Je ne peux pas vous confirmer que le hasard fait bien les choses, mais en me réveillant le lendemain j'avais une fièvre de cheval et la gorge en feu. Un petit tour chez le médecin associé à mon expression apathique et mon visage blafard (après une nuit très courte) m'avait permis de terminer la semaine bien au chaud dans mon lit et cela sans avoir à être créative pour trouver une excuse bidon. J'avais de cette manière pu esquiver les cours, les devoirs (que j'allais devoir rattraper hélas), mais également le petit manège de l'autre peste au bahut. J'avais également pu échapper aux rumeurs car après la scène de lundi dernier, elles devaient être nombreuses. Détrompez-vous, je n'ai pas « rompu » ce jour-là, et si Edelgard voulait rompre elle n'avait qu'à le faire elle-même. Ce n'était pas à moi de me salir les mains. Je me rappelle toutefois ce sentiment dérangeant lorsque je suis revenue le lundi suivant sans vraiment savoir à quoi m'attendre. Je pense pouvoir affirmer que j'étais stressée, mais finalement, il ne s'est rien passé. J'eus seulement droit au sourire simplet de Claude, une tentative de câlin raté de Dorothea, et surtout une remarque qui me fit au moins autant rire qu'elle me donna envie de la pousser dans les escaliers. « L'avantage c'est qu'avec ta tête tu n'auras pas à réfléchir longtemps pour Halloween ». Saint Seiros avait beau être une école privée où l'uniforme était de mise, elle faisait une exception pour la fête folklorique et païenne qui tombait cette année un mardi. La directrice et le corps enseignant encourageaient même à venir déguisés et c'est ainsi que je me suis retrouvée face à un douteux mélange entre la Mère Noël et Rudolph qui traînait normalement le traîneau de son époux opulent pour ma troisième convocation.

—Madame Casagranda, vous-êtres certaine de ne pas vous êtes trompée dans les fêtes ?

—Pourquoi, ce déguisement ne convient pas ?

—Si si, c'est juste que…

Si les oreilles de rennes et les cornes attiraient mon regard, la poitrine débordante d'un décolleté rouge vif n'invitait qu'à se noyer entre les deux énormes montagnes. Au moins, ses jambes recouvertes de bas résille étaient sous le bureau et je me demandai s'il ne manquait pas quelque chose à tout ça. Une jupe, par exemple.

—Il vous va très bien.

—Je te remercie! Le tient est également très réussi !

—Ce n'est pas grand-chose, une paire de lentilles rouges et une cape.

—Et de petites dents pointues !

—Qui ne sont guère pratique à porter lorsqu'il faut parler, alors, si on pouvait faire vite…

Elles n'étaient pas si désagréables non plus (au prix qu'elles m'avaient coûté l'an passé il valait mieux) et c'était le genre de détails à ne pas négliger lorsqu'on aimait se déguiser. Et, au risque de vous surprendre, j'adorais ça ! Surtout depuis que je portais l'uniforme imposé.

—C'est déjà la troisième fois que tu es convoquée dans mon bureau, Byleth. En deux mois seulement.

—Je vais en effet finir par prendre un abonnement à force.

Peut-être que cela aurait pu me permettre d'avoir une promotion sur des médicaments, ou quelque chose comme ça, non ? Ce n'était qu'un détail, il y avait Claude pour cela.

—Tu as séché les cours lundi dernier. Pour quelle raison ?

—Je ne me sentais pas très bien.

—C'est à cause de ton histoire avec Edelgard ?

—Pardon ?

—Je n'en ai pas l'air mais je suis très observatrice. Surtout lorsqu'il s'agit de petites affaires de cœur. Tu peux m'en parler si quelque chose ne va pas.

—Vous êtes aussi thérapeute conjugale en plus de votre taff de conseillère d'orientation et de toubib ?

—Je suis aussi professeur et chanteuse professionnelle !

A être autant polyvalente, il y avait de quoi se questionner sur ses très (trop) nombreuses compétences. Etait-elle au moins spécialisée dans un domaine ou bien Manuela se chargeait-elle seulement de toutes les tâches que ses autres collègues ne voulaient pas ? Un peu comme les stagiaires, le salaire en plus (et la considération aussi).

—Tu sais, j'ai aussi connu nombre de déceptions amoureuses pendant ma jeunesse !

Et pas seulement pendant sa jeunesse vu la corbeille toujours pleine de mouchoirs lorsque j'étais convoquée ici. Et Manuela n'avait pas le rhume des foins (ce n'était pas la saison).

—Ma tante est au courant ? demandai-je les bras croisés sur ma poitrine.

—Pourquoi Rhea devrait-elle le savoir ?

« Surprise », n'est-ce pas ?

—Parce ce que c'est la directrice. Vous savez très bien quel arrangement mon père et elle ont passé. Et ce que je risque si je ne rempli pas ma part du marché.

—Disons que je peux m'arranger avec ton professeur et oublier ça. Si tu me promets de ne pas recommencer bien-sûr.

—C'est une promesse que je ne peux pas vous faire.

J'étais bien trop imprévisible pour savoir si l'envie me prendrait encore ou non de sécher les cours. Et puis, les engagements, rappelez-vous, ce n'était pas mon truc (mais là, vous êtes certainement encore sous le choc de ma dernière révélation pour y penser j'imagine).

—Tu sais, tout finit toujours par s'arranger. Les petites disputes, ça arrive.

Il s'agissait plutôt d'une grosse. De dispute.

—Si vous le dites, Madame Casagranda.

Pourquoi lui répéter que cela n'avait rien à voir (et lui mentir par la même occasion) et lui préciser que je n'étais pas amoureuse d'Edelgard ? Elle ne m'aurait pas cru. Je me demande parfois si Manuela n'était pas voyante (en plus d'être thérapeute, médecin, chanteuse, conseillère, vieille-fille) et si une boule de cristal n'était pas cachée entre les tests de dépistage et les antidépresseurs.

—Vous savez, je n'ai pas besoin d'un quelconque favoritisme, fis-je en me levant.

Elle souriait lorsque je passai la porte pour quitter son bureau. Ce que j'ignorais à cette époque, c'est que Manuela s'était attachée à moi. Il ne s'agissait pas de favoritisme, c'était juste une femme très humaine et sensible. Vraiment très sensible.

—T'as fini ?

—Ouais. T'as ce que je t'ai demandé ?

—C'est en cours. Tu sais, normalement je ne m'abaisse pas à ce genre de chose, mais pour toi je fais une exception.

Vous vous demandez certainement de quoi Claude et moi étions en train de parler, mais c'est un détail qui peut encore attendre. Surtout que c'était l'heure de la pause déjeuner et je devais donc me trouver une belle carotide dans laquelle plantée mes crocs (comprenez un sandwich).

—Vous vous êtes mis d'accord avec Dorothea, ou bien c'est un hasard ?

—De quoi ?

—Laisse tomber.

Dorothea disait souvent que Claude n'était pas un cerf mais un chien que je traînais avec moi et le bougre avait peut-être pris notre amie au mot puisque ses cheveux étaient ornés de grandes oreilles grises. Et son derrière… N'en parlons pas. Si vous aviez-vu la taille de cette queue. Epaisse, bien fournie, avec de beaux reflets d'argents. Je parle de son déguisement, bien-sûr. De quoi donner du grain à moudre au moulin de Dorothea.

—On va au troisième ? demanda le loup.

—Non, à la cafétéria.

—Sérieux ?

—Oui, Dorothea nous attend.

Avec beaucoup d'impatience même puisque cela faisait au moins quatre fois que mon téléphone vibrait dans ma poche et les trois messages venaient d'elle (le quatrième était une info météo : attention pluies violentes en prévisions). Elle avait mangé avec Claude la semaine passée (et n'avait pas cessé de s'en plaindre par la même occasion). Je crois qu'elle ne supportait plus du tout Monica, mais elle ne m'avait pas dit pourquoi. Et, puisque j'avais décidé de faire comme si cette fille n'existait pas, je n'avais rien demandé.

Le réfectoire était plein à craquer et il était difficile de discerner qui était qui dans cette foule de déguisements. Je ne comptais plus le nombre de vampires (j'avais pas fait dans l'originalité mais avais le plus beau costume grâce à mes lentilles rouges), de fantômes, de zombies, de sorciers et sorcières (l'un s'était même inspiré d'un célèbre élève de Poudlard) entre autres choses un peu moins explicites. Une élève de ma classe (celle qui gémissait tout le temps en sursautant au moindre pet d'oiseau) était même habillée en poulet. Je bousculai une citrouille imposante en me dirigeant vers la table où Dorothea attendait et Claude manqua de se faire arracher la queue prise entre les dents d'une fourche.

—Désolée, j'ai essayé de faire au plus vite.

—Tu devrais plutôt t'excuser d'avoir ramené ce sac à puces avec toi.

—Mon pelage est très propre et dénué de parasite. Tu peux toucher si tu veux.

—Sans façon.

—Si vous voulez, je passe à la pharmacie après les cours pour vous trouver du vermifuge à tous les deux.

Si Claude s'était déguisé en loup (ou en chien) Dorothea avait opté pour quelque chose de plus féminin. Non pas qu'un homme ne pouvait pas porter des oreilles de chat, mais elle avait souligné son regard de crayon noir et peint ses lèvres d'un beau rouge aniline qui les mettaient divinement en valeur. Dorothea était une très belle femme, encore plus aujourd'hui. Le genre pour qui j'aurais pu craquer (sans en tomber amoureuse cela va de soi) et à laquelle j'aurais pu proposer de prendre un verre avant de terminer la soirée chez moi. Cela vous choquerait-il si je vous avouais y avoir déjà pensé ? Moins que si je vous avouais lui avoir proposé. Et si la réponse qu'elle m'a donnée vous intéresse je vous invite à poursuivre.

—Non mais regardez-moi ça…

Claude fit mine de s'étirer afin de jeter un œil derrière son épaule. Je n'avais pas le temps pour les gamineries pour ma part.

—Elle se croit vraiment tout permis !

Inutile de me retourner, je savais déjà que la vision de Monica déguisée en bucheronne maladroite avec sa hache enfoncée profondément dans son crâne me donnerait juste envie de la remplacer par une vraie. Et puis, j'avais décidé de m'en foutre. Dorothea le savait bien, elle était déjà au courant pour l'embrouille entre Edelgard et moi. Elle l'était déjà dès le lendemain d'ailleurs, elle me l'avait dit par texto. Ce qui signifiait qu'Edelgard avait dû lui en parler. Ce qui signifiait d'autres choses auxquelles je n'avais pas envie de prêter attention. C'était sa faute si sa couverture se faisait la malle après tout et c'était probablement la seule chose qui la préoccupait.

—Vous pensez qu'ils sont très résilients ou bien juste trop polis pour lui dire qu'elle est chiante ?

—Perso, fis-je en mâchonnant un énorme morceau de poulet coincé dans ma demi baguette, je m'en tamponne l'oreille avec une babouche.

Il me restait du pain frais de la veille et je m'étais faite un sandwich gastronomique avec du beurre bien gras et un vrai morceau de poulet (sortit du congélateur). J'avais besoin d'énergie et surtout d'un ventre bien rempli pour digérer la situation. La quantité indécente de beurre permettrait la lubrification de mes intestins.

—Tu lui as parlé ? demanda la chanteuse

—A qui ?

—Au Saint ! s'écria Dorothea en faisant un signe vers la table au fond.

Je finis quand même par regarder. Je savais ce qui énervait Dorothea. Ce n'était pas uniquement le fait que Monica passe son temps collée à la croupe d'Edelgard comme le ferait une mouche sur le cul d'une vache mais surtout parce qu'elle agissait comme si elle était chez elle, et que tout ce petit monde était son cercle d'amis. Imaginez Monica entre Sylvain et Félix, vous en rirez pendant deux heures au moins.

—Au fait, je n'ai pas pensé à le faire avant mais je suis désolée pour ta répétition.

—Oh, ce n'est rien, me répondit la chatte en balayant l'espace devant sa bouche du revers de sa main. Et puis, Edie a pu se libérer finalement ! Accompagnée, bien-sûr.

—Au moins, elle était là.

Je disais ça de bon cœur, vraiment. J'avais appris à connaitre Dorothea, et j'avais appris à l'apprécier (c'était mieux que de dire qu'elle ne m'avait surtout pas laissé le choix) et je trouvais cela un peu triste qu'aucun de ses amis ne puisse assister à sa représentation. Mais Dorothea avait tendance à ses mésestimer aussi. Claude ne lui avait pas dit qu'il était venu l'écouter chanter, et elle n'avait pas non plus remarqué Ingrid au fond de la pièce plongée dans la pénombre. Dorothea était une fille en or (c'est toujours le cas) et si elle savait que beaucoup l'admiraient pour son talent elle avait toutefois du mal à croire qu'autant de personnes puisse vraiment l'aimer. Je me comptais dans le lot.

—Tu devrais vraiment aller lui parler.

—Hors de question.

—Normalement Edie sourit toujours lorsque je me produis, là, il n'y avait ni sourire, ni même indifférence. Elle semblait même… Préoccupée.

—Ouais, car certaines choses lui échappent. Tu la connais depuis longtemps, t'as bien dû remarquer qu'elle aimait tout contrôler.

—C'est vrai. Mais je pense que vous devriez discuter.

—Je suis d'accord avec elle Byleth. Et tu sais ce que ca signifie, quand elle et moi sommes d'accord ?

—Qu'on coure tout droit à la catastrophe ?

—Oui ! Car nous avons raison !

—La parole d'un cerf ne vaut pas grand-chose, mais tu peux me faire confiance à moi !

Je pris une grande inspiration puis terminai mon déjeuner avant mes deux amis afin d'aller en fumer une. Dans la réserve, ou bien dans la cage d'escaliers. J'hésitais encore en passant les portes du réfectoire. J'hésitais encore en arrivant dans le hall. J'hésitais encore lorsque j'entendis les portes claquer et que je me retournai. Derrière moi se tenait Edelgard, avec une cape en velours rouge sur les épaules et une capuche qui couvrait ses cheveux blancs. Le contraste était tel que son regard était encore plus vif que d'habitude. Le petit chaperon rouge n'était pas là pour apporter une galette à Mère-Grand (son panier contenait ses livres de cours), ni pour affronter le chasseur (ou le vampire en l'occurrence) puisque je ne sentais aucune animosité de sa part. Moi, en revanche, c'était une autre histoire. Depuis notre dispute, j'avais commencé à ressentir tout un tas d'émotions à l'égard d'Edelgard. De l'impatience, de l'irritabilité, de la jalousie, et de la déception entre autres choses encore. Bien avant, même. Des émotions et sentiments négatifs que je souhaitais seulement fuir. Nous n'échangions désormais que des regards éteints, comme si nous étions devenues deux parfaites inconnues.

Je ne vais pas vous mentir, une part de moi avait envie de lui demander pourquoi elle était là. Pourquoi elle m'avait suivie en abandonnant ses amis ainsi que Monica. Pourquoi elle restait là sans rien dire. Pourquoi ses lèvres s'ouvraient alors que les miennes restaient closes. Mais mon cœur avait accéléré violemment. Alors, je suis juste partie sans un mot. Et j'étais convaincue que c'était l'unique chose à faire, pas forcément la meilleure, mais la seule dont j'étais capable.