

-C'est ce que Diana et Margaret m'avaient expliqué du temps où j'étais comtesse. Elles disaient le rapporter de la bouche la Princesse elle-même.

-Ça a l'air logique, avait dit Nicholas.

-Mais Mary et Sally n'étaient pas de vraies chevrettes, même si on les traitait comme telles, objecta Jennifer. Je ne vois pas comment ce chien aurait pu s'en nourrir.

-Ni moi comment mon oiseau aurait pu le rassasier.

Nicholas haussa les épaules.

-Quand on est désespéré...

-On est prêt à tout essayer. Nous avions toutes les deux compris.

-Je ne savais pas qu'un chien mangeait des papillons, renchéris-je en me rappelant l'offrande du mois d'avril.

-Non, mais il mange des lapins sans problèmes, me rétorqua tristement Jennifer, repensant sans doute à Sir Peter, le familier de Wendy.

-J'y pense, personne avait pu offrir de sirène ou autre genre de poisson pour l'offrande d'août et pourtant y'a pas eu de conséquences.

Nos regards se tournèrent vers Nicholas, il avait soulevé un point intéressant. On m'avait laissée choisir quelle serait l'offrande pour ce mois là, les rituels du Club n'avaient donc pas autant de logique que la Princesse de la Rose le prétendait. La voix de Jennifer s'était alors remplie d'espoir.

-Ça voudrait dire qu'on ne risque rien ? Que le Chien Enragé n'existe pas ?

-Ça prouve surtout que les offrandes ne servent à rien, lui rétorqua-t-il. Des orphelins ont quand-même disparu.

Elle écarquilla les yeux.

-Ah bon ? Lesquels ?

-Tu ne les connais pas, Jennifer. C'était avant que tu n'arrives, lui expliquai-je.

-Certains étaient des amis à moi, continua tristement Nicholas.

-Ils ont peut-être fugué, voulut-elle le rassurer.

Notre chevalier eut un sourire en coin.

-Vu où on vit ce serait pas étonnant.

-Mais des enfants de la ville ont aussi disparu, c'est écrit dans les journaux, répondis-je. Donc Chien Enragé ou pas, il y a quelque-chose près de Cardington qui enlève les enfants... La Princesse de la Rose a du s'en servir pour créer cette légende.

Ils acquiescèrent tous les deux, l'air morose.

-Et à son sujet, reprit Jennifer, a-t-on du nouveau ?

-Non, on ne sait rien sur elle à part qu'elle existe. Même sa voix nous est inconnue vu qu'elle passe par Meg pour toutes ses déclarations.

-Et la nuit où elle t'a agressée, Eleanor ? Elle t'a rien dit ? S'enquit le chevalier.

-Je peux juste dire qu'elle avait une voix de fille mais pas celle de Diana, Meg ou Amanda.

Je les avais déjà entendues murmurer la nuit ou jouer à déguiser leurs voix le jour, si la Princesse eut été l'une d'elles je l'aurais forcément reconnue. En y repensant, je m'en veux terriblement d'avoir fait si peu attention aux autres avant que Jennifer et moi ne devenions amies. Je suis sûre que j'aurais pu démasquer cette princesse si tel n'avait pas été le cas.

-Ce serait une autre fille de l'orphelinat ?

-Difficile à croire, fit remarquer Nicholas. Susan n'a pas la force de frapper quelqu'un aussi fort. Olivia encore moins. Et Wendy ferait pas de mal à une mouche.

Nous acquiesçâmes, tous les trois d'accord. Puis une idée qui me vint.

-Et si c'était un garçon qui avait masqué sa voix ?

C'était une idée stupide mais je n'avais pu m'empêcher d'y penser et Jennifer d'y réfléchir.

-Pourquoi vous me regardez comme ça ? »

Nicholas avait innocemment posé cette dernière question alors que Jennifer et moi nous étions mises à le dévisager. Personne ne dit rien pendant un moment et notre chevalier prit peu à peu un air gêné, puis terriblement anxieux...

Puis finalement Jennifer se mit à pouffer de rire et il fit de même. Moi-même je finis par me laisser aller et l'ambiance se relaxa aussi vite qu'elle s'était tendue. Au final je suis contente d'avoir réussi à la faire rire, et tant mieux si Nicholas y a aussi trouvé son compte. Maintenant que j'y pense, il y avait longtemps qu'on ne s'était amusées, ne serait-ce qu'un peu. Le flottement était agréable, comme si nous volions brièvement au dessus des problèmes de la vie à l'orphelinat, mais la voix de Meg dans le haut-parleur nous ramena à la réalité.

"Ladies et gentlemen, membres du Club des Aristocrates, votre présence à tous est requise devant la boîte à offrandes. Merci."

Le directeur se faisant de moins en moins présent, les orphelins avaient peu à peu commencé à s'aventurer dans son bureau. Et puis, il y a huit jours environ, les garçons étaient venus y jouer. Alors qu'ils échangeaient des coups d'épée, le micro s'était retrouvé allumé, laissant tout l'orphelinat profiter des provocations... imagées, qu'ils s'étaient mutuellement envoyés pendant de longues et dérangeantes minutes. Margaret avait depuis réquisitionné l'appareil, soi disant pour éviter un autre incident de ce genre, mais ne se privant pas pour s'en servir à son tour. Ainsi s'était-elle mise à rappeler quotidiennement les règles du Crayon Rouge, diffuser des messages de la Princesse de la Rose, rabaisser publiquement les membres les plus bas du Club et, bien sûr, transmettre des ordres.

Cette voix des Hauts Aristocrates résonnant dans les couloirs était rapidement devenue le premier frein à notre conspiration. Il n'y avait rien de plus frustrant, lorsque nous nous apprêtions à négocier des services avec une Susan ou un Thomas, que d'entendre Margaret rappeler les différentes sanctions que les aristocrates pouvaient appliquer si l'on enfreignait leurs règles. À chaque fois nous voyions l'orphelin changer brusquement d'avis et s'éloigner en toute hâte. J'ignore si Meg a eu l'idée toute seule ou bien si Diana ou la Princesse le lui ont soufflé, mais je dois admettre que c'était bien pensé. Je regrette juste de ne pas y avoir songé avant.

Nous écourtâmes donc notre réunion et entreprîmes de nous diriger vers le secteur première classe du dirigeable, qui venait de réapparaître quand nous sortîmes des toilettes. Sur le chemin, Nicholas se plaignit que Meg n'eut pas annoncé directement ce que désiraient les Hauts Aristocrates, ce qui aurait fait gagner du temps à tout le monde. Il avait raison, mais ne comprenait en même temps pas que cette boîte à offrandes était pour le Club un outil bien plus efficace pour nous contrôler. Un symbole de l'influence qu'ils exerçaient sur nous tous.

Personne ne voulait rater l'annonce du cadeau du mois – ni aucune autre annonce du Club – alors les orphelins venaient quotidiennement vérifier la boîte. Comme la nourriture se faisait rare et que les enfants avaient facilement faim, ils allaient y échanger leurs affaires contre des sucreries. En ces temps étranges où les adultes disparaissent un à un, aller à la boîte avait rapidement cessé d'être un jeu pour devenir une routine quotidienne, un rituel nécessaire et qui allait de soi. Sans qu'on s'en rende compte, les Aristocrates du Crayon Rouge s'étaient imposés dans la vie de tout un chacun, jusqu'à ce que certains en oublient même comment était la vie avant leur arrivée.

Je n'eus pas le temps d'expliquer ces choses à Nicholas comme il dut rapidement se séparer de Jennifer et moi-même. Pour garder secrète son affiliation à notre groupe, mieux valait éviter qu'on nous voie ensemble. Il nous quitta donc au détour d'un couloir, partant rejoindre son ami Xavier.


Nous n'arrivâmes pas à la porte du Club les premières, loin s'en faut. Nous nous attendions cela dit à trouver plus que Thomas, Olivia et Susan. Cette dernière faisait (non sans difficulté) la lecture à ses deux camarades de la feuille placardée au dessus de la boîte à offrandes. Le cadeau original pour ce mois, qui était de trois petits cochons, avait été rayé et remplacé par un message plus long et complexe pour elle. Comme ses bégaiements alors qu'elle essayait de déchiffrer le texte me déconcentraient, j'entrepris de lire à sa place.

"Ceci est une urgence. Joshua l'ours a disparu. Des équipes de recherche sont à l'affût..."

Un dessin du fameux ours avait été grossièrement collé sur l'affiche là où les trois porcelets avaient dû être dessinés. Quelqu'un avait donc enlevé le Prince de la Rose rouge... enfin, l'ours en peluche qui le représentait. J'avais longtemps cru que le Prince et la Princesse n'étaient que poudre aux yeux, avant que cette dernière me fasse douloureusement comprendre le contraire. J'aurais pu me rendre compte que cette peluche aussi était plus importante que je ne l'imaginais.

"Pourquoi quelqu'un volerait une chose aussi précieuse à la Princesse ? Pourquoi ?" Susan m'avait coupé la parole avec cette question, sans que Jennifer ou moi-même ne sachions quoi lui dire. Elle n'aurait jamais osé faire ça quelque deux mois auparavant. Le lui répondis par un soupir irrité et un haussement d'épaules puis continuai de lire.

"Quiconque le retrouvera se verra offrir un crayon rouge et... le rang de comtesse."

Je lus la dernière partie d'une voix mal assurée, d'une part à cause de la surprise, d'autre part car il m'était alors difficile alors de déterminer si cette récompense en perspective était ou non un piège de la Princesse. Pour le peu que je savais d'elle, je ne la voyais pas se séparer d'un bien qui lui semblait si précieux. Mais je m'étais déjà trompée. Jennifer, pour sa part, s'était tournée vers moi les yeux brillants d'espoir. Il est vrai que la place de comtesse était restée vacante depuis ma destitution et ironiquement, je me portais bien mieux depuis que j'avais perdu le titre. Mais nous avions trop besoin d'influence pour renoncer à une telle opportunité.

Les orphelins se dispersèrent immédiatement après que ma lecture fut terminée, nous laissant seules Jennifer et moi.

« Joshua n'est pas parti tout seul. Le plus simple pour nous serait de trouver le voleur.

-Je suis d'accord, Jennifer. Reste à savoir qui a fait le coup.

-Tout de suite, je pense à Diana. Elle avait bien volé une des sœurs chèvres le mois dernier.

-Bien vu, mais je ne vois pas pourquoi elle aurait fait ça. Je veux dire... moins il y aura de Hauts Aristocrates, mieux les choses iront pour elle. Et elle s'expose à de gros risques en volant la Princesse de la Rose.

-Tu as raison, reconnut Jennifer. Elle n'en tirerait rien qui en vaille la peine.

-Il n'y a pas de doute, abondai-je, le voleur recherche le titre de comte... ou comtesse. Mais dans ce cas, autant dire que tout le monde est suspect...

-Amanda.

Cette réponse immédiate et assurée de Jennifer me fit lever un sourcil.

-Tu crois ?

-La nuit où on t'a enlevé le titre, pendant le repas qui a suivi, elle semblait très intéressée de savoir qui allait te remplacer. Et souviens-toi quand elle a essayé de s'introduire dans notre chambre, on ne l'appelle pas la princesse mesquine pour rien. »

Mais je ne comprends pas... le rang de comtesse semble attrayant, mais pourquoi promettre un crayon rouge ?

C'est une condition pour devenir noble, il en faut absolument un pour pouvoir prétendre au titre. Le Club ne s'est pas créé en un jour tu sais. Moi-même je me souviens du temps où nous n'étions que quelques-unes à en être membres, nous n'avions même pas encore de nom à l'époque. Puis de nouveaux arrivants nous avaient rejoints, et l'on trouva un signe pour distinguer les Hauts-Aristocrates du reste de la plèbe. Un crayon rouge en l'occurrence. Et plus qu'un signe distinctif, c'était vite devenu un but à atteindre. La promesse de devenir un vrai Haut Aristocrate si on en recevait un. Si l'on se dévouait suffisamment au Club. Plus un appât qu'autre-chose en réalité.

Nicholas et Xavier arrivèrent devant la boîte alors que nous parlions et nous nous tûmes quand la Prince glouton passa à portée d'oreille. Une rapide lecture de l'affiche et il haussa les épaules, puis s'en retourna vers la zone de cargaison.

« On a un duel de prévu, nous expliqua Nicholas. Bon, par où on commence ?

Nous lui fîmes part de notre réflexion.

-Jennifer pense qu'Amanda a volé l'ours, dis-je en terminant l'explication.

-Je ne le pense pas, j'en suis sûre, renchérit-t-elle.

Nicholas haussa les épaules.

-Ça m'étonne pas de sa part. En fait je vois même pas pourquoi vous hésitez. Si vous voulez l'interroger, je l'ai vue dans la salle de couture.

-Je doute qu'elle se montre très coopérative avec nous, observai-je avec ironie.

-Je ferai mon duel avec Xavier Juste à côté. Criez si elle devient agressive. »

Jennifer approuva et envoya Nicholas rejoindre son ami, ce qu'il fit après que j'eus hoché la tête en signe d'approbation. Sitôt qu'il fut descendu, je réprimandai Jennifer sur cette idée d'aller confronter Amanda sur son propre territoire.

"C'est notre seule piste, Eleanor." m'a-t-elle répondu. "Il faut qu'on retrouve cet ours."

Elle avait l'air motivée, déterminée. J'avais d'abord cru que son entraînement avec Nicholas l'avait endurcie, voire rendue un peu trop confiante, mais il y avait aussi autre chose. Comme si elle prenait cette affaire personnellement.


Je finis donc par céder et nous nous retrouvâmes sur le seuil de la salle de couture. Devant nous, à travers la grille qui séparait cette pièce du reste de la zone de cargaison, nous aperçûmes Amanda et son dos courbé s'affairant sur l'atelier presque au fond de la salle. Ses soupirs et grognements, mêlés à l'affreux bourdonnement de la machine à coudre, lui donnaient les airs de quelque bête sauvage boursouflée tapie au fond de sa tanière, affairée à quelque besogne innommable. Affairée à percer de mille entailles quelque pauvre créature de son aiguille infernale.

Mon oiseau rouge, ne puis-je soudain m'empêcher de penser, ses yeux !

Je secouai la tête, chassant cette idée. Derrière nous, au fond de la zone de cargaison, résonnait le choc des épées de Nicholas et Xavier, qui nous rappelait que les secours étaient proches au cas où les choses tournaient mal. Jennifer et moi échangeâmes un regard et un signe de tête, puis nous pénétrâmes à contre-cœur mais d'un pas décidé dans l'antre de la Princesse mesquine.

À défaut qu'Amanda remarque notre entrée, ce fut l'odeur qui nous assaillit à sa place. Sitôt passée la grille qui la séparait du reste de la zone de cargaison, la salle de couture nous enveloppa d'une miasme à la limite de l'écœurant, mélange infect des odeurs des dizaines – non, des centaines – de torchons, de serpillières, de vêtements délavés ou déchirés et je ne sais quels genres d'autres morceaux de tissu crasseux que la maîtresse du lieu avait entreposé ici. Ramassés dans les cuisines de l'orphelinat, dans ses vieux placards à vêtements, dans une caisse ancienne de la remise remplie d'effets d'un autre age et rongés par le temps et les mites. Déchirés à une vieille nappe ou à un ancien rideau qu'on avait décidé de jeter, récupérés sur les restes d'une vieille robe autrefois belle et maintenant usée jusqu'à la corde. Récupérés parfois en dehors de l'orphelinat, alors que Madame Martha nous emmenait quelque fois nous promener dans la forêt alentours et qu'Amanda tombait – ô joie et bonheur – sur l'écharpe boueuse et miteuse égarée par quelque promeneur solitaire un jour venteux.

Ce fut lors du triste jour où elle découvrit les restes d'un pull de garçon – l'une des premières victimes sans doute de cette chose qui enlevait les enfants aux alentours de Cardington et que le Club des Aristocrates avait appelée Chien Enragé – que Madame Martha avait cessé de nous emmener au delà des murs de l'orphelinat. Quant au pull, si la princesse mesquine n'avait pu le garder ce jour la, pièce à conviction oblige, il n'y avait nul doute cependant que des vêtements d'autres enfants disparus avaient rejoint sa réserve avant et après celui-ci, car Amanda était de nature secrète et n'avait pas peur de sortir de l'orphelinat.

Oui, me dis-je en avançant, il y avait sûrement parmi toutes ces loques entreposées dans la salle, attendant d'être cousues ensemble, les haillons de quelque enfant enlevé – sûrement dévoré – par le Chien Enragé. Mais qu'importait, quelque-part, d'où venaient les guenilles entreposées dans cette pièce. Elles étaient toutes égales aux yeux d'Amanda, toutes les précieuses pièces d'une de ses futures créations et toutes empreintes de cette odeur moite qui imprégnait les lieux, moins l'odeur de la pièce que l'odeur d'Amanda elle-même, qu'elle emportait partout avec elle et qu'elle m'avait imposé chaque fois qu'elle m'avait agressée. Une odeur d'abandon, de violence et de mauvais souvenirs – car j'aimais bien, après tout, ces promenades dans la forêt entourant notre étrange maison. Et l'on entendait des rumeurs selon lesquelles Jennifer empestait...

Jennifer, justement, l'apostropha sans obtenir de réponse. Je trouvais pourtant qu'elle avait parlé assez fort malgré le bruit de la machine à coudre et la distance qui nous séparait (nous étions à peine entrées dans la pièce).

J'espérais qu'elle nous réponde sans qu'on ait à se rapprocher davantage d'elle, de ses poings et de cette senteur infâme, mais si Amanda nous avait entendues – et je pense qu'elle avait au moins entendu le crissement de la porte que nous avions ouvert en coulissant – alors elle nous ignorait royalement. Peut-être espérait-elle que nous fassions demi-tour (ce qui n'aurait pas été pour me déplaire), intimidées par sa présence ou découragées par son mépris.

Ou peut-être était-elle réellement trop concentrée par son travail avec la machine à coudre pour nous remarquer ou vouloir nous répondre. Madame Martha n'avait jamais vu d'un très bon œil ce hobby – pour ne pas dire cette manie à limite de l'obsession – d'Amanda de coudre ensemble tous les morceaux de tissu qu'elle avait la chance de trouver. Souvent on l'avait vue converser avec le directeur à ce sujet et toujours il l'avait sermonnée quant à l'importance pour une enfant de pouvoir s'épanouir, lui avait objecté que la couture était un us féminin, qu'Amanda faisait bien de s'y mettre jeune et avait fait remarquer que Madame Martha eut mieux fait de l'encourager dans ses élans, voire lui donner quelques conseils. Et il aurait peut-être mieux valu, en effet, car les confections qui ressortaient de ses travaux trahissaient beaucoup trop son inexpérience dans la travail du textile, mêlant sans distinction les matières les plus opposées en des formes étranges, mélangeant les couleurs les plus criardes dans les contrastes les plus laids et ne séparant même pas l'exploitable de l'irrécupérable, joignant le tout dans des fresques aux formes mourantes

Amanda cousait parfois des robes et souvent des serpillières, et il était souvent facile de confondre les unes avec les autres. Et tandis que personne – à part elle parfois– n'eut jamais osé enfiler les premières, l'ensemble de ses productions finissait tôt ou tard par être utilisé comme les secondes. Au final, toutes se retrouvaient empilées dans des caisses et demeuraient entreposées là, guenilles difformes attendant d'être découpées, déchirées puis rapiécées suivant un nouveau motif, une nouvelle fantaisie, selon le bon plaisir de la Princesse en haillons.

"Nous avons des questions à te poser."

Elle bougea cette fois-ci la tête. Un mouvement rapide, brusque, puis immédiatement figé. Comme si elle avait voulu se retourner pour nous crier de ficher le camp, mais s'était rappelée à la dernière seconde qu'elle était censée nous ignorer. Ou peut-être n'était-ce qu'un geste fortuit, un soubresaut qui trahissait son absorption et son excitation pour sa tâche actuelle. Dans le premier cas, Amanda allait devoir apprendre à mieux se contrôler... comme si elle en était capable.

Tu sembles vraiment la mépriser, cette Amanda...

Jennifer et moi avions appris à le faire au cours des derniers mois. Quoi de plus normal après tout, après le tort qu'elle nous avait causé et le profit qu'elle en avait tiré...

Mais vous vous méfiiez déjà d'elle avant. De même que Nicholas. je me trompe ?

Non, tu as raison... je sais qu'elle intimidait Jennifer. Qu'elle essayait de profiter d'elle. J'ai tout fait pour l'en empêcher après qu'on soit devenues amies. C'était Amanda la mendiante du Club avant son arrivée.

Qu'avait-elle donc fait pour mériter ce titre ?

Je ne sais pas... maintenant que tu le dis, je n'ai pas souvenir qu'on l'eut jamais bien traitée depuis son arrivée. Elle était l'enfant obèse que l'on disait abandonnée par ses parents. 'Y aurait-il un lien ?' en ricanaient certains. Elle s'était montrée dévouée les premiers mois pourtant. Toujours à s'acquitter des tâches les plus humiliantes en caressant l'espoir de devenir une Aristocrate comme les autres. En fait elle ne semblait guère différente de Jennifer à cette époque...

Ne lui aurais-tu pas tendu la main à elle aussi ?

À vrai dire, c'est plutôt Jennifer qui m'a tendu la sienne... Moi, je ne m'étais jamais intéressée à personne d'autre que mon oiseau rouge. J'avais toujours soigneusement évité de me mêler aux autres, de partager quoi que ce soit avec eux. J'avais uniquement accepté le titre de comtesse pour jouir de la tranquillité que cela m'octroyait. Aurais-je essayé d'aider Amanda si je m'étais aperçue de ce qu'elle traversait ? Probablement pas. J'ai honte de le dire, et froid dans le dos à l'idée Jennifer eut pu suivre le même chemin qu'elle.

Rien d'étonnant au final qu'Amanda ait fini par se réfugier dans un monde fabriqué, royaume de haillons qu'elle se figurait de somptueuses robes dansant un éternel bal dont elle s'imaginait la reine. En vérité, plus je pense à son monde et plus il me renvoie l'image de mon propre Pays des Oiseaux. Après tout, avec un peu de recul, les dessins que j'en faisais avec tant d'application – d'abord seule puis accompagnée de Jennifer – ne différaient guère des robes qu'Amanda s'évertuait à coudre. Les deux paraissaient laids et inutiles à un regard extérieur et désabusé...

Xavier m'avait une fois raconté qu'un beau matin, en entrant dans son atelier, la Princesse en haillons avait trouvé sa dernière robe déchirée et éparpillée sur le sol. C'était le genre de farce cruelle que Diana aimait faire aux autres, mais bien sûr personne n'avait osé la dénoncer. Amanda n'avait pas caché ses larmes ce jour là, mais tout le mondé s'était moqué d'elle nonobstant. Moi je m'en fichais, j'avais encore mon oiseau et cette affaire ne me concernait pas. Crois-tu que j'aurais pu...

On ne peut changer le passé, Eleanor. Seulement l'assumer, le préserver. Et espérer ne pas refaire les mêmes erreurs.

Tu as encore raison, Chevalier du seau. Et ces erreurs j'allais devoir les assumer. De même qu'en confronter le fruit.

"Joshua l'ours a disparu..." dis-je donc à Amanda dans la salle de couture. "Mais tu dois le savoir, non ?"

Nous étions maintenant à quelques pas derrière elle. À ce stade, soit elle ne nous remarquait vraiment pas, soit elle faisait un réel effort pour nous ignorer. À sa droite, en haut d'une estrade de trois marches au fond de la salle, posé sur une caisse et recouvert d'un drap, se tenait ce que je soupçonnai être un mannequin de fortune orné de la dernière robe cousue par Amanda. Je me demandai alors un instant, sans toutefois oser tirer sur le drap, à quoi elle pouvait bien ressembler – non seulement au sens propre mais aussi à travers les yeux de la princesse en haillons. Puis, dans un élan de détermination dont je manquais alors pour faire à nouveau face à Amanda, Jennifer alla se placer sur l'estrade, à côté d'un présentoir de verre, dominant ainsi la Princesse mesquine.

"Pourquoi ne le cherches-tu pas ?" continua-t-elle, mains sur les hanches. "Tu es au courant de la récompense, n'est-ce pas ?"

C'était la première fois que je voyais Jennifer aussi confiante, et il fallait croire que c'était également le cas pour Amanda, qui avait enfin arrêté de coudre pour lever vers elle son visage grimaçant, une lueur de défi et de colère dans ses yeux. Alors que j'hésitais à monter sur l'estrade pour soutenir Jennifer, mon regard fut attiré par un objet trop raffiné pour appartenir à cette pièce. Posée sur deux caisses empilées à droite d'Amanda, il s'agissait d'une petite boîte sculptée dans un bois noble, ornée de fleurs gravées sur ses faces et une poignée de fer trônant sur son couvercle. On aurait dit l'une de ces boites à secrets que les petites filles utilisent pour cacher leurs trésors. Et dire que nous utilisons des poubelles pour ça...

Elle devait la tenir de Miss Martha – à moins qu'elle ne la lui aie subtilisé à l'instar de son rouge à lèvres – et sûrement y rangeait-elle son matériel de couture. Mais peut-être aussi toute chose qu'elle aurait voulu nous cacher. Profitant que la Princesse en haillons fut concentrée sur Jennifer, j'approchai mes mains de la boîte mystérieuse et commençai à l'ouvrir...

« TOI ! Qui t'a permis de toucher à...

Amanda m'avait tout de suite repérée et s'était levée. Immédiatement, je sursautai et retirai mes mains avant que l'envie lui prenne de me les broyer.

-Laisse-la tranquille ! Je t'interdis de la toucher, me défendit Jennifer d'un ton impérieux que je ne lui connaissais pas.

À ma plus grande surprise encore, la Princesse en haillons lui obéit.

-Vous venez me déranger pendant que je couds, m'accusez sans preuve d'avoir volé Joshua, fouillez dans mes affaires et maintenant vous me donnez des ordres ? Allez-vous en !

Jennifer et moi échangèrent un regard. Nous aurions sans doute réagi pareil à la place d'Amanda et bien que je me sentis d'un coup particulièrement honteuse, aucune de nous n'avait l'intention de le reconnaître.

-Nous ne t'avons pas vue à la boîte à offrandes alors que tu es toujours la première à y aller d'habitude. De plus tu n'as pas encore commencé les recherches. Tu étais pourtant plus énergique lorsque nous devions chercher Sir Peter. Enfin, tu sais que ceux qui ne participent pas aux recherches seront punis par le Club. Nous blâmerais-tu de faire notre travail ? Peut-être devrions-nous parler à Meg de ta non-implication dans les recherches ? Et pourquoi pas aussi de nos soupçons ? On ne t'a encore accusée de rien mais apparemment tu as quelque-chose à te reprocher.

J'étais bouche bée. Jamais je ne l'aurais crue capable d'une telle hardiesse, elle que j'avais toujours connue si timide, si timorée... et la voilà qui, avec Brown à ses côtés, tenait tête à une adversaire qui la surpassait tant en taille qu'en classe sociale. Elle la dominait tant physiquement que moralement d'une pose intrépide, avec la prestance d'une Princesse de la Rose. La Princesse telle que les orphelins se l'imaginaient. Telle qu'elle devrait être.

Nicholas, qui avait entendu la tension monter et avait accouru devant la grille, semblait à son expression d'accord avec moi. Amanda aussi d'ailleurs, à voir comment son masque de colère s'était décomposé en un visage anxieux bien que toujours fâché. Cela m'impressionna d'autant plus que je remarquai soudain que Jennifer avait oublié d'emporter une épée de bois avant d'entrer ici.

-Vous ne me suspectez pas vraiment de l'avoir volé, j'espère ? articula-t-elle au bout d'un moment d'un ton qu'elle voulait innocent. Je sais qui a pris Joshua l'ours. C'est... euh... Wendy ! Elle est toujours malade au lit ! C'est certainement elle !

Jennifer, dubitative, croisa les bras et arqua un sourcil.

-Et on est censées avaler ça ?

Jennifer, tout comme moi, nous sentîmes peu à peu moins confiantes en voyant les traits d'Amanda lentement se muer en un rictus mauvais.

-Pourquoi pas ? C'est ce que j'ai dit au Hauts-aristocrates et ils n'ont pas trouvé ça idiot... »

Et alors les rôles s'inversèrent. Jennifer devint immédiatement livide. Le temps de murmurer le nom de Wendy dans un souffle horrifié et elle se rua hors de la pièce, nous laissant Brown et moi derrière vu du lien qui les unit toutes les deux, je ne peux pas dire que j'étais surprise. J'eus tout-de-même préféré qu'elle évite de me laisser avec la Princesse en haillons... cette dernière m'adressa un sourire satisfait, tête penchée sur le côté, puis fit un pas brusque en ma direction. Je ne pus m'empêcher de sursauter et elle s'esclaffa, triomphante, alors que je quittai en compagnie de Brown la salle de couture d'un pas que j'aurais voulu moins pressé.


Retrouver la zone de cargaison me fit l'effet d'un bol d'air frais. Sans doute Amanda avait-elle remarqué Nicholas devant l'entrée et peut-être ne m'aurait-elle rien fait du tout... Malgré cela j'avais décidément encore des progrès à faire avant de pouvoir pleinement lui faire face. Sans doute aurais-je pu garder contenance si Jennifer ne m'avait pas si soudainement laissée... Le Prince débraillé ne me cacha d'ailleurs pas sa surprise.

« Elle la tenait quasiment par la gorge, pourquoi elle est partie ?

-Elle a compris que les Hauts Aristocrates allaient s'en prendre à Wendy. Ils l'ont peut-être déjà fait.

-Je pourrais pas vous aider si vous les confrontez directement, dit-il embarrassé.

-Je sais, on tâchera de faire sans. Il faut vite qu'on trouve cet ours... où en est ton duel, demandai-je en remarquant Xavier, en retrait, qui ne semblait pas comprendre pourquoi son adversaire avait brusquement arrêté leur joute.

-Je finirai vite! » me répondit-il en se mettant au garde à vous avant de retourner vers le Prince glouton.


Quant à moi, je remontai en vitesse vers l'infirmerie où Jennifer avait logiquement retrouvé sa princesse esseulée. Je trouvai la porte entrouverte à mon arrivée et je vis en y passant ma tête Jennifer en train d'aider Wendy à se rallonger. Apparemment, l'interrogatoire de cette dernière avait été brutal. Suffisamment pour qu'ils traînent hors de son lit une enfant malade. Cela ne me surprenait guère. N'osant entrer, je refermai la porte et attendis dans le couloir avec Brown, en silence. Ces deux là avaient besoin l'une de l'autre et l'instant d'intimité qu'elles partageaient n'appartenait qu'à elles. Et puis il fallait l'avoir vu, comment Jennifer s'était ruée à son secours tout à l'heure...

Quelque-part ça me faisait mal, comment elle m'avait – nous avait – si soudainement laissés. Juste là dans ma poitrine, ça m'a... est-ce donc ça d'avoir le cœur serré ?

Je ne sais, fille malchanceuse. Je n'ai pas de vrai cœur.

Je sais pourtant à quel point elle aime Brown et... qu'elle m'a déjà soutenue plusieurs fois, mais je crois... je crois que je veux plus... qu'elle s'inquiète pour moi comme elle s'est inquiétée pour Wendy. Je sais que je ne devrais pas exiger ça d'elle, que quelqu'un d'autre la mérite déjà et pourtant... oh, j'ai tellement honte !

N'aie crainte, Eleanor. Je ne lui dirai rien.

J'ai tellement peur, chevalier du seau... Je ne veux pas la perdre... et si un jour… si un jour elle devait choisir entre Wendy ou... Brown et moi, qui choirait-elle ? Toi non plus tu ne sais pas...

Tandis que je ruminais ces pensées, je pouvais entendre Wendy pleurer de l'autre côté et bien que je n'eus pu entendre clairement ce qu'elles se disaient, Jennifer essayait clairement de la réconforter. Passa un moment puis je l'entendis se rapprocher de la porte et l'entrouvrir à nouveau. Alors qu'elle s'apprêtait à sortir, Wendy l'apostropha une dernière fois.

"Je t'avais promis d'en prendre soin... je suis désolée... je suis tellement désolée..."

Jennifer fut surprise de me voir dans le couloir et sursauta, ça lui arrivait avec beaucoup de gens.

« Eleanor je suis désolée ! Est-ce-que tu...

-Ça va, je vais bien. Et elle ?

-Diana et Meg sont venues quelques minutes avant nous. Elles l'ont accusée d'avoir volé Joshua l'ours et l'ont... questionnée. Comment ont-elles pu lui faire ça ? Dit-elle avec colère.

-Je suis navrée, Jennifer.

-Tu n'y es pour rien. Allez, nous avons un ours à retrouver !

-Attends...

Je la pris par le bras alors qu'elle se remettait déjà en marche, le pas toujours aussi décidé.

-Jennifer, tu as été imprudente depuis qu'on a commencé à chercher cet ours. Tu même allée voir Amanda sans épée ! Je veux savoir ce qui t'arrive. Est-ce-que ça a un rapport avec Joshua ?

Elle déglutit d'un air gêné et détourna le regard.

-C'est... c'est possible, oui. En fait cet ours... je l'avais offert à Wendy, elle me l'avait échangé contre sa broche en forme de rose... pour sceller notre union, tu comprends ?

Elle touchait nerveusement le bijou qu'elle portait au cou tandis qu'elle m'expliquait cela d'une voix tremblante.

-Un jour, continua-t-elle, alors que j'allais voir Wendy, je l'ai trouvée en larmes. Elle m'a dit que le club avait... réquisitionné Joshua... comme on n'osait pas s'opposer à Diana et aux autres, on n'y a pas vraiment pu grand chose...

Voilà qui expliquait la dernière réplique de Wendy... et qui confirmait également mes doutes : elle prenait bien cette affaire personnellement.

-Et donc, ils ont soupçonné Wendy. Crois-tu qu'elle ait pu...

-Impossible, s'indigna-t-elle. Je la connais, ce n'est pas une voleuse ! Jamais elle ne ferait une chose pareille ! Même si Joshua lui appartient bien...

Ses yeux commençaient à s'embuer. Pour la rassurer, je pris ses mains dans les miennes.

-Je vois. Ne t'en fais pas, Jennifer, on retrouvera cet ours... je te le promets.

Elle renifla et me fit un sourire peiné.

-Merci, Eleanor. Et encore pardon d'être partie en courant...

-Ce n'est rien. Mais la prochaine fois, essaie juste de me prévenir avant. »


Nour redescendîmes donc vers le secteur de cargaison et nous arrêtâmes à la buanderie, le temps de trouver à Jennifer une arme pour se défendre. Nous remarquâmes au passage que Nicholas n'avait pas encore terminé son duel avec le Prince glouton. Je lui intimai d'un signe de tête de se dépêcher et quelques minutes plus tard retentit un craquement sourd, suivi du prince négligé qui nous rejoignit dans la buanderie.

Jennifer lui demanda aimablement comment son duel s'était passé, il lui répondit avec un sourire obligé que le combat avait coupé court après qu'il eut fait se briser leurs deux épées, à Xavier et à lui.

« Il faudra qu'il trouve un nouveau bâton avant de venir me défier à nouveau, ceux-là étaient usés et se seraient sûrement cassés tôt ou tard... Bref, on est débarrassés de lui pour un moment, nous assura le prince négligé avec un clin d'œil.

Il est vrai que malgré l'amitié qui unissait les deux garçons, j'avais insisté pour que le prince glouton reste à l'écart de nos affaires. Aussi benêt qu'indiscret, Xavier attirait trop l'attention et Nicholas lui-même ne semblait le porter en très haute estime.

-D'ailleurs... ajouta ce dernier en regardant l'épée que Jennifer tenait dans sa main, un manche à balai usé mais robuste. Jennifer comprit vite où il venait en venir.

-Quand nous aurons retrouvé Joshua, je te le prêterai sans problème, lui dit-elle avec un sourire qu'il lui rendit en acquiesçant.

-Tout cela est bien beau, enchaînai-je, mais nous ne savons toujours pas où chercher cet ours. Si Wendy n'y est pour rien dans sa disparition...

-Elle n'aurait jamais fait ça ! Et même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pas pu dans son état. Je suis sûre qu'Amanda nous a menti !

-Je suis d'accord, Jennifer. Il est évident qu'elle nous cache quelque-chose.

Peut-être avait-elle pris Joshua pour plus tard feindre de le retrouver et gravir davantage la hiérarchie du Club ? Celle qu'on appelle la Princesse mesquine était déjà passée bourgeoise en récompense pour m'avoir malmenée le mois précédent et n'avait après tout aucune raison de s'arrêter en si bon chemin.

-Nous voudrions continuer à la surveiller.

-Dans ce cas, vous voudrez savoir qu'elle a quitté la salle de couture il y a pas longtemps.

Jennifer et moi tournâmes ensemble nos yeux écarquillés vers le Prince négligé.

-Elle traînait quelque-chose avec elle, continua-t-il. Un truc plutôt gros. J'ai pas bien vu ce que c'était parce-que j'étais occupé avec Xavier. C'est qu'il était plus coriace que prévu...

Nous le coupâmes d'une seule et même voix.

-Par où est-elle partie ? »


Jennifer et moi suivîmes le prince débraillé à travers le secteur de cargaison. Tout en marchant, je me demandai ce qu'Amanda pouvait bien traîner avec elle et pour l'emmener où. Joshua l'ours n'était pas aussi gros que la masse que Nicholas nous avait décrite, ce qui m'amenait à me demander ce que pouvait bien manigancer la Princesse en haillons... Nous finîmes par arriver au secteur 7 de la zone de cargaison, qui correspondait plus simplement à la salle de classe de l'orphelinat. Je ne compris pas sur le coup pourquoi Amanda avait voulu passer par cette pièce, probablement avait-elle voulu récupérer ou déposer quelque-chose dans son pupitre. On ne cachait pas tous nos secrets dans des casiers ou des corbeilles. Peut-être y avait-elle caché Joshua l'ours ? Je n'y avais pas pensé jusqu'à maintenant car c'était le genre d'endroit que Jennifer et moi préférions éviter, l'idée ne nous aurait pas effleurées.

Et pourquoi donc ?

Tout simplement parce-que dans cette pièce, il y a cinq mois, le directeur s'était acharné on ne peut plus violemment sur Jennifer. Bien amer souvenir que celui-ci, autant pour elle que pour moi après avoir réalisé mon rôle dans ce triste événement.

Qu'est-il arrivé, Eleanor ?

C'était en mai dernier. La Princesse de la Rose avait réclamé Sir Peter en offrande, au grand dam de la Princesse esseulée qui avait eu ce lapin depuis presque aussi longtemps que Jennifer avait eu Brown. Une précision qu'elle m'apporta bien plus tard, car je n'avais cure de ce détail à l'époque. Nous avions donc dû attraper Peter une première fois, ce que nous fîmes avec une relative facilité. J'imagine que nous avions alors eu une certaine chance, car cet animal était aussi insaisissable qu'il était turbulent.

Wendy n'avait-elle pas su l'élever convenablement ?

Elle n'avait pas vraiment été aidée. Sir Peter était à l'origine un lapin d'élevage, qu'on avait amené encagé à l'orphelinat – comme nombre d'autres animaux – pour qu'il serve de victuaille en cas de période difficile. Wendy avait été prise de compassion pour lui et l'avait adopté avant de l'affubler du nom qu'on lui avait connu. Mais si cette compassion avait pu sauver Peter du hachoir, elle n'avait cependant pas aidé la Princesse esseulée à dresser son nouveau compagnon comme il l'aurait fallu. Sir Peter n'avait pas été élevé pour être un animal de compagnie, et je soupçonne le directeur de n'avoir laissé l'adoption se faire que par pure compassion pour une enfant malade.

Ainsi, pas un jour ne s'était écoulé depuis sans que le protégé de Wendy ne cause du grabuge dans la demeure. Pas un jour sans qu'on ne le voie au moins une fois détaler en tous sens dans les escaliers ou les couloirs, renversant parfois orphelins, mobilier et même Madame Martha et Mr Hoffman. Lequel aurait dû mettre fin à cette histoire après avoir constaté l'incapacité de Wendy à s'occuper de cet animal. Un jour, alors que je faisais voler mon oiseau rouge dans la bibliothèque, il avait fait irruption dans la salle, s'était cogné contre les rayons, renversant nombre de livres et avait tellement effrayé mon ami à plumes que j'avais ensuite eu un mal fou à le remettre en cage. Et je ne parle pas du sillage de crottes qu'il laissait derrière lui, faisant encore davantage crier et pester ceux dont il croisait le chemin. Et l'on dit aujourd'hui que Brown est un chien sale...

Jennifer était bien la seule à ne pas se plaindre de lui, contente qu'elle était que Wendy aie de la compagnie lorsqu'elle ne pouvait pas être avec elle. Elle trouvait merveilleux qu'elle eut adopté Sir Peter si peu de temps après qu'elle-même eut ramené Brown à l'orphelinat. Comme ça, elles avaient toutes les deux un familier à s'occuper et elle s'imaginait déjà qu'ils vivraient heureux tous les quatre. Malheureusement, absolument tout le reste de la maison en avait vite eu assez de ce lapin chahuteur et avait maintes fois tourné ses griefs contre Wendy, lui reprochant l'inéducation de Sir Peter et l'accusant de ne pas savoir le contrôler – ce qui n'était pas vraiment faux. À chaque fois, la Princesse esseulée n'avait su que balbutier de maigres excuses, répondant qu'il était dans la nature de son lapin blanc de cavaler tous azimuts, qu'il ne faisait pas exprès de causer autant de désordre, qu'il ne fallait pas lui en vouloir... Autant d'excuses qui n'avaient satisfait personne, et certainement pas la Princesse de la Rose de toute évidence, car cette dernière avait fini par ordonner qu'on offre le lapin en sacrifice au Chien Enragé.

Nous avions donc capturé Sir Peter une première fois en travaillant tous ensemble. Une opération conjointe à laquelle tous les orphelins valides avaient participé, à l'exception encore une fois de Jennifer, mais aussi d'Amanda. Leur absence n'avait pas manqué d'agacer tout le Club et en particulier Margaret, qui avait voulu punir leur fainéantise. La dernière fois que j'ai vu ce lapin de mes yeux, il se débattait comme un diable alors que Diana l'enfonçait de force dans la boîte à offrandes. Quelques instants de lutte plus tard et la Princesse résolue en verrouillait finalement le couvercle sous les acclamations des orphelins réunis. Tout le monde était si content d'être enfin débarrassé de ce fauteur de troubles que personne ne remarqua – ou en tout cas n'en fit grand cas – que la boîte à offrandes semblait trembler par moments, secouée qu'elle était par ce qu'on avait enfermé à l'intérieur. Eussions-nous fait plus attention à ce détail, peut-être la boîte n'aurait-elle pas explosé quelques heures avant la cérémonie mensuelle du Club, libérant un Sir Peter plus déchaîné que jamais.

Inutile de préciser que l'ensemble des orphelins s'était senti profondément dégoûté à ce moment là. Trop pour avoir envie de le traquer une nouvelle fois. Dire que Diana avait même insisté pour que tout le monde reprenne ses activités après avoir enfermé le lapin, ne laissant personne pour le surveiller... je ne sus jamais si elle l'avait ou non fait exprès.

Cependant, si cette évasion avait été un désastre pour nous, elle s'était finalement révélée salutaire pour Jennifer et Amanda : au lieu de les punir pour n'avoir participé à la première traque, la Princesse sage les avait missionnées de retrouver Sir Peter seules. Quelque-part, cela revenait au même, car le Club devrait les sanctionner si jamais elles échouaient et personne ne croyait réellement en leur réussite. Amanda ne nous avait guère surpris. Je la revois encore, étendue à quatre pattes dans la bibliothèque, cherchant frénétiquement le lapin blanc parmi des piles de livres qu'elle bazardait encore et encore, causant encore plus de dégâts qu'il n'en avait lui-même fait dans cette même pièce où Meg leur avait d'ailleurs confié la mission. Comme s'il avait pu se trouver là... Meg et moi nous étions demandées si la Princesse mesquine ne jouait pas la comédie, laissant Jennifer se charger du sale travail. Si Amanda avait pu se révéler réellement fourbe dans les mois qui avaient suivi, je continue de penser qu'elle avait simplement été réellement incompétente pour cette mission du mois de mai.

Jennifer, en revanche, s'était avérée un brin plus productive. Aidée de Brown et de son flair naissant, elle avait poursuivi le lapin blanc aux quatre coins de l'orphelinat sans toutefois réussir à l'attraper. En soi, ce n'était pas vraiment étonnant : comment auraient-ils pu accomplir à eux seuls ce qui avait demandé la collaboration du Club entier ? Toujours est-il qu'à chaque fois qu'elle parvenait à acculer Sir Peter, ce dernier lui échappait toujours de peu. Jennifer était réellement malchanceuse. Certains avaient même fini par croire qu'elle faisait exprès de le laisser filer. Après tout, n'était-elle pas l'amie de Wendy ?

Ce fut alors que Diana, qui avait jusque-là gardé le silence depuis l'évasion malencontreuse du lapin blanc, imagina un stratagème pour, selon ses propres dires "Motiver cette sale pauvresse à attraper cette bestiole". Et ce nouveau moyen pour la motiver était assez simple : il suffisait de convaincre le directeur que le remue-ménage qu régnait alors dans l'orphelinat était de la faute de Jennifer. Ainsi se fâcherait-il contre cette dernière et elle serait alors bien obligée de mener sa mission à bien. Ce fut là que j'entrai en scène : accompagnée de tous les Aristocrates de la classe bourgeoise, nous prîmes Mr Hoffman à parti dans la salle de classe et le noyèrent sous toutes les accusations imaginables à l'encontre de Jennifer, l'accusant entre-autres d'avoir volontairement lâché Sir Peter dans l'orphelinat. Le directeur n'était jadis pas homme à se laisser abuser par un flot de diffamations, mais le temps avait bien érodé cet homme d'autrefois et à l'heure des Aristocrates du Crayon Rouge, Mr Hoffman était depuis longtemps dépassé par les événements.

Peut-être aurait-il ignoré et dispersé ce groupe d'enfants venus l'alpaguer, si je ne m'étais trouvée parmi eux. Moi, son élève préférée après Diana. Moi qu'il désignait comme un modèle de droiture et de calme. Moi en qui il avait confiance. Alors il nous écouta, patiemment, attentivement. Je n'eus moi-même nul besoin de mot-dire, seulement d'acquiescer à ce que les orphelins lui racontaient en déchaînant leur imagination perverse. Et le directeur acquiesçait en retour. Au terme de ces tirades, Mr Hoffman était tellement en colère contre Jennifer qu'il aurait suffi de le pointer dans sa direction pour qu'il la charge, tel une parodie du soldat qu'il disait avoir été. Je n'avais à ce moment pas idée à quel point cette comparaison allait s'avérer justifiée...

Puis Sir Peter avait fait irruption dans la classe, suivi par Jennifer qui avait apparemment décidé de piéger le lapin blanc dans cette pièce pour mieux l'attraper. Ainsi les rouages s'étaient-ils inéluctablement mis en marche et notre odieuse machination avait pris vie sans qu'on ne puisse plus l'arrêter. Tel un pantin de chair dont nous tirions les cordes, le directeur s'était tourné vers elle d'un air menaçant. La traitant entre autres de rat, il la réprimanda pour l'impardonnable désordre dont il la croyait responsable. Bien que Jennifer eut déjà omis à plusieurs reprises de remplir ses corvées par le passé, elle aurait toutefois eu bien du mal à comprendre ce qui lui était reproché à ce moment précis. Triste ironie par ailleurs qu'elle avait même pris soin de remplir toutes ses tâches domestiques avant de se mettre en quête de Sir Peter. Trop surprise et intimidée pour savoir quoi répondre ou avoir le réflexe de se mettre à l'abri, Jennifer n'avait pas eu pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Le professeur Hoffman était connu de tous comme un tuteur sévère et autoritaire, il faisait tonner sa voix et frappait violemment de sa férule les pupitres de ceux qui n'écoutaient pas en classe, ou peinaient à suivre ses leçons. Nous nous attendions à ce qu'il lui assène le même genre de remontrances ce jour là. Je ne me doutais pas... Et donc la malheureuse avait-elle d'abord été frappée par l'incompréhension, puis par le directeur de l'orphelinat lui-même.

Nous avions observé la scène en silence, dissimulés comme nous le pouvions – certains pour cacher leur honte, d'autres pour cacher leurs rires et moi par simple mimétisme – tandis que Jennifer demandait, éplorée sous les coups, ce qu'elle avait fait de mal. Nul n'avait tenté de s'interposer ou de lui venir en aide. Personne, à part bien sûr Brown, fidèle à son amie et à lui-même, qui avait essayé de mordre le directeur à la jambe. Mais il était encore bien trop petit pour défendre qui que ce soit et avait été chassé d'un coup de pied comme on chasse un cafard d'un meuble en l'époussetant. Mais Mr Hoffman ne s'était pas arrêté là. Traitant de petite garce l'orpheline dont il était responsable et oubliant complètement que nous le regardions, il l'avait jetée au sol et s'était étendu sur elle de tout son long. Jennifer l'avait supplié d'arrêter alors qu'il la maintenait immobile d'une main et la frappait de sa férule avec l'autre. Tout un moment durant, on n'avait rien entendu d'autre dans la pièce que les grognements bestiaux du vieillard ponctués des coups qu'il assénait à la fille malchanceuse, cette dernière pleurant, gémissant et le suppliant en vain. Elle s'était même excusée, elle ne savait pas pour quoi mais elle s'était confondue en excuses. Pourvu qu'il lui pardonne et arrête de lui faire mal... Finalement, alors que le directeur levait le bras pour la battre une ultime fois, il s'était figé soudainement puis s'était relevé tout aussi vite. Il avait passé un autre moment à la considérer, comme stupéfait par ce qu'il venait de faire. Je ne le voyais que de dos, et encore pas très bien d'où j'étais, mais il m'avait alors semblé que ses mains tremblaient. Il avait tourné un regard perdu autour de lui, peut-être nous remarqua-t-il, cachés que nous étions. Certains devaient avoir peur qu'il nous frappe à son tour. Puis finalement il était parti, sans rien ajouter, laissant une petite fille éplorée et échevelée, haletante et tremblante derrière lui, étendue non loin de son unique ami.

Tandis que tout le monde, moi comprise, avait regardé la malheureuse se faire malmener, les garçons étaient parvenus à attraper Peter dans un sac de toile auquel je les avais vus donner quelques coups de bâton, histoire d'être sûrs que le lapin se tienne tranquille. Je ne revis pas plus ce sac bouger que je ne revis physiquement sir Peter par la suite. Une fois la tempête passée, nul ne revint porter assistance à Jennifer. Certains en avaient peut-être envie – je me souviens de l'expression peinée sur le visage de Nicholas – mais la Loi de la Rose interdisait d'aider un membre de classe inférieure. Règle absurde et contradictoire alors même que notre serment d'Aristocrate nous faisait jurer d'aimer notre prochain. Le seul soutien auquel la fille malheureuse avait eu droit – si l'on peut appeler ça un soutien – était venu de Margaret qui, arrivée après la bataille, s'était approchée d'une Jennifer encore sanglotante étendue sur le sol. Après l'avoir toisée de haut d'un air indifférent, elle avait ajusté les lunettes et lui avait simplement dit "Bon travail'".

Tout ça à cause d'un lapin et d'un jeu pervers... Quant à l'épilogue de ce triste chapitre, Sir Peter avait été emmené dans les bois où on l'avait laissé en sacrifice au chien enragé, son sac suspendu en l'air au bout d'une corde. Meg avait à nouveau félicité Jennifer pour ses efforts, citant cette fois la Princesse de la Rose et Amanda avait été punie pour n'avoir su attraper le lapin blanc. Quant à moi, plus récemment, je m'étais mise à repenser à cette sombre histoire chaque fois que j'entrais dans la classe de l'orphelinat.

Et justement, les brumes de ce souvenir se dissipèrent et me ramenèrent au dirigeable lorsque Jennifer remarqua du mouvement au bout de la zone de cargaison. Nous venions de retrouver, bien que momentanément, la Princesse en haillons. À l'extrémité de cette large pièce aux lumières vacillantes, Amanda se mouvait, sans pour autant nous tourner le dos. Elle aurait en vérité pu remarquer notre présence, si elle n'avait été courbée vers l'avant, occupée à traîner une masse de haillons à laquelle elle semblait prêter plus d'attention qu'au monde qui l'entourait. Je ne vis pas bien ce que ce tas de tissus était censée être, mais Amanda avait cousu cette chose de manière à ce qu'elle présentât plusieurs sortes de bras qui traînaient sur le sol comme autant de serpents de loques. La forme et la couleur me rappelaient vaguement quelque-chose, mais je n'eus guère le temps d'y réfléchir car à l'instant d'après, Amanda avait disparu dans une autre pièce.

« Vous avez vu ce qu'elle traînait ? Demanda Jennifer. Qu'est-ce-que c'est à votre avis ?

-aucune idée, répondit Nicholas, mais ça ne ressemblait pas à Joshua.

-Elle l'a peut-être caché dans ce tas de chiffons ?

-Ne tardons pas, les interrompis-je, ou nous allons la perdre. »

Nous repartîmes donc à sa poursuite, Nicholas légèrement en retrait comme il ramassait quelque-chose qui avait attiré son attention dans un coin de la pièce.


Nous suivîmes la Princesse en haillons jusqu'aux passerelles enténébrées des secteurs de maintenance. C'était à cet endroit, au fond des entrailles obscures, grinçantes et gémissantes du dirigeable, que nos ennuis allaient véritablement commencer. À peine y étions-nous entrées que nous pûmes apercevoir, par le biais des quelques faibles lumières qui flottaient ça et là dans ce lieu détestable, Amanda, munie de son sinistre bagage, pénétrant dans un ascenseur à droite de la passerelle où Jennifer et moi nous tenions – Nicholas ne nous ayant pas encore rejointes. Ce fut tout ce que je remarquai de mon côté, mais Jennifer, elle, avait vu son regard attiré par autre-chose. Une chose tapie dans la pénombre au fond de la passerelle. Une chose que je n'avais su voir.

"Joshua..." L'entendis-je murmurer. Je crus sur l'instant qu'elle pensait à l'ours. J'aurais dû faire plus attention, j'aurais tellement dû...

L'ascenseur commença à s'élever dans un grincement mécanique. Instinctivement, je m'élançai vers l'avant et tournai à droite pour le rattraper, sans penser à ce que je ferai ensuite. Peut-être Amanda me remarqua-t-elle lorsque j'arrivai devant les barrières closes de l'élévateur en mouvement. Je n'en avais cure, trop irritée à l'idée de perdre sa trace. Je réfléchis ensuite tout haut qu'il nous faudrait fouiller les niveaux supérieurs où la Princesse en haillons s'en était allée, et que Brown nous serait certainement utile pour la retrouver... Et Jennifer ne me répondit pas. Je tournai alors la tête pour voir où elle était passée. Et c'est là que je la vis, avançant tout droit là où j'avais précédemment tourné, bougeant d'un pas lent, comme hypnotisée, s'enfonçant doucement dans la pénombre, Brown la suivant d'un pas hésitant.

Je voulus l'apostropher, mais ma voix fut masquée, muselée même, par un claquement sourd semblable à un coup de tonnerre, un arrêt brusque suivant une chute vertigineuse, un coup de fusil tiré au cœur de la nuit. Puis tout devint ténèbres. Prise de panique, je me précipitai vers Jennifer dans le noir, avançant à tâtons pour finalement me cogner contre un tout autre individu qui, après un moment de confusion partagée, s'avéra être Nicholas qui venait de nous rejoindre. Le Prince débraillé me demanda ce qu'il se passait, ce dont je ne savais rien, paniquée tant par l'obscurité soudaine que la disparition de Jennifer. Nous apostrophâmes ensuite notre camarade et son chien, qu'elle puisse nous retrouver ou au moins nous dire où elle était, mais la réponse que nous obtînmes s'avéra bien pire que le silence lugubre qui s'était installé avec la pénombre.

Cette réponse, elle ne vint pas d'elle – dont je redoutais de plus en plus qu'il lui était arrivé quelque-chose – mais bien du dirigeable lui-même. Cela commença comme un grincement, grave et profond, horrible gémissement de cette baleine de métal dont nous arpentions les entrailles. Un gémissement qui, contrairement aux autres que l'on avait pris l'habitude d'entendre dans cette zone, ne s'estompa pas comme il l'aurait dû. Au contraire même, il redoubla d'intensité. Se mua en un détestable hurlement de quelque créature abyssale à l'agonie, en la sirène infernale d'une ville maudite et oubliée, annonciatrice de folie et de calamité. Puis le grincement, la sirène, le hurlement, quoi qu'il fut en vérité, mourut finalement, lui succédant des chuchotis bien plus effroyables et redoutés tandis que nos yeux s'habituaient peu à peu à l'obscurité.

C'est drôle, on m'avait souvent raillée, depuis que j'avais commencé à fréquenter Jennifer, que je m'étais amollie. Que mon cœur de Princesse froide s'était affaibli. Je n'avais jamais prêté beaucoup d'attention à ces sarcasmes, fussent-ils venus des Hauts Aristocrates ou de la Princesse de la Rose elle-même lorsqu'elle m'avait rouée de coups. Pas plus que je n'avais pris au sérieux les récits concernant les gnomes, pour moi un mythe inventé par le directeur pour nous faire faire nos corvées, puis repris par les Aristocrates pour nous intimider. Une menace que seuls les membres de faible rang pouvaient se figurer. Et pourtant, à force de côtoyer cette fille mal-aimée, de partages ses espoirs et ses joies, ses peines et ses effrois, à force de découvrir son monde comme elle avait découvert le mien, il fallait croire que ces gnomes, pour moi aussi, étaient devenus réalité. Ainsi Nicholas et moi, dans les ténèbres noir-d'encre des tréfonds du dirigeable, partageâmes la même vision de ces créatures horribles et contrefaites, crainte et désarroi personnifiés, qui prenaient forme dans ce cauchemar éveillé. Nous vîmes se dessiner les traits pales de leurs visages difformes alors qu'ils rampaient et se mouvaient sur les passerelles obscures, leurs mains squelettiques et émaciées griffant le plancher ou flottant le long de leurs corps grotesques. Les hideuses loques noires qui leur servaient d'appareil se fondaient dans la pénombre, faisant ressortir leur peau livide et leurs jambes rachitiques qui les portaient dans notre direction, car c'était bien pour nous que ces odieuses créatures étaient venues.

Je vis le visage blême de Nicholas alors que nous réalisâmes tous deux qu'il n'avait pas d'épée avec lui. Ainsi nous faisions-nous encercler, une comtesse devenue pauvresse et un chevalier aussi débraillé que désarmé, face à une horde de gnomes malfaisants. Le premier arriva à notre portée et Nicholas leva ses poings tremblants, fidèle à son serment de chevalier. Il repoussa la créature tandis que je martelai le bouton d'appel de l'ascenseur, mais celui-ci fonctionnait à l'électricité et je compris alors avec effroi que cette dernière avait été coupée. Nicholas m'enjoignit donc de le suivre vers la porte qui nous avait vus entrer et nous nous élançâmes dans le noir, slalomant entre ces horreurs murmurantes qui arrivaient de toutes part. Elles s'extirpaient par quelque affreux prodige du vide ténébreux pour escalader les rambardes et se hisser sur ces étroites passerelles. Nous fuîmes en toute hâte pour découvrir avec horreur et désespoir qu'ils nous avaient déjà bloqué la voie.

Nicholas me défendit comme il put alors que les gnomes nous prenaient en tenaille, en repoussa quelques-uns alors que je n'eus que des mouvements de recul à leur égard. C'était la première fois que je me retrouvai face à eux, et je me maudis de ne pouvoir les affronter comme Jennifer et le chevalier avaient si souvent pu le faire. Le Prince débraillé fut fatalement submergé malgré sa lutte acharnée, les gnomes s'agrippant à ses jambes, son torse et ses bras, se jetant sur lui et le mettant à bas. Un autre m'agrippa à mon tour, me faisant crier et tressaillir. Je me débattis fiévreusement avant de, guidée par l'instinct, le frapper avec la cage que j'emmenai partout avec moi. Mon coup ne fut pas si violent, aussi fus-je stupéfaite de voir l'horrible gnome projeté si loin, heurtant la rambarde derrière lui avant de retomber dans les abysses d'où il était sorti. Je contemplai ma cage, ébahie par ce prodige, avant de frapper par réflexe deux autres créatures qui s'en prenaient à moi. Là encore, je les envoyai se briser dans l'obscurité. Et alors je compris : cette cage n'était pas une banale arme de fortune, c'était la demeure de feu mon cher oiseau du bonheur, porteuse d'espoirs et de souvenirs heureux que j'emmenais partout où j'allais. Une relique puissante à n'en pas douter, infiniment plus que ces horreurs nées du désarroi ! Moulinant avec ma cage plus franchement cette fois-ci, je libérai Nicholas en quelques coups prompts avant d'avoir une autre idée. Cet affreux dirigeable était le monde des Aristocrates du Crayon Rouge, modelé par la Princesse et la Loi de la Rose, mais peut-être pouvais-je déverser un peu de mon univers dans celui-ci.

Je levai les bras, entonnant un appel aux oiseaux des terres de Toujours, qu'ils viennent protéger la souveraine qu'ils s'étaient choisis et repousser ces infâmes créatures de cauchemar. Et mon appel fut entendu. Immédiatement, des dizaines... non, des centaines d'oiseaux surgirent des abysses en dessous de nous. Tous étaient de vives couleurs différentes, tous étaient parfaitement visibles malgré l'obscurité ambiante, comme sortis des dessins que Jennifer et moi avions façonnés et tous fondirent comme un seul sur les gnomes désemparés. Le chaos fut total, et ce fut au tour de ces monstres de se débattre sous les assauts de mes amis ailés. Bien sûr, je ne pouvais ordonner au bon peuple des oiseaux de donner la mort, pas même à ces créatures exécrables, mais la confusion qu'ils produisirent nous permit à Nicholas et moi de prendre la fuite.


« Tu as été incroyable ! S'exclama un chevalier pantelant après que nous eûmes regagné la zone de cargaison en claquant la porte derrière nous.

-Pas autant que toi, lui répondis-je, aussi essoufflée que lui.

Le Prince débraillé fut alors pris d'un rire franc et frénétique, somme de l'excitation de l'affrontement et du soulagement d'en avoir réchappé. Peut-être aurais-je pu le suivre dans son fou-rire, si j'avais eu le cœur à ça.

-Jennifer était encore là-bas.

-Elle a pas répondu quand on l'a appelée, non ? Elle était peut-être déjà partie.

-Mais tout-de-même, rien que de l'imaginer toute seule, là-bas dans le noir...

-Pas toute seule : elle a son chien avec elle. Et aussi une épée. Et avec l'entraînement que je lui ai donné, je serai vexé qu'elle s'en sorte pas.

-Puisses-tu avoir raison...

Nicholas orienta ensuite le sujet sur ce qui venait de se passer et je lui expliquai que le courant avait sauté, ce dont ni lui ni moi n'avions mémoire d'un précédent. Quelqu'un avait dû abaisser le levier du générateur, pour une raison inconnue.

-Le levier, tu dis... songea Nicholas.

-Oui, pourquoi ? À quoi penses-tu ?

-À Xavier... quand on a cassé nos épées tout à l'heure, il a dit qu'il savait où trouver un fer encore plus solide et il est parti en courant. Sur le coup j'y ai pas pensé, mais...

-Oh non, ne me dis pas... »

Qu'il avait arraché le levier du générateur pour s'en faire une épée ?

Mais quel genre d'inconscient ferait ça ? Mais quel sombre idiot! Plus j'y pensais et plus je sentais monter en moi une colère froide. J'avais envie de le retrouver et de le frapper. Fort. Lui qu'on appelle le Prince glouton, il était déjà assez pénible à manger des gâteaux à longueur de journée, quitte à en voler dans les placards au détriment des autres enfants. Ce garçon était une plaie – et Nicholas peut le confirmer ! Il avait intérêt à savoir courir, celui-là, car si je devais l'attraper... Vois-tu, Chevalier du Seau, dans quel état il avait réussi à me mettre ? J'en tremble encore de colère rien qu'en racontant cette histoire !

Comme Jennifer ?

Que veux-tu dire ?

Elle aussi a fait quelque-chose de stupide en te laissant en plant sans prévenir. Encore. Cela ne te met-il pas en colère ?

Ça n'a rien à voir... elle avait dû voir quelque-chose qui l'a intriguée... et elle prenait cette histoire très au sérieux... et je sais qu'elle a tendance à oublier ses promesses... un peu comme Xavier peut être énervant, j'imagine... mais je ne lui ferais jamais de mal. Ça ne m'avait même pas traversé l'esprit !

Et c'est donc de ce Xavier que vous vous êtes mis en quête, Nicholas et toi ?

En fait, pas immédiatement. Je demandai d'abord au Prince débraillé ce qui l'avait retenu dans le secteur de cargaison avant que Jennifer ne disparaisse, ce à quoi il répondit en sortant de sa poche une clé, petite et métallique, ornée en sa base d'un motif relativement élaboré.

"Je l'ai trouvée juste là", expliqua-t-il en montrant un point dans le sillage qu'avait tracé la princesse mesquine en traînant son mystérieux fardeau dans la poussière.

"Je me suis dit qu'Amanda avait pu la faire tomber" continua-t-il "mais j'ai aucune idée de ce que ça ouvre..."

Je pris la clé dans ma main et l'observai un instant. Elle semblait du genre à ouvrir une armoire ou quelque placard de rangement, à en juger par sa taille. Et je ne voyais aucune pièce dans l'orphelinat-dirigeable dont Amanda aurait pu jouir d'un accès exclusif... Je me rappelai alors fugacement du présentoir à vitrine à côté duquel s'était tenue Jennifer, sur l'estrade au fond de la salle de couture. Je n'avais pas vu, alors, ce que la Princesse en haillons avait rangé à l'intérieur, mais si cette clé pouvait en ouvrir la vitre, cela valait la peine d'aller regarder.


Nous retournâmes donc à la salle de couture, dont l'entrée avait pris un air encore plus sinistre une fois plongée dans le noir. Amanda avait dressé de longs draps le long de la grille avant de s'en aller, signalant que la salle était libre mais donnant au tout des airs de porte fantomatique. Au moins savions-nous que le monstre qui hantait cet antre ne nous attendait pas à l'intérieur. Nicholas ouvrit la porte dans un long grincement et nous nous engouffrâmes tous deux dans la pièce obscure. Un "Qui va là ?" plus tard et, à défaut de sursauter comme le Prince débraillé, j'écarquillai les yeux de stupeur en découvrant que le repaire de la Princesse mesquine n'était pas désert. Nous ne l'avions pas remarquée en entrant, précipités que nous étions et car il faisait nettement plus sombre ici, lumières éteintes, que dans le reste du dirigeable (et surtout car ces maudits draps nous avaient bouché la vue) mais trônant à la place de la Princesse mesquine, un coude reposant contre le dossier de la chaise, les jambes croisées et l'air irrité, se tenait Diana, la duchesse résolue.

"Tiens, un garçon et une mendiante", fit-elle de son ton détaché et méprisant après nous avoir reconnus.

Sans doute était-elle venue aérer la salle de couture, ou du moins s'acquitter de quelque corvée en rapport avec celle-ci. À moins qu'elle n'y fut venue en quête d'Amanda en vue de quelque manigance et avait décidé de rester ici en attendant que le courant revienne. Toujours est-il qu'elle paraissait moins ennuyée par l'odeur de linge sale qui régnait ici bas que par notre présence impromptue.

Ne posa-t-elle aucune question en vous voyant de concert ? Nicholas n'était pas censé vous fréquenter, Jennifer et toi...

Sur le moment j'ai justement eu peur qu'elle ne s'en pose, des questions, mais le Chevalier Nicholas réagit plus promptement que moi à cet égard.

"Cherche par ici, dépêche-toi !" m'aboya-t-il en me montrant le côté droit de la pièce. Je compris immédiatement et m'exécutai, telle la subalterne que j'étais censée être selon des lois du Club.

"Eh bien, Eleanor", fit la duchesse avec arrogance en basculant son nez vers moi. "Te voilà à la botte d'un garçon, maintenant ? T'oblige-t-il à jouer les servantes... pardon, les écuyers pour lui ?"

Nicholas venait de trouver un manche à balai posé contre un mur. Je le vis serrer la garde sous la colère, se retenant de se jeter sur la duchesse.

"Est-ce qu'elle t'aide à chercher Joshua ? Je dois te prévenir, Nicholas, cette fille n'est vraiment bonne à rien, (elle bascula sa tête vers moi) c'est à se demander comment comment elle a pu un jour être comtesse."

J'opposai à son regard narquois l'air le plus inexpressif possible.

"Cette misérable Jennifer se serait-elle déjà lassée de toi ? ...où est-elle passée d'ailleurs ?"

Jennifer m'avait un jour avoué que mon stoïcisme de façade l'avait au début mise mal à l'aise, de même que pour le reste des orphelins. Mettant ses dires à l'épreuve, je vis en effet la Princesse résolue prendre des airs de plus mal à l'aise elle aussi. Je me surpris même, non sans un amusement certain, à imaginer l'air que devaient avoir mes traits pales dans cette lugubre obscurité.

"Eh bien... dis quelque-chose..."

De plus en plus incommodée alors que je m'approchai d'elle sans mot dire, Diana échappa même un sursaut en entant le cliquettement sourd du présentoir que Nicholas venait d'ouvrir. Elle se retourna vivement et le vit prendre un petit livre crème orné de motifs floraux. Puis elle reprit quelque contenance, fixa le chevalier un instant et haussa les épaules.

"J'imagine que vous ne savez pas où est passée Amanda... ou qui s'est amusé avec le générateur..."

Elle était moins intimidée à présent, quoique mal à l'aise d'avoir sursauté devant moi et aussi facilement. Je haussai les épaules à mon tour. Puis tournai mon attention vers le coffret que la Princesse mesquine m'avait plus tôt empêchée d'ouvrir, et quelque-chose en tomba dès que j'en soulevai le couvercle. Je m'empressai de le ramasser et écarquillai les yeux, sidérée, en réalisant de quoi il s'agissait. J'entendis à peine la Princesse résolue s'énerver pour de de bon de ma désinvolture et nous ordonner d'aller rétablir le courant.

"Je doute que vous soyez d'une grande aide dans la recherche de Joshua l'ours, alors autant vous rendre utiles !"

Vous prévoyiez déjà de le faire...

En effet, mais Diana n'avait nul besoin de le savoir. Nous la gratifiâmes donc chacun d'une révérence et partîmes sans rien ajouter.


« Elle nous a vus fouiller dans les affaires d'Amanda et n'a rien dit ! s'indigna Nicholas alors que nous entrions dans le secteur 9. Elles sont pas censées être proches ?

-En apparence seulement. Et aucune loi du Club n'interdit strictement aux Aristocrates de se voler entre eux. Sauf si l'on vole la Princesse, évidemment...

-Mais quand-même... on n'est pas censés aimer notre prochain ?

Là encore, je haussai les épaules. Il y avait bien longtemps que cette partie du Serment de la Rose n'était plus respectée.

Il semble avoir le cœur noble, ce Nicholas. N'est-ce pas ?

C'est vrai, un amoureux de l'honneur et un défenseur des plus faibles. Un véritable chevalier dans l'âme, en somme. Et une mentalité que les Aristocrates du Crayon Rouge ne récompensaient pas le moins du monde. La princesse des Roses l'a déçu. Ayant besoin de quelqu'un en qui croire, il se tourne vers moi.

Que lui est-il arrivé ?

Ça avait commencé lors d'une réunion du Club, je m'en souviens encore, où Nicholas s'était incliné devant la Cour des Aristocrates et avait demande à ce que soit reconnu le titre de Chevalier. Les garçons et lui adoraient jouer aux chevaliers et le Club employait déjà des titres de noblesse, alors pourquoi pas ça ? Diana avait répondu qu'elle en parlerait à la Princesse de la Rose, tout en lui intimant d'un geste méprisant de retourner à sa place. Il s'était senti trop content d'être entendu pour déceler le mépris dans la voix de Diana. Quelques jours plus tard, lors d'une réunion plus restreinte des Hauts Aristocrates, Meg avait ramené la question au goût du jour. La duchesse avait répondu en s'esclaffant.

"Donner des titres aux garçons ? Et pourquoi pas leur accorder les postes d'importance, tant qu'on y est ?"

Elle s'était ensuite justifiée que leur accorder des titres n'apporterait rien de bon au Club, qu'il n'y avait qu'à regarder le directeur pour s'en rendre compte... ce à quoi la Princesse sage avait fini par acquiescer.

Et Nicholas ne s'est jamais plaint de cette injustice ?

Oh, il n'en a jamais vraiment connu les détails. Plusieurs fois il avait relancé le sujet lors de réunions du Club, à chaque fois Diana lui avait répondu la même chose : que la Princesse y réfléchissait, et qu'elle y réfléchirait peut-être plus favorablement s'il se dévouait suffisamment à la Loi de la Rose.

Et il le fit ?

Pendant un temps. Un temps avant que Jennifer n'arrive parmi nous, où on l'avait vu s'acquitter des corvées les plus ingrates, punir lui-même à coups de bâton – tâche ô combien déshonorante – les orphelins aux offrandes les plus médiocres, se courber dans les plus ridicules des révérences et présenter ses hommages chaque fois qu'un Haut Aristocrate croisait son chemin. Le tout non sans enjoindre son ami Xavier à l'imiter. Si la Princesse sage avait semblé sincèrement le féliciter et l'encourager pour ses efforts, la Princesse tenace, en revanche, n'avait jamais arboré qu'un sourire satisfait en regardant les courbettes du Prince débraillé. J'imagine que Nicholas avait fini par le remarquer. Qu'il s'était rendu compte que Diana s'était tout ce temps moquée de lui. Peut-être était-ce un jour où il ne s'était pas incliné assez bas et avait enfin remarqué l'expression de Diana, qui sait ? Ou peut-être (et plus probablement) en avait-il eu assez de toute cette comédie et avait craqué.

Tout le monde a un point de rupture.

Ainsi les garçons étaient-ils redevenus égaux à eux-mêmes, multipliant les farces et semant le trouble dès que l'occasion se présentait. Jouant aux chevaliers entre eux dans leur monde rien qu'à eux. Une fois, ils étaient même parvenus à faire condamner une cabine des toilettes du rez de chaussée en exploitant une rumeur lancée par Susan. Cette dernière avait fait courir le bruit que la cabine était hantée et que des voix en émanaient parfois la nuit, en réalité un simple grincement de la porte poussée par le vent. Mais une nuit, alors que la fenêtre était fermée, les garçons étaient descendus d'eux-mêmes faire grincer la porte, tout en s'assurant que le bruit résonne partout dans l'orphelinat en ouvrant toutes les entrées. Je me souviens encore de Susan cette nuit là, sautant de son lit dans un cri de terreur qui avait fait monter Miss Martha à l'étage pour la prendre dans ses bras pour la calmer et de Mr Hoffman le lendemain, clouant furieusement une demi-douzaine de planches à l'entrée de la cabine, en condamnant l'entrée.

Le directeur avait cru à cette histoire de fantômes ?

Probablement pas, mais ç'avait dû être le meilleur moyen à l'époque de calmer les orphelins, malgré la culpabilité évidente des garçons qui avaient écopé par la même de deux semaines de corvées de nettoyage. Dommage d'ailleurs que cette cabine qu'ils avaient fait condamner se trouvât dans les toilettes des messieurs, en faisant les seuls à vraiment subir les conséquences de leur farce.

Ils ne s'en prirent jamais directement aux activités du Club cela dit. Sans doute Nicholas craignait-il trop l'influence de Diana et des Aristocrates pour entrer en rébellion ouverte. Toujours membres, Xavier et lui avait continué de participer à ses activités, moins dans l'espoir d'obtenir le titre tant convoité que de récupérer cette rapière dont il avait tant envie et que nous, Hauts Aristocrates, avions continué à lui faire miroiter de temps en temps. Car même s'il méprisait Diana et ce qu'était devenu le Club, nous savions toujours comment le plier à notre volonté.

"Peut-être qu'elle nous dénoncera à Amanda si l'occasion se présente, reprit le Prince débraillé pour m'extirper de mes souvenirs."

Ma foi, c'était tout à fait possible, mais je n'en faisais grand cas étant donné que la Princesse mesquine nous haïssait déjà tous les deux. Nous ne pûmes développer davantage cette discussion cependant, car la simple évocation de Princesse en haillons fit régurgiter une nouvelle créature grotesque à ce cauchemar d'obscurité.

Le gnome qui vint nous barrer le chemin alliait la corpulence d'un homme, les traits d'un porc et cumulait le pire des deux partis. Une laideur visqueuse dégoulinait tant de son ventre que de ses extrémités couvertes de boue et de bourrelets, informes œdèmes tremblants qui se soulevaient au rythme des pas lourds de sa démarche traînante. Des loques noires, cousues de multiples chiffons et visiblement trop petites pour son gabarit, habillaient et enserraient la créature, donnant à ses mouvement déjà grossiers des airs mécaniques et contrefaits. De sa tête porcine s'échappaient des grognements puants de méchanceté, et lorsqu'il la releva comme pour mieux nous toiser il révéla, dans la cavité qui lui servait de bouche, le visage pâle et difforme d'un gnome aussi horrible que commun, pinacle d'un tableau couinant d'une laideur stridente.

Je levai ma cage dans un geste de protection alors que le monstre s'apprêtait à nous charger, mais Nicholas s'avéra plus prompt que lui. Il se jeta sur le gnome dans un rugissement guerrier, abattant sans relâche son épée sur le cuir graisseux de la créature en colère, plus forte que lui mais bien trop lente pour lui rendre ses coups. Je rejoignis le chevalier dans la mêlée et nous combattîmes la bête ensemble. Cette dernière s'effondra finalement et mourut dans un gargouillement immonde, ses membres encore animés de quelques horribles soubresauts. En enjambant la créature vaincue, se sentis mon cœur se serrer à l'idée que Jennifer puisse au même moment affronter une projection en tout point similaire, voire Amanda elle-même. Bien sûr, je me raccrochai à l'idée qu'elle avait Brown à ses côtés en plus de l'entraînement de Nicholas, qu'elle allait s'en sortir. Il me tardait néanmoins de rétablir le courant que cet abruti de Xavier avait si bêtement coupé ! Tout ce grabuge, cette confusion par sa faute... ça me faisait bouillir de l'intérieur!


Enfin nous arrivâmes à la salle des machines. Le Prince glouton était bien là. Empoté comme il était, il n'avait encore réussi à détacher le levier du disjoncteur, seulement à l'abaisser. Ce ne fut qu'au moment de notre arrivée qu'il parvint à l'arracher complètement. Remarquant notre présence, il regarda Nicholas d'un air triomphant, montrant sa nouvelle épée et son sourire imbécile.

« Ah! Tu arrives à point, Prince débraillé ! Et tu as même amené un témoin pour notre duel ! J'aurais dû en chercher un aussi...

-Xavier... rends-nous le levier, on jouera après...

-Quoi ? Dis plutôt que tu as peur de m'affronter, oui !Tu as vu ma nouvelle lame ? Avec elle je peux pas perdre ! Notre duel sera légendaire !

-Xavier, ça a rien à voir... Et c'est un levier que tu tiens, c'est pas fait pour jouer...

-Falaises ! S'exclama-t-il. Tu as juste peur de perdre devant Eleanor ! C'est dommage pour toi de l'avoir emmenée jusqu'ici pour voir ça...

Il a vraiment dit 'falaises' ?

Je suppose qu'il voulait dire 'fadaises'... Peu importe.

Je compris vite que lui parler ne mènerait à rien, il n'avait même pas remarqué que le courant était coupé ! Nous essayâmes pourtant et la discussion s'éternisa, à croire qu'il le faisait exprès ! Plus je le regardais, plus mon énervement grandissait et plus il m'apparût comme une version plus obèse encore de ces gnomes porcins. Une créature difforme et bedonnante, qui agitait le levier dans sa main adipeuse comme une masse de fer dans un geste de défi et exultait de braillements, vautré qu'il était dans sa crasseuse stupidité. Je ne m'imaginai pas perdre patience de la sorte, mais je n'y tins bientôt plus et me jetai sur lui. Sur ce gnome-obstacle qu'il me fallait abattre.

Ignorant les appels de Nicholas, j'abattis ma cage de fer sur le Prince glouton dans un mouvement circulaire, espérant le projeter contre le mur. J'avais oublié, sur le coup de la colère, que Xavier n'était pas un gnome et que mon arme improvisée n'avait aucun effet sur un être de chair. Et Nicholas avait beau le dire lent et gauche, somme toute un adversaire facile, il en demeurait toujours un meilleur bretteur que moi. Avant même que je ne le touche, il me fit tomber la cage des mains d'un coup sec aux poignets et c'est moi qui fus projetée au sol par un de ses coups d'épaule. J'entendis Nicholas crier mon nom et se jeter à son tour dans la mêlée tandis que j'essayai de relever mon corps malingre. Je vis le Prince glouton parer les coups de Nicholas sans grande conviction, décontenancé par le soudain accès de rage du Prince débraillé. Peut-être fut-ce cela, plus que l'entraînement de Nicholas ou sa vitesse supérieure, qui mit fin en quelques secondes à ce duel impromptu. Mais Nicholas ne s'arrêta pas une fois Xavier désarmé. Même après qu'il l'eut mis à terre, ses coups continuèrent de pleuvoir sur le Prince glouton. Sur son ventre qu'il fit rouler au sol, sur dos qu'il ne le laissa pas redresser, sur ses bras qui protégeaient sa tête.

Nicholas était-il donc autant à cran que toi ?

Peut-être. Ou peut-être avais-je grandement surestimé l'importance qu'il m'accordait... Je finis par réaliser que les cris de Xavier emplissaient la salle. Au début, il demanda à son ami Nicholas ce qui lui prenait.

"Tu as gagné, pourquoi tu continues de me frapper ? Mais arrête enfin ! Ça fait mal... ! Nicholas... ! S'il-te-plaît... stop... !"

Voyant que le Prince débraillé demeurait sourd à ses suppliques, le garçon rondouillet et gauche qu'était Xavier se mit à pleurer, me rappelant Jennifer alors que Nicholas fou de rage me rappelait Mr Hoffman.

"Nicholas ! Ça suffit !" tonnai-je une fois remise debout, élevant ma voix dans un élan d'autorité en espérant atteindre le Prince débraillé.

Cela fonctionna et il cessa de frapper son ami. Sur le moment, j'en fus soulagée. Mais en y repensant, cela m'angoisse, me terrifie même, de détenir autant de pouvoir sur quelqu'un par la simple loyauté que je lui inspire malgré moi. Encore maintenant j'en tremble, autant du pouvoir qu'il m'a laissé avoir sur lui qu'à la perspective de devoir m'en servir à nouveau.

Xavier se rua en larmes hors de la pièce alors que Nicholas reprenait son souffle, visiblement choqué par ce qu'il venait de faire. Une chance que son fer à lui fut de bois contrairement au levier que le chevalier glouton avait abandonné dans sa fuite. Comme pour éviter de trop penser à ce qui venait d'arriver, il s'empressa de le ramasser et nous le rattachâmes comme nous le pûmes au générateur qu'il n'aurait jamais dû quitter. Nos efforts combinés pour le tirer plus tard et revinrent le courant et la lumière, plus forts même qu'auparavant, dans tout le dirigeable.


Je suppose que vous vous êtes ensuite mis en quête de Jennifer ?

Tout à fait. Et quand bien même j'étais rassurée qu'elle eut Brown avec elle (où qu'ils fussent), je regrettai qu'il ne fut pas parmi nous pour nous aider à la retrouver. Nous fouillâmes chaque pièce, chaque recoin, jusqu'à chaque placard de l'aéronef dont nous avions connaissance. Rien n'y fit. À croire qu'elle avait disparu de la surface du dirigeable !

Nous n'étions d'ailleurs pas les seuls à avoir remarqué sa disparition. J'avais passé tellement de temps en sa compagnie qu'il était devenu la norme de nous voir ensemble. Alors naturellement, si l'on se retrouvait séparées, l'absence de l'autre se faisait d'autant plus sentir. Meg nous posa la question au détour d'un couloir, ajustant d'un air inquisiteur une branche de ses lunettes, mettant Nicholas des plus mal-à-l'aise. Je lui répondis que nous nous étions séparées pour chercher Joshua l'ours et, pour justifier la présence du Prince débraillé, j'ajoutai que Sir Nicholas m'avait demandé d'être son témoin pour son duel contre le Prince Glouton.

Elle nous regarda un moment, les yeux plissés derrière ses lunettes. Tentait-elle de lire la duplicité dans ma réponse ? Finalement elle haussa les épaules et s'en alla nonchalamment. Nicholas s'autorisa à souffler quand elle fut loin et nous nous appuyâmes tous deux contre un mur dans la zone de cargaison. Nous restâmes avachis un moment, assis sur nos derrières sans savoir quoi se dire. Mes pensées étaient tournées vers Jennifer. Qu'avait-il pu lui arriver ? Alors que mes idées virevoltaient de sombres suppositions en horribles pressentiments, Nicholas, pour briser le silence, fit remarquer que la Princesse mesquine était introuvable elle aussi.

« Jennifer est peut-être partie à sa recherche ?

-Ou alors c'est elle qui l'a trouvée...

Un sombre blanc. Puis le Prince débraillé sortit de sa poche le petit carnet qu'il avait trouvé dans la salle de couture.

-Il contient peut-être des infos ?

-Peut-être... »

Je pris donc ledit carnet et entamai de lire ce que nous comprîmes être le journal intime d'Amanda. Je félicitai le chevalier pour sa prise, puis nous plongeâmes dans les souvenirs et l'esprit torturés de la Princesse mesquine.

Aux premières pages, elles se demandait ce qui n'allait pas chez elle. Pourquoi ne l'acceptait-on pas ? Avait-elle fait quelque-chose de mal ? Elle se lamentait d'échouer chaque mois aux épreuves du Club, de toujours être la dernière. Chaque mois, elle se terrorisait à imaginer quelle horreur l'attendait au suivant...

Elle vivait dans la peur.

Le Club ne punissait pas aussi sévèrement au début, mais je comprends à présent que cela lui pesait malgré tout. On l'avait sans cesse discriminée, rabaissée au nom de cette Loi de la Rose qui maintenait et maintient toujours le Club des Aristocrates...

D'autres pages. Jennifer avait rejoint l'orphelinat et déjà Amanda la voyait comme une fille de plus qui la rabaisserait et la rendrait misérable. Puis Jennifer avait échoué à sa première épreuve (trouver un papillon, je crois) et Amanda s'en était trouvée réjouie. Point encore de haine ou de mesquinerie de sa part, rien que le soulagement de ne plus être la dernière et d'être châtiée pour cela.

Mais tout n'allait pas mieux pour autant. Même si une nouvelle avait pris sa place de cinquième roue du carrosse, même si elle obéissait aux ordres et se joignait au jeu des ragots (notamment au sujet du directeur, je me souviens, une idée pour saper son autorité), on n'autorisait pas la Princesse en haillons à venir au bal des nobles pour autant. Elle était toujours dans la classe inférieure et commençait à croire que quelque-chose n'allait vraiment pas chez elle. Qu'avait-elle fait de mal ?

Pas grand-chose en vérité. Les Aristocrates... nous... ne voulions simplement pas d'elle. Nous la laissions seule avec sa peur et son incompréhension. Mais nous ne les avions pas laissées se muer en amertume, puis en rébellion comme pour Nicholas. Te rappelles-tu du crayon rouge ? Il avait suffi d'en montrer un à Amanda pour rétablir son moral et sa loyauté. Elle aurait tout fait pour en avoir un, pour devenir l'une d'entre nous. Mais la concurrence allait être rude et jamais elle n'allait laisser la nouvelle avoir un crayon rouge à sa place ! Jamais plus elle ne serait la dernière !

Exactement comme vous l'espériez.

Mais Jennifer l'avait encore dépassée en retrouvant Peter le lapin et la Princesse en haillons fut punie à nouveau. Après avoir châtié Jennifer avec le bâton de torture sous les encouragements du Club tout entier, ce fut à son tour de recevoir ce même supplice des mains de la nouvelle. Excepté que cette fois, le rat au bout du bâton était mort et quelques-uns des insectes qui infestaient sa carcasse étaient entrés dans sa bouche quand Jennifer avait dû l'apposer sur son visage. Elle allait lui faire regretter ça ! À la prochaine occasion... mais pourquoi encore elle ? Qu'avait-elle fait ?

Rien du tout, encore une fois. Nous entretenions simplement l'animosité au sein des basses classes. Nous voulions qu'elle croie que nous favorisions Jennifer pour qu'elle la déteste, et ça avait marché au delà de toute espérance.

Je tournai d'une main tremblante les pages gorgées de la haine d'Amanda pour Jennifer. Une haine que j'avais contribué à entretenir. Une haine dont mon amie malchanceuse devait maintenant payer le prix.

Puis soudain une accalmie dans ce tourbillon de colère. Amanda était à nouveau heureuse : la Princesse de la Rose était venue à elle ! Elle l'avait félicitée pour sa loyauté et promis de la récompenser ! Autant dire que mon sang se glaça en lisant ces lignes. Puis c'était au tour de Diana de sympathiser avec elle ! Et quel bonheur, on lui promettait de bientôt quitter la classe inférieure !

Elle parla de ma destitution, de son passage à la bourgeoisie... Mais ça ne suffisait pas. Il lui fallait plus, elle méritait plus ! Le titre de comtesse était vacant et elle comptait bien s'en saisir !

La dernière entrée remontait au 19 octobre, soit la veille d'aujourd'hui. Amanda y annonçait qu'une fille misérable allait faire son sale travail, qu'elle l'userait jusqu'à l'os et à quel point elle se sentait bien. Au paragraphe suivant, elle était inquiète et incertaine de ce qui allait suivre...

Le reste des pages se résumait à des dessins dont je crus d'abord qu'ils étaient tous le même. Ce fut Nicholas qui comprit comment les lire. Il tourna les pages rapidement l'une après l'autre et les dessins de la Princesse mesquine s'animèrent sous nos yeux médusés. Nous vîmes une petite fille avec les mêmes boucles qu'Amanda. Des étoiles l'entourèrent, des ailes lui poussèrent et bientôt la fille se retrouva à voler, heureuse parmi les nuages et les oiseaux.

Ça vous fait un rêve en commun...

Puis l'image se brouilla et se désagrégea en une fumée noire, puis en gribouillage inerte.

« Elle est tordue mais ingénieuse, fit Nicholas en refermant le journal.

-Elle est ce qu'on a fait d'elle.

Quelque-chose n'allait plus chez cette fille depuis longtemps, mais il avait fallu qu'elle me passe à tabac pour que je m'en rende compte. Et nous avions beau la savoir de mèche avec la Princesse de la Rose, nous ne savions toujours pas précisément ce qu'elle manigançait. Seulement que Jennifer était bel et bien en danger si elle avait eu le malheur de croiser sa route...

-Elle est où, Jennifer ?

Je levai la tête et découvris Susan, qui me fixait de ses yeux ronds et parlait d'une voix engorgée par les doigts qu'elle mettait à sa bouche. J'étais bien incapable de dire depuis combien de temps elle était là. Il allait sans dire qu'elle n'avait plus nulle peur de moi maintenant que j'étais devenue une souillon, mais elle n'avait pas le rang de Margaret pour m'intimider. Exaspérée et mise en colère par cette question que me hantait, je me relevai brusquement et la fis tressaillir.

-Jennifer, lui répondis-je, est partie traiter avec le Chien enragé ! Elle est allée lui parler de toi et de pourquoi il devrait venir te chercher si tu continues à m'importuner ! »

La Princesse impétueuse fondit en larmes détala en criant de terreur.

Voilà qui était stupide. Ne vouliez-vous pas vous en faire une alliée ?

Si... avec du recul tu as raison... Susan ne valait pas la peine que je perde mon calme, mais j'étais tellement anxieuse que je n'avais su me retenir. Et ça n'allait sûrement pas aider pour ce qui allait bientôt suivre. Mais pour l'heure, nous la vîmes filer le long du couloir et virer à gauche, puis nous l'entendîmes crier de plus belle avent de repasser dans la direction opposée. A notre stupéfactions, des aboiements la poursuivaient. Je sentis mon visage s'illuminer et entendis presque se jouer un air triomphant lorsque Brown émergea, visiblement irrité par les cris de Susan, précédant une fille malchanceuse que je ne reconnus que trop bien qui lui demandait doucement de se calmer. Mon cœur s'emporta en la voyant et je lâchai presque ma cage avant de me précipiter et de la serrer dans mes bras. J'étais tellement contente de la voir, tellement soulagée qu'elle aille bien... Que lui avait-il pris de disparaître comme ça ? Je finis par enlever mon visage du creux de son cou. Mes lèvres brûlaient de la réprimander, jusqu'à ce que je voie son visage. Elle avait les cheveux mouillés, les joues crasseuses et l'expression de quelqu'un qui a vu des choses qu'elle n'imaginait pas possibles.

« Où étais-tu passée?

-Je... j'ai retrouvé Amanda... elle m'a donné l'ours...

Je vis qu'elle tenait effectivement dans une main fébrile la peluche tant recherchée, mais l'idée qu'Amanda la lui ait donnée me fit pencher la tête

-Ensuite Joshua... me l'a pris...

J'arquai un sourcil.

-Joshua ? Mais il est là, Joshua. Lui dis-je en montrant l'ours dans ses mains. Qu'est-ce-qu'il aurait pu te prendre, qu'est-ce-que tu racontes ?

-Non, pas lui... le vrai Joshua... il m'a pris l'ours... il m'a dit qu'il y tenait... je l'ai poursuivi...

Je regardai Nicholas (il était occupé à caresser Brown qui appuyait ses pattes avant contre ses genoux). Il haussa les épaules, aussi perplexe que moi. Il y avait donc un Joshua parmi nous, que ni Nicholas ni moi ne connaissions mais Jennifer oui ? Ou bien lui avait-il dit son nom au moment de se rencontrer ? Et l'ours en peluche de la Princesse des Roses lui appartenait en réalité ? Dans mon esprit fusèrent un millier de questions qui auraient volontiers jailli de ma bouche si Jennifer n'avait porté une main à son front. Je compris que sa tête recommençait à lui faire mal, que ce garçon devait avoir un lien avec ses souvenirs enfouis, que les réponses seraient difficiles à trouver et que la véritable question était en elle-même bien plus complexe qu'elle le paraissait déjà.

-Nous verrons ça plus tard, lui dis-je en posant mes mains sur ses épaules. Tu nous as retrouvée et l'ours aussi. Bravo à toi. »


Nous retournâmes le cœur léger vers la boîte à offrandes. Je tenais par la main une Jennifer décidément secouée par ce qu'elle avait vu, quoi que ce fut. Une fois leur relique rendue aux Aristocrates, nous percerions les mystères de l'aventure de Jennifer et de ce fameux Joshua. Nicholas nous suivait à bonne distance, pour éviter d'attirer les soupçons de ses liens avec nous. En y repensant, cela aurait encore mieux marché s'il n'avait tout du long joué avec Brown qui courait autour de lui. Mais ni moi sa maîtresse n'avions le cœur de les interrompre.

Revenus au secteur première classe, nous vîmes Susan sortir de la salle du Club et faire quelques pas dans le couloir. Elle se figea en nous voyant Jennifer et moi, puis recula lentement en arrière avant de s'enfuir à toutes jambes par la porte qui soutenait la boîte à offrandes.

« Qu'est ce qui lui prend, me demanda Jennifer. C'est de voir l'ours qui la met dans cet état ?

-Je t'expliquerai. »

Les yeux écarquillés de Thomas nous observèrent fugacement derrière le judas de la porte alors que nous offrîmes l'ours en peluche à la boîte. Peu après résonna la voix de Meg dans le haut-parleur, annonçant enjouée la fin des recherches. Puis elle annonça une réunion immédiate du Club des Aristocrates. Je ne me voyais pas récupérer mon titre de noblesse, mais j'étais convaincue que Jennifer ferait une meilleure comtesse que je ne l'avais été. Le zeppelin se dissipa mais la boîte à offrandes demeura devant nous. La porte s'ouvrit.


Jennifer et moi nous retrouvâmes au milieu du grenier, et alors que j'observai les orphelins longer les ombres depuis l'entrée pour venir se hisser sur la Cour des Aristocrates à l'opposé, j'eus déjà l'intuition que quelque-chose clochait. Les draps de la Cour venaient d'être changés et toutes les bougies rituelles étaient déjà allumées et disposées le long du tapis qui allait de l'entrée du grenier jusqu'à l'édifice du Crayon Rouge. Et c'était Thomas qui nous avait ouverts, délégué par Meg qui était déjà partie faire son appel général...

Elle ne savait pourtant pas que vous aviez retrouvé l'ours, mais cette réunion était déjà préparée.

Tout le monde prit rapidement place. Nicholas vint rejoindre Xavier à l'extrême gauche de la structure et le Prince glouton esquissa un mouvement de recul à sa venue. Le Prince débraillé ne sembla guère à l'aise non plus. À l'extrême opposé de la structure se trouvait Thomas, à moitié caché dans la pénombre à l'instar des autres garçons. La Cour était plus éclairée vers le centre et à côté du Prince malicieux se tenaient Susan et Olivia, Princesses impétueuse et pleureuse. Et non loin d'elles, sur le côté opposé (bien qu'à distance des garçons) se trouvait Diana la duchesse, appuyée sur une main, les jambes croisées et la tête baissée. Et ce n'était pas normal. Diana était une Haute-Aristocrate et sa place aurait dû être sur le niveau central de la Cour, juste au dessous du Prince Joshua (qui avait regagné sa place) et de la Princesse des Roses. Et bien au dessus des membres de la moyenne bourgeoisie. Je suppose qu'elle aurait pu passer la réunion assise parmi eux dans une sorte de geste de sympathie pour le petit peuple, c'est en tout cas comme ça que ce dernier l'a plus tard interprété. Peut-être était-ce réellement la stratégie de Diana, mais je pense plutôt qu'elle n'avait pas voulu se donner la peine de gravir un étage de l'édifice car elle savait qu'elle n'y resterait pas assise. À côté d'elle, Amanda fit mine de monter à l'étage du dessus, mais la duchesse lui agrippa le bras d'un air désapprobateur et la Princesse mesquine s'assit à ses côtés. Meg fut la seule à grimper au niveau supérieur, mais à peine eut elle ouvert son carnet que Diana se leva et s'avança vers nous.

Participer à une réunion du Club en tant que membre de la classe basse était quelque-chose de nouveau pour moi. Nous n'avions pas le droit de prendre place sur la Cour et je ne m'étais jamais rendue compte à quel point elle paraissait gigantesque de là où Jennifer avait l'habitude se se tenir. On s'y sentait comme un insecte. Un insecte piégé sous un bocal à la merci du géant vicieux qu'était le Club des Aristocrates. Et plus Diana s'approchait de nous, plus je réalisais à quel point elle était grande elle aussi. À quel point il lui serait facile de nous rouer de coups si elle en avait envie. Elle l'avait presque fait il y a deux mois, dans le bureau du directeur. Avec la Cour tout entière derrière elle, la Princesse tenace était d'autant plus effrayante, semblable à un dragon à la crête ardente étendant ses ailes de toile d'où pendaient les orphelins entortillés.

Jennifer enfouit un peu plus sa tête entre ses épaules à chaque pas de la Duchesse et je pris sa main pour la rassurer. Diana ne pouvait rien lui faire. Elle avait peut-être l'air terrifiante, mais elle savait comme moi qu'il y avait des règles qu'elle-même ne pouvait enfreindre. Elle ne pouvait nous frapper sans motif ici, dans le grenier, devant la cour tout entière. Le Club du Crayon rouge faisant autant sa force que sa faiblesse. Diana s'arrêta à moins d'un mètre et nous toisa d'un air inquisiteur. D'abord Jennifer, qui baissa la tête, puis moi qui l'imitai non sans d'abord soutenir le regard de la Duchesse.

"Va t'asseoir, Eleanor." me dit-elle d'un ton venimeux. "C'est un ordre."

Et nous savions toutes deux que je devais obéir. Jennifer peina à lâcher ma main et il me peina de la laisser seule face à Diana. Je contournai la Duchesse et cherchai des yeux un endroit de la cour ou prendre place. Je n'osai me rendre à côté de Nicholas et Xavier, dont je remarquai qu'il avait gagné plusieurs bleus et faisait non de la tête. Pas question non plus de prendre la place de Diana à côté de la Princesse mesquine. Entre Susan et Olivia non plus, elles ne me laisseraient pas m'installer... je finis par rejoindre Thomas au bout de l'aile droite de la Cour et m'assit sur le sol en dessous de lui, récoltant une exclamation de sa part et le gloussement des Princesses impétueuse et pleurnicheuse. Un ange de mort passa ensuite avant que Meg ne se décide à ouvrir son carnet et la réunion du Club. Elle prononça les salutations rituelles et transmit un message de la Princesse de la Rose quant à qui devait être récompensé ou puni. Elle le faisait pour ainsi dire à chaque réunion et longtemps j'avais cru qu'il ne s'était agi que d'une simple tournure de phrase, un artifice pour récompenser l'obéissance et dispenser les châtiments tout en se dédouanant.

Jusqu'à ce que tu apprennes à tes dépens que la Princesse des Roses était réelle.

Mais je ne doute pas que Diana et Margaret aient pu... profiter de l'absence de leur souveraine au dernier étage de la Cour à côté de Joshua l'ours. Elles pouvaient bien déformer certains messages de temps en temps, voire en écrire elles-mêmes. Diana pouvait le faire faire à Meg en tout cas.

"Aujourd'hui, Jennifer a ramené un magnifique cadeau à notre Club."

Diana commença à lui caresser la tête et prononça la seconde partie du message. Jennifer m'implora du regard. Elle était terrorisée. Je voulus me ruer sur la duchesse, la jeter au sol et la frapper de mes poings et de ma cage de fer pour avoir osé l'intimider, mais la pression de la Cour sous laquelle j'avais pris place m'empêcha de la faire. Et Diana le savait. Et je n'aimais pas la façon dont elle la touchait, oh non je n'aimais pas...

"Tu as gagné ton propre crayon rouge rien que pour toi."

Comme l'exigeait la coutume, les orphelins se mirent à l'applaudir. Félicitant la fille malchanceuse qui venait de remporter le titre de Comtesse.

"Chapeau bas..."

Et j'aurais pu être contente pour elle si cette ovation ne sonnait pas aussi faux. Aucune vigueur dans ces applaudissements, aucune chaleur dans ces acclamations. Plutôt un sarcasme glacé, soufflé de tous côtés de la Cour et ponctué de tapements sourds, levant une brume d'inconfort sur le grenier et Jennifer restée au sol. Je sus alors que la réunion n'était qu'une farce, que quelque-chose de terrible allait lui arriver.

"Chapeau bas..."

Je voulus lui hurler de fuir, mais Thomas me donna un coup de pied et je ne pus qu'entonner l'ode macabre à la suite des Aristocrates, sans plus de conviction qu'eux et en me forçant de ne pas détourner le regard.

"Chapeau bas."

L'ovation mourut mais la tension demeura. Tout le monde se leva alors et descendit de l'édifice sans mot dire. Diana posa ses mains sur ses hanches et pencha la tête de côté, dominant une Jennifer qui avait porté ses mains tremblantes sous son menton et regardait la Duchesse comme une proie apeurée.

« Tu croyais vraiment que ça allait fonctionner, Jen-ni-fah ?

-Je... je ne vois pas de quoi tu parles...

-Ne me prends pas pour une idiote !

Ce rugissement la fit sursauter et elle se recroquevilla de plus belle dans sa posture, les yeux fermés.

-Tu as volé l'ours à la Princesse et tu as fait semblant de le retrouver pour gagner un nouveau titre !

À cette exclamation de la Princesse tenace se joignirent les acclamations des orphelins derrière elle. Une fois de plus, la foule voulait du sang. Je compris alors l'excitation d'Amanda. Elle savait qu'elle allait rafler le titre de Comtesse après avoir piégé Jennifer pour son larcin.

Elle avait cousu une robe d'infamie et la lui faisait porter.

-N-non... je...

-N'essaie pas de me mentir, sale souillon ! Apparemment la bourgeoisie n'étais pas assez bien pour toi !

Une autre acclamation, ponctuée cette fois d'injures de la part de ladite bourgeoise.

-Abuser ainsi de la bonté de notre Princesse ! Fit Diana en surjouant le dégoût, mais le public sembla à nouveau apprécier sa performance. Tu es une honte pour notre Club ! La pire d'entre toutes !

Jennifer fit courir son regard effrayé de part et d'autre de la salle et ses yeux embués de larmes croisèrent les miens. Des ombres brumeuses aux angles du grenier commençaient à émerger d'horribles gnomes, attirés par l'affreux spectacle. Les traits des orphelins eux-mêmes commençaient aussi à changer. Le visage d'Olivia s'allongea en un répugnant museau de rat. Ceux de Xavier et Amanda se boursouflèrent de nouveau en groins de porcs affamés aux gencives putréfiées. Des cornes infâmes et tortueuses s'extirpèrent des cranes des Princesses sage et résolue, balafrant d'ombres bramantes leurs faces soudainement déliquescentes. Les orbites de Susan et du Prince malicieux à côté de moi se creusèrent d'ombres alors qu'ils la fixaient et leurs bouches s'emplirent de susurrements sinistres.

"Un beau crayon rouge, rien que pour toi..."

Jennifer me vit-elle changer moi aussi ? Pris-je à ses yeux les traits de quelque oiseau bizarre ? Pantin grandeur nature fait de bois et d'impuissance ?

Puis il se passa une chose... une chose à laquelle personne n'aurait pu s'attendre. Je vis d'abord les yeux de Jennifer se fermer. Et ses poings se serrer. Puis elle releva la tête et regarda Diana dans les yeux. Se concentra sur elle et elle seule, occultant le reste des aristocrates en colère.

-Je n'ai rien fait ! Dit-elle avec fureur, puis elle pointa du doigt la Princesse mesquine. C'est Amanda qui a pris Joshua ! C'est elle la coupable ! »

Personne ne sut que dire l'espace d'un instant. Il fallait dire que personne n'avait encore tenu tête au Club en public de la sorte, ni soutenu le regard de Diana dont je devinais la stupéfaction sur son visage. Amanda fut au final la première à bredouiller une réponse.

-C'est n'importe-quoi... pourquoi j'aurais fait ça d'abord ?

Je me risquai alors à répondre pour soutenir Jennifer.

-Pour la même raison que...

-Toi tu te tais ! Me hurla d'une voix balourde le Prince malicieux derrière moi, me coupant de court.

-Tu parleras quand viendra ton tour, Eleanor, renchérit calmement la Princesse sage.

Mon tour ne vint jamais.

-D'ailleurs, reprit Diana qui s'était ressaisie, si Amanda est vraiment coupable, comment se fait-il que ce soit toi qui aies ramené l'ours ?

-Elle me l'a donné. Elle disait vouloir m'aider à devenir populaire. Elle savait parfaitement ce qu'elle faisait !

Jennifer continuait à soutenir le regard de la Duchesse. Derrière elle, on commençait à jeter des regards à la Princesse mesquine. À se rappeler pourquoi on la nommait ainsi.

-C'est une histoire alambiquée, répondit prudemment Diana.

-C'est vrai ça ! Renchérit Amanda du tac au tac.

-Cet ours ne vous appartient même pas ! Je vous le ramène et c'est moi qu'on traite de voleuse ! J'aimerais bien savoir où sont vos preuves !

Tout le mondé échangea des regards stupéfaits. Il était évident que Jennifer avait fait mouche. Il émanait d'elle une prestance insoupçonnée, une ardeur incandescente et une assurance princière qui déflagraient sous mille couches d'insécurité et d'intimidation. Le silence tomba à nouveau sur le grenier. Les deux filles soutinrent mutuellement le regard l'une de l'autre et je crois que nous nous demandâmes tous à cet instant laquelle des deux méritait le plus le titre de Princesse résolue.

-Qu'est-ce-que tu entends par 'cet ours ne nous appartient pas' ?

Diana avait pris son temps pour trouver quoi répondre. Son ton état aussi lent que menaçant. Jennifer écarquilla les yeux. Réalisant trop tard l'erreur qu'elle avait commise, son assurance à l'instant flamboyante vacilla comme la flamme d'une bougie sur la brise.

-Joshua l'ours appartient à notre Princesse, poursuivit Diana, et nier cette vérité constitue un crime de lèse-majesté des plus graves ! »

Et les acclamations revinrent de plus belle, quoique moins fortes à l'exception d'Amanda. Je vis Nicholas lancer un regard à Margaret, qui semblait hésitante quant à l'accusation. Puis Diana la regarda à son tour et elle acquiesça. Jennifer aussi me lança des regards désespérés à mesure que les gnomes orphelins commençaient à l'encercler. Des sons muets tombaient de sa bouche entrouverte et des larmes inondaient ses yeux alors qu'elle cherchait quelque-chose à répondre à Diana. J'ignore quelle expression je lui renvoyai, sentant mes lèvres remuer sans savoir quels mots avaient voulu en sortir...

Alors elle fit un pas en arrière, et c'était le signal qu'attendait la Duchesse pour reprendre définitivement l'ascendant. Elle avança d'un pas, le plancher gémissant sous sa botte, et elle claqua des doigts. La malheureuse était encerclée à présent, et je pus voir la satisfaction retrouvée de Diana alors que Jennifer se décomposait. Mais elle ne se laissa pas faire pour autant. Le cercle se rétrécit et gnomes comme orphelins commencèrent à la saisir. Il était à prévoir que Jennifer se débatte, mais plus que ça elle lutta, se battit contre cette nuée difforme venue l'engloutir. Elle gifla Susan, renversa Olivia d'un coup de pied (ajoutant les cris et pleurs de cette dernière à la confusion de la mêlée), poussa Thomas d'un coup d'épaule... Très clairement, les entraînements de Nicholas avaient porté leurs fruits. Peut-être aurait-elle pu les repousser complètement, si elle avait eu une épée pour l'assister... Mais Xavier lui rentra finalement dedans et Jennifer s'écroula, laissant le champ libre aux gnomes orphelins pour se jeter sur elle. Je la regardai se débattre, impuissante et médusée alors qu'on amenait des cordes pour la maintenir en place.

"Non... s'il vous plaît..."

Elle pleura de terreur alors qu'on la privait graduellement de ses forces. Je crois que Nicholas essaya de la rassurer, de lui chuchoter de ne pas lutter, mais dans ce cas elle ne l'entendait pas. Puis Diana s'avança à son tour, sortit une craie grasse rouge et commença à... 'dessiner' sur sa robe. Jennifer hurla, mais des mains vinrent se coller à sa bouche, étouffant ses cris et ne lui laissant que ses yeux pour voir et pleurer. Meg, qui était aussi descendue, imita bientôt la Duchesse, suivie d'Amanda et de chaque aristocrate par ordre de rang. L'ignoble cérémonie se poursuivit dans la pénombre (nombre de bougies avaient été éteintes dans la mêlée) au fil des pleurs de la fille malchanceuse. Je fus la dernière à souiller sa robe, ce que je fis à contrecœur et la boule au ventre sous les regards insistants et cruel des Aristocrates du Crayon Rouge. Le sinistre rituel achevé, Jennifer bougeait à peine. La lumière avait quitté ses yeux mi-clos et la poussière du grenier entachait son visage trempé de larmes. Sa robe bleue et blanche était maculée de rouge, submergée de traits tortueux, de dessins grossiers et d'injures mal écrites.

Meg déglutit finalement et ordonna qu'on l'emmène, et le même garçon qui avait appris à Jennifer à se battre dut lui poser un sac sur la tête. Puis les chevaliers traînèrent la malheureuse hors du grenier. Je voulus partir à leur suite, mais Diana me coupa dans mon élan en m'ordonnant de rester. Tout le monde reprit place sur l'Autel à part moi, dont c'était le tour de recevoir le jugement du Club. Meg se racla de nouveau la gorge et lut son carnet. Comme il allait sans dire que Jennifer n'avait pu agir seule dans son crime ignominieux, il était logique pour les Aristocrates (et de la Princesse absente) que je fus sa complice. On me condamna de ce fait à restituer à restituer l'ensemble des pâtisseries et sucreries que nous avions si durement acquises avec l'aide de Nicholas.

« Si j'ai commis le même crime, que l'on m'inflige le même châtiment ! Rétorquai-je dans un élan de défiance.

La Princesse sage ouvrit la bouche, incertaine de quoi dire et ce fut celle de Diana qui me répondit.

-Il ne t'appartient pas de décider quel châtiment tu mérites, Eleanor !

On l'acclama et je détournai les yeux. Il y avait décidément quelque-chose de pourri au Royaume des Roses.

-De plus, reprit Meg, et toujours sur décret de la Princesse, il a été décidé que ces trésors confisqués seraient redistribués à part égale à chaque membre du Club !

À ces dires, une nouvelle ovation, plus grande et joyeuse cette fois, s'éleva accompagnée d'applaudissements et de sifflements. La Princesse de la Rose avait gagné sur toute la ligne.

Mais cette annonce eut d'autres effets perfides, n'est-ce pas ?

En effet. Après une si bonne nouvelle vint le moment de récompenser Amanda pour ses services rendus au Club des Aristocrates...

Pour avoir fait sournoisement accuser Jennifer.

… et son intronisation au rang de Comtesse passa sans la moindre vague, alors même que personne ne l'appréciait. Tout le monde l'applaudit alors qu'elle escaladait la Cour du Crayon Rouge. Moi aussi je dus frapper des mains, mais je détournai mon visage, moins par gêne que par dégoût de cette vision. Je m'étais déjà forcée à observer l'humiliation publique de Jennifer. De voir cela, je n'avais plus la force.


« Voilà, Chevaliers du Seau... je pense que tu sais tout...

-Une bien triste histoire, en effet. Sais-tu où les chevaliers ont emmené leur infortunée captive ?

-Dans la cellule de repentance. La porte au sous-sol frappée d'un emblème de rose... j'ai entendu ses appels éplorés en émaner pendant un temps. Puis Meg et Diana l'y ont rejointe, emportant un grand instrument caché sous un drap...

-Sais-tu de quoi il s'agissait ?

-Un appareil de torture à n'en pas douter, sorti tout droit de l'esprit de la Baronne... mais je n'ai pas vu ce que c'était... J'ai entendu Jennifer paniquer après qu'elles soient entrées... peu après on alluma les hauts-parleurs de l'orphelinat et de mon amie je n'entendis plus rien... Encore maintenant, cet air grandiloquent que le directeur nous joue à chaque nettoyage de printemps inonde la demeure toute entière, craché à un volume si fort qu'on entend jusqu'aux grincements du diamant contre le vieux disque...

-Elles ne veulent pas qu'on sache ce qui se passe au sous-sol.

-Elles la torturent, Chevalier du Seau. Elles lui font du mal et je ne peux rien pour les en empêcher. Je lui avais promis que Diana ne la toucherait plus... j'avais promis à Wendy de la protéger...

-Comment vit-elle la situation ?

-Très mal. Elle ne m'a même pas laissée entrer dans sa chambre... j'étais venue lui demander conseil, mais elle m'a crié de m'en aller... Je l'ai entendue pleurer de désespoir, elle a dit que tout était de ma faute, que je n'aurais jamais du m'approcher de Jennifer... qu'elle était plus en sécurité loin de moi... que je m'étais dérobée à mes promesses... et je sais qu'elle a raison...

-Eleanor, tu es trop dure envers toi-même. Eleanor, allons ne pleure pas...

-Mais enfin regarde où on en est ! Les Aristocrates sont plus forts que jamais, mon plan pour les défaire est parti en fumée et ils ont pris Jennifer ! Nicholas m'a demandé ce qu'on devait faire maintenant et je ne sais pas quoi lui répondre !

-À la place, tu t'es enfermée dans la buanderie pour tout me raconter.

-Oui...

-Et est-ce pour te lamenter que tu es venue me voir, ou bien pour quérir mon aide, Princesse des oiseaux ?

-Pour que tu m'aides... Pour qu'on trouve un moyen de secourir Jennifer.

-Je t'y aiderai. Et Nicholas aussi. S'il t'a demandé tes ordres après cette débâcle, c'est que même maintenant il croit toujours en toi. Et je suis sûr que Jennifer aussi. Il te reste à ne pas les décevoir.

-Mais que puis-je faire, Chevalier du Seau ? Je suis perdue en vérité.

-Moi je crois que les réponses que u cherches sont sous ton nez, Princesse des oiseaux. Si ma mémoire est bonne, c'est la première fois qu'une punition du Club prend ce genre de tournure. Même pour les punitions extrêmes comme le sac d'oignons, ils indiquaient toujours la durée du châtiment.

-Mais ils n'ont rien dit cette fois-ci. Personne ne sait quand Jennifer sera libérée. Ils outrepassent leurs droits...

-Et je suis sûr que la Princesse sage s'en rend compte. Elle n'avait déjà pas l'air à l'aise à la dernière réunion.

-Je pourrais jouer sur cette corde. Elle croit en la justice du Crayon Rouge. Si l'on se met à la contourner...

-Elle a fait confisquer toute la nourriture que vous aviez rassemblé. Mais votre butin ne se limitait pas qu'à ça.

-Je n'ai pas encore fini de tout rendre. Outre les sucreries, il nous reste trois rubans, quatre billes, un flacon de parfum... et cette pièce du Roi.

-Qui peut te mener au bâton de justice. Et au vœu que sa possession t'octroierait.

-Oui... je pourrais exiger la libération de Jennifer si je le trouvais. Et les Aristocrates n'auraient aucun moyen d'objecter. Même s'ils le voulaient, Meg ne le permettrait pas une seconde fois ! Oui mais... encore me faut-il la seconde pièce...

-Que toutes vos recherches n'ont pas suffi à retrouver.

-Je ne comprends pas où elle peut être. Même le flair de Brown n'a été d'aucun secours. Et on a fouillé tout l'orphelinat...

-Peut-être ne vois-tu pas assez grand. Si Brown n'a pas réussi à la trouver dans la demeure...

-Alors c'est qu'elle n'y est pas ! Mais où est-elle alors ?

-Pourquoi pas au même endroit où Jennifer avait disparu ? N'était-elle pas couverte de terre et sa robe trempée à son retour ?

-Elle serait partie dehors... en suivant Amanda.

-La Princesse mesquine qui l'a piégée. Et qui s'agrippe à tout le pouvoir qu'elle peut saisir.

-Elle convoite les couteaux de nobles... si le bâton de justice l'intéresse également, elle a pu trouver la pièce de la reine.. elle doit avoir une cache quelque-part à l'extérieur. Un endroit que personne n'irait fouiller. Une cachette à l'abri des regards, peut-être dans les bois, mais pas trop loin de l'orphelinat non plus.

-Trouve cette cache, Eleanor, et ton amie pourra être délivrée. Voilà mon seul indice.

-Je comprends. Je sais ce que je dois faire. Merci, Chevalier du Seau. Je comprends maintenant pourquoi Jennifer te tient en si haute estime. »


Eleanor quitta la buanderie les idées claires et l'esprit calmé. Nicholas, qui montait la garde devant la porte en prétextant la surveiller, lui demanda d'un regard quel serait leur prochain coup. Elle l'envoya l'attendre dans le hall d'entrée et descendit au sous-sol. La musique vomie par les hauts-parleurs s'étouffa à chacun de ses pas dans l'escalier, soulageant ses oreilles du motif lancinant et sombre que l'air joyeux peinait à couvrir. Une fois dans le couloir souterrain, il n'en restait plus qu'un écho muselé. Elle s'avança jusqu'à la cellule de repentance, qu'elle savait verrouillée de l'intérieur, et trouva Brown devant l'entrée.

Le jeune labrador n'avait cessé, depuis qu'on avait enfermé Jennifer, de gratter à la porte en aboyant désespérément. Ses jappements avaient fini par se muer en plaintes à mesure qu'il avait pris conscience de son impuissance. Il aurait défendu sa meilleure amie bec et ongles, si seulement on l'avait laissé entrer dans le grenier. Eleanor s'agenouilla et le caressa jusqu'à ce que ses pleurs cessent et qu'il pose son front contre le buste de l'enfant. Puis elle posa la main contre cette porte frappée du sceau de la Rose. Cette porte derrière laquelle Jennifer les attendait, désespérée d'être secourue.

''Viens, Brown. Nous avons du travail.''

À suivre...

Merci d'avoir lu