Ce mercredi-là, je fis mon meilleur temps. C'est dingue ce dont le corps est capable lorsqu'on le pousse à bout. Surtout lorsque l'on cherche à fuir. Ou à prouver quelque chose. Ou bien les deux. Shamir m'avait même félicité. Pas uniquement parce que je m'étais donné à fond. Pas uniquement parce que j'avais fini première. Pas uniquement parce que j'avais terminé mes tours de pistes avant Dimitri. Mais parce que j'avais franchi l'arrivée chronométrée avec un grand sourire et avec une rage immense. Finir avant Dimitri, ce n'était qu'un bonus. Ecraser Monica, c'était jouissif. Et je vous laisse imaginer la joie ressentie lorsque j'ai dépassé Edelgard et que je lui ai fait comprendre que je ne courrais jamais derrière ses fesses (ni celles de personne), et que j'étais capable d'avancer seule. Je ne l'avais pas fait pour elle, mais uniquement pour moi.

Ingrid m'avait donné rendez-vous dans une salle de classe inoccupée au troisième étage du bâtiment principal, pas loin de la pièce où étaient entreposés les instruments (j'en avais emprunté un car impossible de me balader en moto avec une guitare sur le dos), puisque Sylvain et Félix avaient réservé la salle insonorisée. J'avais déjà accordé les cordes et m'étais échauffée avant qu'elle ne me rejoigne. Ingrid m'avait expliqué avoir reporté une de ses répétitions et je l'en avais remerciée. Elle était vraiment sympa comme fille.

—Tu ne pinces pas assez entre ton pouce et ton index, regarde.

Elle prit ma guitare, plaça ses doigts pour faire un Fa avant de gratter toutes les cordes. L'accord était très fluide, loin des grincements désagréables lorsque j'essayais de reproduire le geste.

—Tu peux aussi gratter les cordes une à une pour savoir là où tu ne fais pas assez pression. Tu joues depuis longtemps ?

—Deux ans, à peu près. J'utilise l'accord simplifié en général, mais ça ne rend pas pareil.

—Ca viendra, si tu t'exerces tous les jours pendant cinq à dix minutes, tu devrais prendre le coup de main rapidement.

Ingrid me montra encore plusieurs fois le geste puis nous finîmes par jouer un peu toutes les deux. Elle avait aussi ramené sa basse (une belle bête de la marque Yamaha vernit noir). Des trucs faciles avec uniquement les accords de base. C'était plutôt cool de jouer avec quelqu'un. Peu avant la fin du refrain d'une chanson, mon téléphone vibra sur le bureau, la blonde me laissa regarder et en profita pour ajuster l'accordement de sa basse.

Edelgard : Est-ce que l'on pourrait se voir ?

C'était un message auquel je ne m'étais pas attendu, mais au moins, j'étais capable de répondre.

Vous : Je suis occupée.

Edelgard : Après, dans ce cas ?

Vous : Après, je serai encore occupée. Je suis avec Ingrid, elle a la gentillesse de prendre de son temps pour m'aider.

Edelgard : Tandis que moi, je n'en prends pas, c'est ce que tu essaies de me dire ?

J'avais envie de répondre que oui, mais en vrai, ça m'était bien égal. Ce n'était pas son manque de temps que j'avais reproché à Edelgard mais qu'elle ne comprenne pas ce que je ressentais vis-à-vis de Monica. Et apparemment, ce n'était toujours pas d'actualité.

Vous : Je n'essaye rien du tout. Je te dis seulement que je suis occupée avec Ingrid.

Edelgard : C'est pour me rendre jalouse que tu répètes cela alors ? Si c'est le cas, je ne suis pas vraiment réceptive à ce genre d'attitude.

Vous y croyez à ça ? Edelgard me parlait de jalousie alors que c'est elle qui traînait toute la putain de journée avec son chien de l'enfer (enfin, c'était plutôt l'autre qui traînait avec) tandis que moi je faisais en sorte que plus rien de tout cela ne me touche. Comme si j'avais besoin de la rendre jalouse en plus. Je pouvais avoir qui je voulais, quand je le voulais (sans moyennant finance entendez-bien). Et, si j'avais voulu la rendre jalouse, j'avais plus d'un argument dans mon sac.

—Tout va bien ? demanda la blonde en ne me voyant plus quitter l'écran de mon téléphone.

—Ouais. Tout roule.

—C'est Edelgard ?

Je levai les yeux vers Ingrid dont l'expression compatissait à ma situation. Tous les couples ont leur lot de disputes et de chamailleries ce qui, en l'occurrence, donnait du crédit à notre mise en scène (même si je ne savais plus si mise en scène avait encore lieu) mais dans le cas présent il ne s'agissait pas d'un simulacre mais d'un véritable désaccord. Une fracture même. Le seul point positif c'est que toute l'école y croyait.

—Même quand tout parait difficile, les choses finissent toujours par s'arranger. Tu verras, je suis certaine que dans quelques jours vous n'y penserez même plus.

—C'est drôle, Casagranda m'a dit la même chose il y a deux jours.

—Madame Casagranda sait de quoi elle parle, s'amusa la lionne. Bien que dans son cas, on ne peut pas dire qu'elle ait eu beaucoup de chances dans sa vie.

—Ah oui ?

—Disons que ses histoires de cœur sont toujours compliquées. Dis-toi qu'au moins, les tiennes ne peuvent pas être pires !

C'était surement vrai, et ça faisait du bien de plaisanter avec quelqu'un. Surtout avec Ingrid. Avec elle, j'arrivais à parler assez naturellement et sans méfiance. En plus, être en compagnie d'Ingrid était loin d'être désagréable, au contraire même. Mais une étiquette indiquant « chasse gardée » était collée sur son front, et ce qui m'énervait par-dessus tout était de ne pas réussir à sortir Edelgard de ma tête depuis ses sms.

Vous : Je n'ai pas que ça à faire, je pense surtout à mes notes. Au risque de te décevoir le monde ne tourne pas autour de ta petite personne et de tes décisions.

Quelques secondes après ça, la mention « lu » apparue à côté de ma réponse, et ce fut la dernière avant un long, très long, silence radio. Sa jalousie, elle pouvait se la mettre là où je pensais (c'est-à-dire bien profond entre ses fesses de bourge). J'étais bien décidée à ne plus ressentir quoique ce soit. C'était mal engagé, je vous l'accorde, mais je pensais vraiment que ma stratégie marcherait.

—Et toi, tu as quelqu'un en vue ? Enfin, ça ne me regarde pas mais puisqu'on en parle.

—Disons que c'est… compliqué ?

—Vous dîtes tous ça ici ? Personne ne peut avoir une relation saine et simple dans ce bahut ?

—Je ne pense pas que cela s'applique au lycée tout entier. Disons seulement que certaines personnes sont destinées à occuper des positions qui ne leur laissent que peu de possibilités.

—C'est ton cas ? demandai-je d'une curiosité qui se moquait bien de la notion de vie privée.

—Mon père espère que je fasse un mariage arrangé, alors on peut dire ça.

—Et si ce n'était pas le cas ? Tu aurais des vues sur quelqu'un ?

—Peut-être, souriait la jeune femme.

Un sourire mi gêné mi peiné qui me fit mal au cœur. Franchement, personne ne pouvait souhaiter ça, même à son pire ennemi. On aurait bien-sûr pu parler du cas Monica qui était une exception à la règle, particulièrement lorsque j'étais énervée, mais au fond, je ne souhaitais de mal à personne. Pas même à elle. J'espérais seulement qu'elle monte dans un avion pour l'autre bout du monde, et que, pour une raison obscure, il disparaisse dans le Triangle des Bermudes, ou bien s'écrase sur une île non référencée sur la carte. Bien-sûr, la boite noire aurait été détruite au moment de l'impact.

—Imaginons pendant une minute que nous vivons dans un monde idéal, fis-je en tripotant les cordes de ma guitare pour produire quelques notes. Ce serait qui ? Un garçon ? Une fille ?

—A quoi ressemble un monde idéal selon toi ?

—Hmmm, réfléchis-je. Un monde où Essar ne nous demanderait pas de lire une pièce de théâtre de plus de deux cents pages ?

—Admettons, alors.

—Ou bien un monde dans lequel personne n'aurait à se lever tôt le matin. Ou le chocolat serait gratuit, comme les jeux vidéo.

—Tu en demandes beaucoup soudainement.

—Si j'en demandais beaucoup, j'aurais répondu un monde dans lequel je n'aurais pas à subir les disputes entre Claude et Dorothea, m'esclaffai-je en imaginant les échanges auxquels j'avais droit tous les jours. Dans ce monde idéal, Dorothea n'aurait pas autant insisté pour que je me joigne à la chorale. Tu as assisté à sa répétition, d'ailleurs ? Je n'ai pas pu y être.

—Oui, j'y étais avec Felix, Sylvain et Dimitri.

—C'était comment ?

—Toi, tu n'as jamais assistée à l'une de ses prestations.

—Je te rappelle que je viens à peine d'arriver.

—C'était… Incroyable. Comme toujours lorsqu'elle chante. Dorothea possède vraiment une voix magnifique ainsi qu'un talent remarquable.

—Tu me donnerais presque envie de la supplier de chanter pour moi. Je dis bien presque, il ne faudrait pas que j'en tombe sous son charme.

Ce qui, dans un autre contexte, et dans une autre situation, aurait été possible.

—Mais elle doit déjà avoir une liste de prétendants et prétendantes longue comme mon bras. D'ailleurs, tu n'as pas répondu à ma question !

Ingrid se mit à rire avant de me sourire plus tendrement. La complicité et la malice dans son regard auraient pu nous faire passer pour des amies de longue date.

—Heureusement, Byleth, tu es bien meilleure en musique que dans l'art de la subtilité.

Mon cœur aurait pu manquer un battement si Ingrid ne me m'avait pas mise si à l'aise. Que penserait Dorothea si elle savait que j'avais interrogé sa chasse-gardée ? Surtout avec la délicatesse et la finesse qui me caractérisaient. La chanteuse n'avait pas à le savoir, et je n'eus besoin de préciser à Ingrid de garder ça pour elle, c'était tacite. Je n'eus pas non plus l'impression de la choquer avec mes révélations (ce qui ne fit que nourrir un peu plus mon incompréhension).

—On ne peut pas atteindre l'excellence dans tous les domaines, dû-je bien avouer.

Ingrid et moi continuâmes une petite demi-heure à papoter tout en travaillant un morceau, puis elle dû rejoindre Sylvain et Felix pour répéter au moins quelques chansons avec eux. Je rangeai la guitare où je l'avais trouvé, allai chercher mes affaires puis me dirigeai vers le parking. Je m'étais installée sur ma moto et j'avais déjà la clope au bec (même si c'était interdit) lorsque quelques gouttes de pluies attirèrent mon attention. Il ne fallait pas que je tarde, les giboulées d'automne ne prévenaient pas avant de frapper, et je n'avais guère envie de rentrer sur une route glissante même si j'avais de bons pneus. La pluie commençait à tomber plus lourdement sur l'asphalte (et dégageait une odeur de bitume humide que j'aime beaucoup) lorsque je relevai la tête pour enfoncer mon casque avant d'écarquiller les yeux. Edelgard sortait du bâtiment, seule (j'étais presque choquée), et s'avançait là où attendait généralement la berline noire aux vitres teintées (qui elle, n'était pas encore là).

Je me souviendrai pendant longtemps du regard que nous avons échangé à plusieurs dizaines de mètres l'une de l'autre ce jour-là. Un regard silencieux et lointain. Dans un monde idéal, Edelgard et moi n'aurions jamais pris la décision de sortir ensemble, même pour de faux. Dans un monde idéal, je n'aurais pas ressenti de peine en l'apercevant seulement marcher au loin. Tandis que la pluie tombait, j'ai hésité à lui proposer de la ramener chez elle mais la berline est arrivée. Et vous savez, c'était bien mieux comme ça, même si la sensation de ne plus savoir comment lui parler prenait une place de plus en plus désagréable dans ma poitrine et dans mon quotidien. Chose qui ne serait jamais arrivé dans un monde idéal. C'était normal, et ça allait passer. Ça finit toujours par passer.