Si j'avais su que tenir une promesse et des engagements serait si dur, croyez-moi, j'aurais envoyé mon père et ma tante paitre quitte à suivre des cours à domicile pour valider ma dernière année de lycée. Le problème avec les établissements privés comme Saint Seiros c'est qu'ils appliquent la tolérance zéro. Le problème avec la tolérance zéro, c'est qu'en cas de pépin, ça limite le nombre et le choix des possibilités pour se simplifier la vie. Sans en arriver jusqu'à planter un crayon ou une paire de ciseaux dans la main d'un camarade un peu trop pénible, même une petite gifle était un motif de renvoie (comme crocheter la serrure d'une porte qui aurait du rester close mais personne ne l'a jamais su). Je n'ai jamais été pour la culture de la violence bien que mon caractère impulsif ne me laisse parfois guère le choix, mais ce vendredi matin, en arrivant au lycée avec un peu d'avance (je m'étais couchée tôt la veille, emportée par l'excellente marchandise de Claude) jamais je ne me serais doutée que j'aurais autant eu envie de frapper quelqu'un. Vous allez halluciner : il ne s'agissait pas de Monica cette fois-là.
J'avais déjà rangé tout mon bordel et j'essayai de redonner un peu d'ordre à mes cheveux (à défaut d'un sens à ma vie qui n'allait bientôt plus ressembler à grand-chose) qui – heureusement – n'avaient pas pris la pluie (je ressemble à un mouton lorsqu'ils sont humides). J'eus droit à une remarque en entrant, évidemment. « Pas de couvre chef dans l'intérieur de l'établissement » m'avait sorti le type qui se prenait pour un garde près du portail. Il m'avait déjà agacée alors que les cours n'avaient même pas encore débutés. Et la journée était loin d'être finie. Je m'apprêtais à me rendre dans la réserve pour me fumer ma clope matinale mais mes oreilles et mon attention par la même occasion furent attirées par la voix de Dorothea à l'opposée qui s'élevait de manière inhabituelle dans le couloir. Je me suis demandée dans un premier temps qui elle essayait de convaincre de rejoindre la chorale (ou tout autre activité relativement chiante) pour s'exprimer avec autant d'ardeur avant de comprendre dans un second que j'étais à côté de la plaque. Elle était dans cette même posture que prennent toutes les personnes lorsqu'elles sont contrariées : les bras croisés sur la poitrine. Je me suis naturellement approchée et j'ai immédiatement croisé les yeux du type au regard étrécit à qui elle s'adressait.
—Salut, Dorothea. Ca baigne ?
Le garçon coiffé par Picasso en personne (ses cheveux mauves structurés aléatoirement encadraient une gueule aux traits fins) ne sembla que peu apprécier mon intervention. Il me toisa de la tête aux pieds puis des pieds à la tête avant de s'arrêter sur mon visage avec une expression perplexe (le genre d'expression que je tire quand je suis obligée de mettre du beurre doux sur du pain) et snobe.
—Oui, ça va.
« C'est tout ? » me dis-je. Pas de sourire ni d'embrassade ? Aucune tentative de câlin ou de proposition loufoque pour aller stalker Ingrid aujourd'hui ? C'était étrange. Déroutant, même.
—T'es sûre ? T'as l'air contrariée.
—Oui, nous ne faisions que discuter de la chorale.
De vous à moi, l'échange entre les deux n'avait rien d'une discussion vu de loin. Et de près non plus (sauf si on portait des binocles aussi épaisses qu'une encyclopédie, là le doute aurait été permis).
—Tu es toujours aussi investie à ce que je vois.
—Bien-sûr ! s'exclama-t-elle enfin avec la joie qui lui était propre. Je n'ai pas encore eu le temps de t'annoncer la nouvelle, mais Manuela m'a nommée soliste pour la représentation de fin d'année !
—J'imagine que c'est une bonne chose ?
—Une bonne chose ? s'invectiva aussitôt le portrait peint par feu Picasso. Une absurdité, oui. J'aurais du obtenir ce rôle, et j'ai fait montre de bien trop de patience jusqu'ici pour tolérer une telle hérésie !
—Qu'est-ce qu'il raconte ?
—Lorenz prétend que c'est lui que Manuela aurait dû nommer à ma place.
—Prétendre ? Les Saints en resteraient choqués. Pas une seule fois n'ai-je ne serait-ce qu'insinuer que tu ne chantais pas assez bien mais cette école possède une image que seule une personne distinguée peut représenter.
—C'est quoi, une personne dis-tin-guée ? articulai-je comme si j'étais idiote.
—Surement une personne qui n'a pas bénéficié d'une bourse pour étudier ici.
—Ha ! Je vois ! m'exclamai-je comme si un éclair d'illumination venait de me frapper. Un pourvu comme lui, en gros.
—Ma condition m'interdit de prendre part à ce genre de bassesse, mais je n'en resterai pas là ! Humpf.
Vous auriez-du voir sa tronche liftée de prétentieux, franchement. Je vous ai dit avoir rencontré Lorenz durant l'automne, en fait ce n'est pas tout à fait ça. Disons seulement que c'était la première fois que je lui adressais la parole. Il était de la promo des cerfs et suivait donc certains cours en commun avec nous. J'avais seulement évité de trop le regarder jusque-là afin de ne pas avoir à changer de rétine prématurément.
—Tu veux que je le tape ? demandai-je à la chanteuse qui fixait le vide laissé par son départ.
—Ca ira.
—Que je le bouscule alors ? Il a l'air de constitution fragile.
—Ca ne ferait que te causer des problèmes. Et puis, ce n'est pas comme s'il m'impressionnait.
Saint Seiros devrait distribuer des cerveaux en plus des bourses, pensais-je un instant. J'ai ressenti un petit pincement dans la poitrine d'entendre que Dorothea n'était pas assez bien (ce qu'il avait explicitement fait comprendre), car elle était parfaite. Je voyais bien malgré les apparences que cela l'affectait.
—Tu devrais ignorer cet abruti. Manuela a confiance en toi. Tout le monde à confiance en toi ! T'es le genre de femme à épouser. Tu sais quoi ? Si jamais t'arrives à rien avec Ingrid je me rendrai disponible par solidarité !
—Fais attention, je pourrais te prendre au mot !
Nous échangeâmes un sourire avant de nous rendre en cours durant lequel j'eus tout le temps nécessaire pour ressasser les évènements (et établir des plans dans ma tête). La justice était surfaite et je restais convaincue qu'il fallait se démerder soi-même dans la vie et non attendre d'elle qu'elle équilibre les choses. Les probabilités que je croise une licorne pissant quelques paillettes (et faisant des pets arc-en-ciel) étaient plus élevés que celles que le karma fasse son œuvre (et je n'avais surtout pas la patience d'attendre qu'un pigeon lâche une fiente sur ses cheveux laqués). Vous savez ce qu'on dit : moins les gens en savent mieux ils se portent, et cela était d'autant plus vrai lorsque ça concernait des projets machiavéliques nécessitant une dose de mystère mais surtout de confidentialité. Alors, à la fin de la matinée, je traînai seulement un peu la patte avant de rejoindre Dorothea à qui je n'expliquai rien.
—Y'a quoi au menu ce midi ?
—Aurais-tu oublié tes fameux sandwichs ?
Pas une seule fois depuis le début de l'année je n'avais pris mon repas directement au réfectoire de Saint Seiros où la nourriture fraiche était préparée aux aurores et distribuée à la chaine (comme dans une entreprise de conditionnement de légumes où des concombres arrivent par centaines et sont calibrés précisément avant d'être empaquetés dans des caisses). Alors, vous comprenez la surprise de la brune.
—Non, je les ai pris.
—Tu dois avoir très faim alors !
C'était le cas. Mais plus que de simple nourriture, j'avais faim de vengeance. Ce lycée était toutefois vraiment à cheval sur les règles et le respect à appliquer en communauté. C'était un peu ironique puisque l'école était pleine d'abrutis prétentieux et arrogants (comme Lorenz) qui n'hésitaient pas à dénigrer les personnes comme moi (ou comme Dorothea).
—Il me semble que c'est pasta pomodoro basilico.
—Pasta quoi ?
—Tomates et basilique !
Bien-sûr, c'était évident. Je parlais couramment italien (et aussi bien que le mandarin). J'avais cependant compris l'essentiel : c'était un plat en sauce. Et pas n'importe quelle sauce. De la sauce tomate. Qu'ils servent des pasta façon Monica au déjeuner était un signe me dis-je. Un signe que j'étais sur la bonne voie.
—Je crois qu'ils font aussi leur moelleux au chocolat !
Et ça c'était l'élément bonus. La récompense ultime. Le réconfort après l'effort. Mais surtout un sacré prétexte (nécessaire) pour déjeuner exceptionnellement au réfectoire ce midi-là (sans que ça ne paraisse louche disons). Et, vous savez quoi ? Ce moelleux fût excellent, encore plus accompagné du goût particulier et très satisfaisant de la réussite (et d'une mission parfaitement accomplie).
