Je me sentais comme une gamine de douze ans qui s'était faite prendre à voler des confiseries ou des cartes Pokemon au supermarché ce jour-là. Une sensation peu agréable lorsqu'on a dix-huit ans et qu'on est une adulte. Pas plus désagréable que l'impression d'être surprotégée ainsi que surveillée lorsqu'on a passé l'âge. Les visites de Rhea – souvent inopinées – me donnaient la sensation d'être irresponsable. Sans doute parce qu'à une époque je l'avais été. Edelgard avait ôté sa veste, déboutonné le haut de sa chemise et décoiffé ses cheveux toujours impeccables en entendant la porte s'ouvrir. Vous auriez dû voir sa tête lorsque ma tante la découvrit suspendue à mon cou contre le bar séparant la pièce à vivre de la cuisine. Je me demande laquelle des deux était la plus surprise. Ma petite-amie de distinguer les traits de la directrice sur le visage de cette dame ? Ou bien Rhea, qui jusqu'ici ignorait que j'avais quelqu'un dans ma vie et qu'il s'agissait de l'élève la plus prometteuse de son école, rien que ça. Je me demande ce qu'elle a pensé ce jour là en débarquant chez moi. Certainement la même chose que n'importe quelle personne aurait pensé en découvrant deux jeunes femmes dans une position plutôt suggestive.
—Tante Rhea !
—Je tombe mal, peut-être ?
—Euh, eh bien, nous étions en train de…
Je fis mine d'être gênée et d'avoir été prise au moment décisif précédant le passage à l'acte (plutôt que la main dans le sac rempli de bonbecs) et Edelgard se tourna un instant pour rattacher les boutons de son chemisier blanc. Cette fille aurait pu faire comédienne sans fournir le moindre effort.
—Tu devais passer ?
—En effet, je t'ai envoyé un message un peu plus tôt.
—Ha oui ? Je n'ai pas entendu mon téléphone sonner.
J'attrapai l'appareil et fit semblant de découvrir le message que j'avais lu sur l'écran d'accueil sans l'ouvrir pour autant. Ma tante lança un regard incertain à ma petite-amie qui ne cessait maintenant de la dévisager et personne n'aurait souhaité se retrouver pris dans cet échange assez... Cocasse. Cocasse, et peu probable. Je disais ça, mais j'étais loin d'avoir envie de rire. Dans une autre situation, et dans un autre contexte, avec une autre fille aussi, les choses auraient été différentes.
—Madame la Directrice.
—Edelgard. J'ignorais que toutes les deux étiez amies.
Rhea souriait avec l'expression maternelle qui la caractérisait mais je savais qu'il se passait tout autre chose dans sa tête. On parlait de la directrice d'un lycée privée et certainement du plus prisé de la région si ce n'était du pays tout entier. Rhea était une femme de pouvoir, c'était aussi ma tante, mais une femme de pouvoir avant tout. Du genre à aimer que les choses soient carrées, et toutes à une place bien précise. Dans une certaine mesure, elle et Edelgard se ressemblaient et ce sous bien des aspects. La rencontre entre les deux et dans ce contexte si particulier (imaginez moi lui expliquer que je sortais avec l'élève la plus populaire du lycée sans vraiment sortir avec elle et qu'une autre de ses meilleures têtes me fournissait de l'herbe et gérait tout un commerce illégal dans son dos) me donnait des sueurs froides.
—C'est récent ! expliquai-je vivement. El, tu veux bien aller m'attendre dans la chambre ?
La jeune fille acquiesça après m'avoir observé une seconde et je la suivis du regard lorsqu'elle prit la direction de ma chambre. Au moins, Rhea ne risquait pas de s'en approcher.
—Tout va bien ? me demanda la femme. Tu as l'air tendue.
—Vu la position dans laquelle tu viens de me trouver, il y a de quoi.
Je devais penser à remercier Edelgard pour ça plus tard (elle venait de me sauver le cul) et préparait un thé à ma tante qui ne buvait pas de café.
—J'ignorais que toi et la jeune Hresvelg partagiez ce genre de relation.
—Tout le lycée est pourtant au courant, tu devrais sortir de ton bureau parfois.
—Je suis une femme très occupée.
—Qu'est-ce qui t'amènes ?
—Je ne peux pas te rendre visite sans avoir une raison particulière ma chère enfant ?
La femme souriait tendrement et son expression encadrée par ses longueurs de Jade se voulait douce (plus que lorsqu'elle m'avait surpris avec Edelgard contre le plan de travail). J'essayais de rester le plus calme possible, j'avais envie d'expédier l'affaire au plus vite, car je n'étais pas dupe. Elle ne venait pas seulement prendre de mes nouvelles. Elle ne venait jamais prendre seulement de mes nouvelles.
—Comme tu l'as si bien dit, tu es une femme très occupée. Et je ne suis plus une enfant.
Vous pourriez vous interroger sur la nature de ma relation avec ma tante alors sachez seulement qu'elle était compliquée.
—Ton père m'a demandé de passer te voir. Il m'a expliqué que tu n'avais pas donné de nouvelles depuis un moment.
—Je n'ai pas eu le temps d'y penser. J'ai juste pas mal de devoirs et comme il a promis que je me tiendrais à carreaux, tu vois…
—J'ai également eu vent de ton absence la semaine passée.
—J'étais malade. Tu peux demander à Casagranda, je lui ai transmis mon certificat médical. Tu te déplaces à chaque fois que l'un de tes élèves est absent ?
—Je ne peux pas m'inquiéter pour ma nièce ?
—J'apprécie ta sollicitude, tante Rhea, mais je t'assure que tout va bien.
—Les cours se passent bien ? Passer d'un lycée public à un lycée privé peut-être très éprouvant. C'est pour cette raison que j'avais conseillé à ton père de t'y inscrire directement.
C'était repartit. Toujours le même discours. Quand je vous disais que notre relation était compliquée, c'était surtout parce qu'une tension avait toujours existé entre mon père et elle.
—Il m'a demandé mon avis, tu sais.
—Tu n'avais pas envie d'étudier dans le même lycée que ta mère ?
—Non, je n'avais pas envie de me sentir comme une étrangère. Un peu comme lorsque Papa est tombé amoureux de Maman et que tu n'as toi-même pas vu cela d'un très bon œil.
—Je vois que le schéma se répète. La pomme ne tombe jamais très loin de l'arbre.
En dépit de l'animosité entre mon père et cette femme, j'éprouvais tout de même beaucoup d'affection pour cette dernière que je n'avais que peu vu durant mon enfance. A ma naissance, et à la mort de ma mère de fait, il m'avait tenu à l'écart. Rhea restait toutefois la figure maternelle la plus proche que j'avais, que ça lui déplaise ou non, et il n'avait pas protesté lorsque j'avais formulé le souhait de la connaitre davantage.
—Je ne vais pas te déranger plus longtemps alors que tu es occupée, je venais seulement m'assurer que tu allais bien.
—C'est le cas. Et puis, malgré ce que tu as vu, Edelgard est surtout là pour m'aider à rattraper ce que j'ai manqué pendant mon absence. Tu vois, je prends les choses très sérieusement.
—Tu parles toujours de tes notes, ou bien de ta relation avec cette jeune femme ?
—Quoi, tu penses que je ne suis pas assez bien pour elle ?
Ma tante se leva de la chaise devant le bar où elle avait pris son thé avant de me sourire encore. J'avais croisé les bras sur ma poitrine, prête à me vexer. J'avais beau ne pas tenir compte de l'avis des autres, quand il s'agissait de la famille, c'était toujours plus difficile. Et avec Rhea, il était facile d'avoir le sentiment de marcher sur des œufs (et de les écraser au passage).
—Je ne penserai jamais une telle chose, mon enfant. Tu es parfaite telle que tu es.
—Tu penserais encore ça si j'avais été diplômée d'un établissement public ?
—Bien-sûr que oui. Comment peux-tu en douter ?
J'aurais pu faire une liste interminable d'arguments qu'elle aurait réfuté l'un après l'autre alors préférai ne rien répondre. Elle posa sa main chaude sur ma joue droite et déposa un baiser sur ma gauche avant de me prendre dans ses bras. Je refermai les miens sur elle (comme si j'étais soudain devenue un gros nounours) car en dépit de mon apathie générale j'aimais cette affection qu'elle m'offrait (et une part de moi en avait besoin). Même mon père n'avait pas le luxe de recevoir des câlins (encore aurait-il fallut qu'il soit un peu plus présent pour ça). Je me dirigeai vers ma chambre après cette embrassade et ouvris lentement la porte. J'appréhendais un peu la réaction.
—Ce n'est pas du tout ce que tu crois.
—Et qu'est-ce que je suis censé croire, Byleth ?
—Que j'ai été admise parce que j'ai des relations ?
—Ce n'est pas le cas ?
Edelgard me toisait postée sur mon lit. J'avais la sensation d'être la plus grosse des hypocrites à cet instant.
—Je ne voulais pas aller à Saint Seiros, je n'ai juste pas eu le choix. Aucun autre lycée dans les environs ne voulait d'une fille qui avait envoyé un camarade aux urgences. Rhea n'était pas non plus ravie après cet incident, mais mon père lui a promis que j'aurais de bonnes notes, et que ce genre de chose ne se reproduirait plus.
—C'est ce qu'on appelle communément avoir des relations.
—Ils ont passé un accord. Lui, ne voulait pas que je sois déscolarisée parce que je suis majeure, et elle…
—C'est ta tante. Elle ne pouvait pas non plus refuser d'intervenir en ta faveur. Même si leurs relations sont compliquées.
—Tu as entendu notre conversation ?
—En partie seulement.
—C'était peut-être aussi une façon de se pardonner d'avoir été dure avec lui, expliquai-je spontanément. Lorsque ma mère est morte, les choses n'ont fait que s'envenimer un peu plus. Tu sais, ce genre de blessure est censé rapprocher les gens, mais ça ne fait parfois que les éloigner encore plus. J'avais quinze ans la première fois que j'ai rencontrée ma tante, enfin, disons que c'est le premier vrai souvenir que j'ai d'elle. Et elle n'a pas très bien pris qu'il m'envoie dans un lycée public. Peut-être qu'elle n'a pas non plus bien pris qu'il dise qu'au moins ça ne ferait pas de moi une assistée.
—Eh bien, une telle considération invite grandement à rencontrer ton père.
—Ce sont des histoires de familles. Je ne me sens pas vraiment concernée.
J'allai rejoindre Edelgard sur mon lit et soupirai un bon coup. L'avantage, c'était que l'herbe ne faisait plus du tout effet. Tellement que j'avais envie de m'en rouler un autre afin de décompresser de ce petit interlude plutôt énergivore (j'avais autant de batterie que mon téléphone sur le point de s'éteindre et abandonné dans la cuisine). Il fallait laisser à la pression le temps de redescendre.
—Ta prestation était bluffante !
—Si j'avais su que ta tante était la directrice j'aurais trouvé autre chose ou bien t'aurais laissé t'en sortir toute seule. Cela me met vraiment dans une position gênante.
—Il n'y a pas non plus de quoi en faire toute une histoire.
—Ce n'est pas toi qui t'es retrouvée avec la moitié du chemisier ouvert.
—En parlant du chemisier, je crois que tu en as oublié un…
J'aurais pu rire, mais les joues d'Edelgard s'empourprèrent lorsqu'elle remarqua que l'on pouvait apercevoir son soutien-gorge rouge. En dentelle. Et mon visage prit la même teinte que le sien. Cette ouverture m'offrait une vue directe.
—Tu veux bien avoir la gentillesse de regarder ailleurs ?
Je m'exécutai illico. Même s'il n'y avait rien là-dessous que je ne connaissais pas (en rêve seulement, désolée de vous décevoir).
—Tu sais comment fonctionne Saint Seiros ?
—Avec l'argent de nos parents ? Enfin, des vôtres ?
—Pas seulement. Avec des donations aussi.
—Et alors ?
—Mon père est le principal donateur de notre lycée. Qu'est-ce qu'il va penser si la directrice lui parle de ce qu'elle vient de voir?
—Elle ne lui dira rien. Enfin, j'espère. Ce serait grave qu'il pense que nous sortons ensemble ?
—Ce n'est vraiment pas le fond du problème. Qu'on sorte ensemble est une chose. Que je me dévêtisse dans ta cuisine en est une autre.
—Pourtant, ces deux choses ne sont pas si éloignées l'une de l'autre. Tu crois que les adolescents font quoi lorsqu'ils sortent ensemble ? Ne me dis pas que tu n'avais pas pensé à ce genre de détails ?
—Eh bien…
—Sérieusement ?
—Je n'avais pas imaginé la chose sous cet angle…
—Par tous les Saints, Edelgard ! Toi qui disais avoir pensé à tout !
La blanche était embarrassée comme jamais et me fixait comme si elle venait de me rencontrer pour la toute première fois tandis qu'un rire ne quittait plus mes lèvres et emplissait la pièce entière. J'avais mal au ventre tant je ne pouvais m'arrêter. Je profitai de cet instant suspendu au temps pour attraper ses poignets et les plaquer de part et d'autre de sa tête lorsque je passai au-dessus d'elle sans qu'elle ne l'ait vu venir. Son corps gigotait à peine sous le mien mais je le sentais s'y contracter.
—Tu veux que je te fasse une démonstration ?
—Je sais comment ça fonctionne, je ne suis pas idiote.
—Non, tu es même très surprenante dans ton genre.
J'aimais la provoquer. C'était une certitude. Et j'aimais être avec elle. Que toute cette histoire ne soit qu'une mise en scène était presque dommage. J'étais certaine qu'elle et moi aurions pu partager une sincère complicité si je n'avais pas été moi, et qu'elle, n'avait pas été elle. Parfois la vie ne faisait pas bien les choses. Et souvent c'était bien mieux ainsi.
—Et qu'entends-tu par mon genre, Byleth ? Le genre obstinée et prétentieuse ? Sans oublier les bottines qui vont avec le tout j'imagine.
—Tu es rancunière ?
—Je l'ignore. Les gens osent rarement, pour ne pas dire jamais, me parler de la sorte.
—Il faut une première fois à tout.
—Il y en a certaines dont je me passerai.
—Comme devoir annoncer à Papa que sa petite fille est devenue une femme ?
—Qu'est-ce qui te fait croire que ce n'est pas déjà le cas ?
—Ca ne l'est pas ?
—Comme si j'allais répondre à ce genre de question.
—Tu es vraiment particulière. Je pensais qu'une fille comme toi serait la première à juger quelqu'un comme moi.
—Ce n'était qu'un joint, il n'y a pas de quoi en faire toute une histoire.
—Et intelligente, en plus. Si tu n'étais pas si prétentieuse, tu pourrais presque me plaire, El.
Son regard s'agrandit devant mes yeux bleuet qui ne la quittaient plus. Qui la dévisageaient, même. Edelgard était une très jolie fille, seul un imbécile aurait juré le contraire. Intelligente, maligne, déterminée. Le genre avec du caractère (un caractère difficile à supporter c'est certain). Une personnalité étonnante, et douce également. Proche des clichés à certains moment mais très éloignée à d'autre. Franchement, qui passerait à côté d'une fille pareille ? Les filles comme moi, sans doute. Même si j'avais souhaité quelque chose avec elle (quelque chose de vrai) je pensais n'avoir aucune chance. Elle était loin, la Byleth sûre d'elle qui pouvait se targuer d'avoir qui elle voulait, quand elle voulait. Edelgard était déconcertante.
—C'est presque gênant quand tu m'appelles ainsi.
Et d'une franchise à briser mes défenses.
—Je peux ?
Mon regard se détourna du sien pour observer ses lèvres avant de baigner de nouveau dans cette lueur parme. Vous ai-je déjà dit à quel point j'aimais ses yeux ? Au point de pouvoir s'y noyer si on ne faisait pas attention. Et, je ne faisais pas attention. Pas assez. Et ce fut l'une de mes nombreuses erreurs. Le piège se refermait. Aussi lentement que sûrement.
—Oui.
Mes lèvres effleurèrent les siennes délicatement avant de s'y presser plus franchement. J'aurais aimé pouvoir prétendre que c'était encore l'herbe de Claude qui agissait, et c'est probablement ce que j'ai pensé sur l'instant. Mais en réalité j'étais comme un papillon attiré par une lueur dans la nuit, prête à disparaitre aux premiers rayons du jour. Vous savez ce que l'on dit, à trop vouloir s'approcher du soleil l'on finit par se brûler les ailes.
