Chapitre 1. Le divorce
Atlanta, septembre 1873
« C'est le cadet de mes soucis ». Cette phrase lapidaire, prononcée d'un ton implacable par Rhett, bourdonnait dans sa tête, se répétait, s'amplifiait jusqu'à ce que son écho soit assourdissant. Comment son mari avait-il pu réagir si froidement à sa déclaration d'amour ?
Sur son lit de mort, Melly m'a assuré qu'il m'aimait. Pourquoi a-t-il pu affirmer que son amour se soit usé ?
L'univers de Scarlett s'était effondré en quelques heures : voir mourir Melly, se rendre compte à quel point sa belle-sœur avait compté pour elle, et réaliser que son grand amour, son bel Ashley, n'avait représenté probablement qu'une chimère, un coup de cœur de petite fille qu'elle avait artificiellement alimenté toutes ses années de vie d'adulte…
Le lendemain matin de ces heures tragiques, tout était devenu illusion : sa jalousie pour Melly, sa passion pour Ashley, l'amour de Rhett pour sa femme… La seule certitude qui s'imposait à elle était son amour pour son mari.
Douze années, il m'aura fallu douze ans pour ouvrir les yeux ! Trop tard, il ne voulait plus d'elle.
Comment faire face au vide, au manque de Rhett ?
Elle suivit Pork qui pénétrait dans la chambre de l'homme qu'il servait fidèlement. Il lui jeta un regard contrit. « Ma'am Scarlett, Monsieur Rhett m'a demandé d'emballer toutes ses affaires dans des malles et les expédier à Charleston. »
Charleston ! Au moins savait-elle où il avait fui. Chez sa mère.
Avant de la lapider avec sa dernière tirade fatale, Rhett lui avait promis de revenir de temps en temps à Atlanta, pour faire « taire les rumeurs ».
Scarlett O'Hara n'allait pas rester là stoïquement à attendre son retour.
« Prissy, prépare les habits de Wade et Ella. Nous allons à Tara. »
Tara, son nid salvateur qui allait sûrement panser ses plaies.
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Charleston, septembre 1873
Eleonor accueillit son fils avec chaleur, comme à chaque fois qu'il venait la voir entre deux voyages.
Dès le premier regard, elle constata que quelque chose n'allait pas. Son beau Rhett toujours habillé à quatre épingles ! Il se tenait maintenant devant elle les yeux bouffis, les mains agitées de tremblements, les cheveux hirsutes, sa cravate de soie mal ajustée, avec même une petite tache sur son plastron – probablement du whisky, constata amèrement Madame Butler, car son fils empestait l'alcool.
« Mon pauvre garçon, que t'arrive-t-il ? Tu es malade ? »
Le regard dans le vague, Rhett essaya de la rassurer d'une voix rauque : « Pas d'inquiétude, Mère. Seulement la fatigue du voyage ! »
Mais il n'était pas aisé de leurrer la clairvoyante dame de Charleston. D'autant plus que, très vite, elle vit disparaître les bouteilles de whisky. Il était évident que son fils était tourmenté. Un signe qui ne trompait pas : il était taciturne et ne quittait pas la maison de la Battery.
« Est-ce que ton épouse va venir nous rendre visite ? J'aimerais vraiment mieux la connaître. Te rends-tu compte que je ne l'ai rencontrée qu'une seule fois ? Et dans de tristes circonstances… » Eleonor s'interrompit brusquement pour ne pas évoquer le jour funeste de l'enterrement de sa petite fille Bonnie.
« Mère, je préfère ne pas en parler. Si vous le voulez bien, j'aimerai profiter de votre présence ainsi que celle de Rosemary et jouir du charme de notre vieille ville. »
« Le charme de Charleston ? Je ne reconnais plus mon fils. Toi qui as toujours décrié le conformisme des traditions de notre cercle d'amis, chercherais-tu à gagner leurs suffrages ? »
« Mère, je suis las des fréquentations vulgaires que m'a forcé à endurer celle qui est encore ma femme. Elle ne se complaît qu'entourée de Scalawags et de Carpetbaggers. De toute façon, elle n'a pas le choix. Elle a passé ces dernières années à scandaliser les braves gens d'Atlanta par son comportement, ce qui l'a amenée à être rejetée par les siens. Moi, je veux quitter le monde qu'elle côtoie. J'ai soif maintenant de sérénité et de beauté. Je sais que je les trouverai ici, auprès de vous. »
« Mais, dans ses conditions, que va faire Scarlett ? Quitter Atlanta et te rejoindre avec ses enfants ? »
La voix de Rhett se glaça : « Surtout pas ! Autant vous l'annoncer maintenant, j'ai pris la décision de divorcer. »
Eleonor s'offusqua : « Un divorce ? Tu n'y penses pas, mon pauvre fils ! Cela va scandaliser notre entourage. Et surtout, quelle indignité pour ta femme ! Elle va devenir un paria à Atlanta. Ses enfants ne seront plus reçus dans les familles de leurs petits camarades. As-tu pensé aux répercussions de tes actes ? »
Elle ne trouva devant elle qu'une froide détermination : « Je ferai amende honorable auprès de la Vieille Garde de Charleston, créerai des dotations pour les Associations des Veuves de guerre et autres bonnes actions. J'avais réussi à regagner les bonnes grâces de la bonne société d'Atlanta pour ma chère Bonnie. J'arriverai à faire de même dans ma ville natale. Wade et Ella ? Bien sûr, j'y pense. Mais cela fait longtemps que les pauvres enfants de Scarlett doivent subir les conséquences des mauvaises actions de leur mère. Ils sont forts et résilients. Je continuerai à subvenir à leurs besoins, en leur assurant les meilleures écoles. Quant à cette chère Scarlett, elle pourra toujours trouver confort auprès de son cher ami… » ajouta-t-il, d'un air entendu.
Madame Butler ne releva pas cette dernière saillie. Cela faisait longtemps que ses amies Eulalie et Pauline, les tantes de Scarlett, avaient subrepticement colporté les honteuses rumeurs de forte amitié entre sa belle-fille et Monsieur Wilkes.
En dernier recours, elle se contenta de demander : « Scarlett est d'accord pour divorcer ? »
Rhett ricana : « Je ne lui donnerai pas le choix. N'en parlons plus, ma chère Mère. J'aimerai vous inviter ce soir, vous et ma sœur, dans le meilleur restaurant de Charleston. »
D'une pirouette, son fils lui fit comprendre que la discussion était close.
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Atlanta, novembre 1873
Deux mois s'étaient écoulés depuis le décès de Mélanie. Si l'air revigorant de Tara avait été provisoirement salvateur pour l'humeur de Scarlett, le retour à Atlanta avec ses enfants fut difficile. Comme sa grande maison lui semblait vide, sans âme, …. Sans Bonnie. Sans Rhett.
Elle essaya de se noyer dans le travail, le magasin, la scierie. Mais même la revue des livres de compte n'arrivait plus à capter son attention.
Ses enfants se montraient discrets, constatant l'air triste de leur mère. En silence, ils devaient affronter le départ au ciel de leur chère Tante Melly, comme celui de leur petite sœur quelques mois auparavant. Ils n'avaient même plus la consolation d'être distraits par l'affectueuse attention de leur Oncle Rhett. Lui aussi avait disparu. Son départ faisait pleurer leur mère.
Scarlett ne prenait même pas la peine de partager ses repas avec Ella et Wade, placés sous la garde de Prissy. De toute façon, elle n'avait pas faim. Chaque bouchée de nourriture était sans saveur. Seul le goût du brandy satisfaisait son palais. Comme il était doux de savourer la chaleur qui irradiait sa gorge, la torpeur qui la gagnait jusqu'à l'euphorie, jusqu'à l'oubli !
Malgré l'insistance de Prissy et de la cuisinière, les plateaux des repas revenaient intouchés de la chambre de Scarlett. Les bouteilles vides, elles, augmentaient.
Sa constitution physique avait été ébranlée par la fausse couche. A la mort de Bonnie, son appétit légendaire s'étiola. Puis survinrent la mort de Melly et l'abandon de Rhett.
En deux mois, Scarlett avait maigri. Beaucoup. Ses courbes avaient fondu. La peau du visage était grise. De larges cernes encerclaient ses yeux, jadis d'émeraude, aujourd'hui d'un vert pâle, sans vie.
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Ce matin-là, elle ne prit même pas la peine de coiffer impeccablement sa chevelure ternie par l'absence de vitamines. Prissy avait sélectionné, sans y prendre garde, une de ses plus vieilles robes de couleur grise, comme le temps, comme son humeur, comme sa vie.
Elle entendit bien la porte d'entrée claquer. Mais les premiers verres de brandy ingurgités dès le matin engourdissaient déjà son esprit. Elle ne bougea pas du canapé.
D'un pas décidé, Rhett poussa la lourde porte de sa maison, cette monstruosité de mauvais goût qu'il haïssait. Tellement comparable à Scarlett, se répéta-t-il une énième fois.
Il était arrivé à Atlanta la veille, et sans hésitation s'était dirigé vers le salon de Belle. Celle-ci n'avait pas fait de commentaires en l'accueillant, mais elle avait été surprise par sa nervosité. Il fomentait quelque chose, elle en était persuadée, comme s'il était prêt à bondir sur une proie. Qu'est-ce que cette Scarlett lui a encore fait subir ?
Il se désintéressa très vite de la partie de poker en cours. Emmenant avec lui deux bouteilles du meilleur whisky, il exigea qu'Angelina, la jolie blonde fraîchement arrivée pendant son absence, le rejoigne dans la chambre qu'il occupait depuis des années.
Après ces libations sans joie, c'est dans un état second qu'il se retrouva à Peachtree Street, prêt au combat.
D'un mouvement brusque, il ouvrit la porte du boudoir.
Scarlett bondit de surprise. Rhett était là ! Son cœur battit la chamade.
« Rhett ! Enfin, vous êtes revenu comme vous me l'aviez promis. Je suis si heureuse de vous voir ! Je vais prévenir Pork pour qu'il prépare votre chambre.»
« C'est inutile, Scarlett, je ne reste pas. » Son timbre de voix était atone.
« Rhett, vous ne pouvez pas me faire cela ! Restez, au moins pour cette nuit, pour Ella et Wade. Les enfants vous attendaient avec tant d'impatience. » Elle tremblait. La petite étincelle d'espoir qui s'était éclairée pendant un instant semblait déjà s'évaporer.
La réponse de Rhett était toute prête. Il l'informa platement qu'il devait embarquer le sur-lendemain pour Londres. Il allait prendre le premier train pour Charleston en début d'après-midi.
« Inutile de faire jouer votre corde maternelle bien connue, avec moi, Scarlett. Cela ne marche pas. J'ai laissé quelques cadeaux dans l'entrée pour Wade et Ella. Si je suis venu aujourd'hui, c'est pour vous apporter cela. »
Sous le choc, Scarlett vit une liasse de papiers s'étaler sur le petit bureau.
Non ! il n'oserait pas, n'est-ce pas ? Elle se sentait paralysée.
« Rhett, ce n'est pas… ? »
«Parlons en adultes. Notre mariage est fini. Depuis longtemps, d'ailleurs, et vous le savez bien. Cela ne sert à rien de rester chacun prisonnier dans cette relation malsaine. Je veux avancer. La seule solution est de divorcer. Je veillerai à ce que Wade et Ella ne souffrent pas financièrement de notre séparation, et financerai entièrement leurs études. Pour vous, il vous sera alloué une part généreuse de mon compte en banque pendant cinq ans. Je présume que cette gratification financière ravira vos doigts rapaces.»
Des mots implacables, dénués de toute émotion.
« Mais je vous aime, mon chéri ! Je vous aimais depuis longtemps mais je ne le comprenais pas. Il n'y a plus d'Ashley, que vous et moi. Je vous en supplie, donnez-nous une chance ! Je changerai, je ferai ce que vous voudrez.»
Scarlett lui tendait la main. Si sa peau entrait en contact avec la sienne, elle avait la perception que Rhett y répondrait, que ce cauchemar s'arrêterait.
« Un peu d'amour-propre, je vous en prie, ma Chère. Vous, la fière Scarlett O'Hara que rien ne pouvait ébranler, pas même l'armée de Sherman ! Vos supplications sont lamentables. Ce n'est pas en vous traînant à mes pieds que vous regagnerez mon respect. » Son ton était méprisant maintenant.
La seule carte qui restait à la femme délaissée était le combat.
« Jamais je n'accepterai le divorce ! Vous le savez. Manifestement, vous n'avez pas repris tous vos sens depuis la nuit dernière. Votre esprit n'est pas clair. Vous empestez l'alcool, Monsieur Butler, et le parfum de mauvaise qualité. Belle Watling pourrait au moins s'assurer que ses putains sentent bon pour ses clients.» Elle grinça des dents à la seule évocation du nom de sa rivale de toujours.
Rhett ne se démonta pas. « Vous vous égarez, Très Chère. C'est votre odeur de pochtronne qui vous vient aux narines. Vous empestez l'alcool. Vous critiquez mes aquaintances ? Regardez-vous dans un miroir. Elle est bien morte, la belle du Comté de Clayton. Vous êtes squelettique. Vous me faites pitié. Avec votre allure négligée, vous n'auriez aucune chance de vous faire engager dans le plus miteux des bordels. »
Elle encaissa le choc. Tant de haine !
L'homme qui s'exprimait devant elle ne pouvait pas être son mari, son ami qui l'avait soutenue contre vents et marées pendant des années. C'était un étranger. Glacial. Dangereux.
«Jamais je n'accepterai d'apposer ma signature au bas de ce document. Vous pouvez le déchirer. Il n'y aura pas de divorce. » Elle était déjà en train de reprendre des forces.
« Oh ! mais si Scarlett, vous allez le faire, et maintenant ! Vous n'avez pas le choix. A moins, bien sûr que vous n'acceptiez ma deuxième solution ». Son sourire narquois la fit frémir.
« Et quelle serait mon alternative, d'après vous ? »
« Je suis votre époux, comme vous le revendiquez si bien, Scarlett. Jusqu'à aujourd'hui, vous devez reconnaître que je n'ai pas abusé de mes droits maritaux. Inutile de reparler ici de mon bannissement de votre lit. J'en suis guéri, grâce à Dieu. J'invoquerai plutôt mes prérogatives de Chef de famille. Par notre mariage, vous êtes devenue mon bien. Votre corps, mais aussi toutes vos possessions m'appartiennent. En résumé, vos comptes en banque, votre magasin, l'entrepôt, la scierie sont légalement à moi. Sans oublier de mentionner votre quote-part de votre précieux Tara, bien évidemment. J'ajouterai que vos enfants sont placés sous mon autorité. »
Scarlett eut soudainement du mal à respirer. Une peur panique l'étrangla. C'était un cauchemar... Ce monstre qui s'exprimait n'était pas son mari.
«Vous ne pouvez pas exercer un tel chantage ! Peu importe votre argent. Je n'en veux pas. Mais vous n'auriez pas l'audace de me séparer de mes enfants, n'est-ce pas ? Vous ne les avez jamais considérés comme les vôtres. Seule Bonnie a eu votre amour. Eux n'ont toujours eu que des miettes.»
« Les miettes que, selon vous, je leur ai accordées, ont toujours été plus conséquentes que vos manifestations d'amour maternel à leur égard. Combien de fois vous ai-je dit qu'une chatte est bien meilleure mère que vous ? »
Il avait touché le point sensible, sa faiblesse, son grand regret. Depuis leur naissance, Scarlett avait lutté pour que ses enfants ne manquent de rien, qu'ils aient de quoi manger, se vêtir. Tout pour oublier l'extrême pauvreté et la famine dont avait souffert Wade à Tara pendant la guerre. Mais elle avait conscience qu'elle n'avait témoigné aucun amour à Wade et Ella, ni le moindre intérêt pour ce qu'ils aimaient, ce dont ils rêvaient. Pour Bonnie… sa précieuse Bonnie ! Elle avait vraiment aimé sa petite fille, mais Rhett la lui avait volée, ne lui laissant pas le temps de tisser de lien entre mère et fille.
Mais il n'était pas trop tard pour Wade et Ella. Même si ses enfants allaient avoir du mal à lui faire confiance, elle leur témoignerait enfin l'affection dont ils avaient été si tristement privés.
Scarlett O'Hara Hamilton Kennedy se redressa fièrement. Froidement, elle prit une plume qui trônait sur la petite table et signa le formulaire de divorce. Pendant quelques instants, seul le craquement énergique de la plume sur le papier dérangea le silence qui s'était abattu sur eux deux.
En recadrant ses épaules, elle se plaça à un mètre de son mari : « Vous avez gagné, Monsieur Butler. Adieu ! »
Les yeux d'émeraude scintillèrent de mille feux, aussi passionnés que ceux de la jeune belle de seize ans rencontrée à Twelve Oaks, douze ans auparavant.
Puis elle quitta la pièce.
Ce fut la dernière vision de Scarlett que Rhett emporta avec lui.
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Note :
pour écrire cette fanfiction, j'ai essayé, dans la mesure du mes connaissances, de baser mon récit sur des informations et faits historiques. Mais, en ce qui concerne le divorce du couple Butler, je ne crois pas que celui-ci ait pu être légalement enregistré en Caroline du Sud ou en Georgie, d'autant plus avec une telle rapidité. Alors, faisons comme si. Pour la suite de mon scénario, notre couple maudit doit se séparer.
