Tout le monde mérite une seconde chance. Moi-même ne peux prétendre ne jamais en avoir bénéficié et ce à plus d'une reprise déjà. Mais lorsqu'une demi-douzaine de seconde chance ne suffit pas, c'est que le cas est désespéré. Mieux vaut laisser tomber alors et se concentrer sur autre chose. Bien-sûr, j'aurais pu être indulgente dans le couloir, tout comme j'aurais pu l'être le midi au réfectoire en me dirigeant vers la table, ou encore en me levant pour aller réchauffer mon assiette. Hélas toute bonté d'âme trouve tôt ou tard ses limites (plus tôt que tard dans mon cas), particulièrement avec les abrutis finis au regard méprisant avec lesquels j'avais autant de tolérance que Saint Seiros pour la violence. C'est-à-dire aucune.

—C'est déjà notre quatrième tête-à-tête Byleth.

—Déjà ? Pour être franche j'ai arrêté de compter, madame Casagranda.

J'aurais pu l'appeler Manuela, nous étions presque intime désormais à force de temps passé dans ce bureau et de convocations. Je ne comptais bien évidemment pas la fois où je m'y étais moi-même rendue pour mon inscription en musique (ni le nombre de plante que j'avais vu défilé et s'éteindre). Je ne comprenais toutefois pas la nature de celle-ci, ou fis plutôt mine de ne pas comprendre. J'avais bien-sûr envisagé ce genre de conséquence, et commençais à être rodée dans le rôle d'actrice depuis ma rentrée à Saint Seiros.

—Tu veux me parler de ce qu'il s'est passé à midi ?

« Montre-moi sur cette poupée » aurait-elle pu dire ou presque à ce stade. J'avais l'impression d'avoir un suivi psy à défaut d'une carte d'abonnement et d'une promo « deux boites achetées, une injection offerte ».

—Pourquoi tout le monde refuse de croire qu'il s'agissait d'un accident ?

—Certaines personnes vous ont vu Lorenz et toi dans le couloir, ce matin.

—Je suis vos conseils et me sociabilise, madame Casagranda. Est-ce un motif de convocation ? En plus, je discutais surtout avec Dorothea. Je ne connais même pas ce Lorenz. Pourquoi voudrais-je m'en prendre à lui ?

J'en savais assez pour dépeindre un portrait de lui très peu flatteur toutefois.

—C'est donc un hasard que le contenu de ton assiette se soit retrouvé sur ses vêtements ?

Et dans ses horribles cheveux, aussi. Le spectacle était fantastique, il avait les fringues couvertes de sauce et des nouilles dans le moindre pli. J'étais certaine qu'il en trouverait encore en rentrant chez lui après les cours, s'il osait rester en cours après une telle humiliation.

—J'ai trébuché. Qu'y puis-je si Lorenz se trouvait là à cet instant ?

Manuela restait dubitative. Certainement parce que je lui mentais effrontément. Pour la bonne cause cependant donc excusable à mes yeux. Aux grands maux les grands remèdes et le basilique possède de très nombreuses vertus.

—Ecoutez, madame Casagranda. J'allais seulement réchauffer mon assiette, je ne vais quand même pas recevoir une mesure disciplinaire pour un simple accident ?

J'étais une bonne actrice. Une excellente actrice, lorsque je me donnais à fond. Et vous n'avez rien vu.

—Saint Seiros est une école qui se veut juste et équitable. Elle distribue des bourses pour donner une chance à toutes et à tous, même aux personnes comme moi. Vous n'allez pas sérieusement me dire que sa parole a plus de poids que la mienne parce que je suis un cas particulier ?

—Un cas particulier ?

—Ne faites pas comme si vous ne compreniez pas. Je ne suis issue d'aucun milieu extraordinaire ou privilégié comme c'est le cas pour la majorité des personnes ici. Tout le monde sait que je me suis faite renvoyée de mon ancien bahut. Et Lorenz ne supporte pas les personnes comme moi. Ce n'est ni plus ni moins que de la discrimination. Dites-moi, madame Casagranda, est-ce que Saint Seiros tolère la discrimination ?

—Non, Saint Seiros ne tolère pas ce genre de chose en effet.

—Alors vous pouvez comprendre mon agacement. Je fournis des efforts pour répondre aux attentes de cette école, j'ai même eu un A en littérature, ce n'est pas rien, ça !

—Et un D la semaine dernière.

—Ce qui pour le moment m'octroie une honorable moyenne.

Et ce D n'était officiellement que la conséquence d'une semaine d'absence et d'un retard que je tentais de rattraper, ce que je lui expliquai également. En plus, il comptait pour moins que mon A dans le calcul, alors ce n'était pas dramatique.

—Ce n'est qu'un peu de sauce tomate sur une veste. Je peux lui payer le pressing s'il le souhaite. En gage de bonne volonté.

J'aurais tout aussi pu demander à Manuela ce qu'en penserait ma tante, si j'allais lui parler de ce petit incident. Je n'étais toutefois ni hypocrite ni le genre de personne à profiter d'un rang que je ne possédais pas pour régler des histoires que la directrice jugerait puériles. Mais que penserait-elle d'un cas de discrimination envers certains de ses élèves ?

—Ca ira.

Il y avait plus de chance que je m'en sorte sans avertissement et notification dans mon dossier que de chance que Manuela arrive à garder une plante en vie un jour et j'en avais largement conscience. Je ne jouais pas de la situation, j'utilisais seulement les quelques armes mises à ma disposition.

—Je vais classer cet incident. Mais ne recommence pas !

Je fixai Manuela pendant quelques secondes. Soit cette femme était bien plus lucide qu'elle en avait l'air (sauf en matière d'homme d'après Ingrid et la corbeille toujours pleine), soit elle m'évitait volontairement les ennuis. Ou bien peut-être que mes visites l'amusaient et la sortaient d'un quotidien fade. Pour vous dire la vérité : Manuela n'aimait pas vraiment Lorenz (car personne n'aimait Lorenz à part Lorenz) mais bien-sûr sa position ne lui permettait pas d'utiliser un tel argument.

—Je peux y aller ?

—Si tu évites les bêtises à partir de maintenant.

Chose impossible, vous vous en doutez.

—Bien-sûr, madame Casagranda.

Le sourire dont elle me gratifia confirma mes dernières théories. Cette femme n'était vraiment pas faite pour ce poste, mais cela arrangeait bien mes affaires. Je n'aurais pas pris un tel risque si Cichol s'était retrouvé derrière ce bureau à sa place. Ce qui ne m'aurait pas empêché de l'humilier autrement. Ma tête fourmillait de nombreuses idées toutes plus géniales les unes que les autres.

—Alors ?! entendis-je en refermant la porte derrière moi.

—C'est bon, c'est réglé.

—Par tous les Saints, j'ai bien cru que tu aurais des problèmes ! A qui pourrais-je faire la morale si tu n'étais plus là ?

—A Claude ?

—Ce n'est pas aussi drôle avec lui !

J'étais certaine que si et que malgré cette rivalité stupide elle nourrissait un certain attachement pour le garçon. Elle ne s'en prendrait pas aussi régulièrement à lui si elle n'en avait juste rien à faire. Les deux étaient comme chien et chat (ce qui depuis Halloween était assez comique).

—Je t'avais dit de rentrer.

—Je m'inquiétais pour toi !

—Et elle ?

Il aurait été fou de demander à Dorothea de sagement écouter alors je n'avais pas insisté lorsqu'elle avait expliqué tenir à m'accompagner (j'avais surtout laissé tomber après trois tentatives) mais Dorothea n'était pas venue seule : Edelgard l'accompagnait.

—Je m'inquiétais pour Dorothea.

—Je vois.

Admettre qu'elle était là aussi pour moi lui aurait écorché la bouche mais j'avais l'habitude désormais. Ou bien je me leurrais complet, ce qui était une possibilité envisageable également à laquelle je n'avais pas envie de réfléchir. C'était la fin de la journée, les cours étaient finis depuis longtemps, et le bahut était plus que vide à cette heure-ci. J'avais hâte de rentrer chez moi et d'être en week-end malgré ce petit contretemps (qui en valait largement la peine).

—Pourquoi tu as fait ça ?

—C'était un accident, je te l'ai déjà dit.

—Tu parles d'un sacré hasard, oui !

—Le hasard fait bien les choses parfois, souris-je.

Dorothea était perplexe mais se contenta de mon explication (que je lui répétais pour la quatrième fois au moins). Elle lâcha un soupire mi soulagé mi contrarié (faussement, c'était risible) puis nous distança emportée par un élan de joie en chantonnant dans le couloir, avant de se retourner pour vérifier qu'on était bien à sa suite.

—Vous venez ?

—Ouais ouais.

Edelgard et moi priment la même course mais plus lentement. Je n'avais pas envie de m'éterniser dans ce lycée mais j'avais senti cette atmosphère ambiante propice à la conversation. Elle ne m'avait surtout pas quitté du regard.

—Tu ne dis rien ? demandai-je devant son mutisme.

—Pour que tu essayes de me convaincre moi aussi que ce n'était qu'un accident ? J'ai assisté à la scène, tu sais, et je ne suis pas stupide. Dorothea non plus d'ailleurs. Pourquoi tu ne lui as pas dit la vérité ?

—Elle n'a pas besoin de le savoir.

Ni de se sentir coupable des risques que j'avais pris pour elle. Ce qu'Edelgard avait très bien comprit.

—Merci.

—De quoi ? Tu as une dent contre Lorenz toi aussi ?

—Tout le monde a une dent contre Lorenz.

Qu'est-ce que je vous disais ! Même si je ne m'attendais pas à une telle dose de franchise de sa part. Qui aurait pu croire que la parfaite princesse de Saint Seiros au comportement irréprochable était capable de dénigrer son prochain ? Elle n'avait certainement jamais eu de problème direct avec lui, mais elle ne devait pas apprécier plus que moi son attitude envers Dorothea. Chose qu'elle me confirma à sa manière aussitôt.

—Merci de tenir assez à elle pour oser avoir fait ça.

De la reconnaissance d'Edelgard : ce n'était pas rien. C'était même presque embarrassant. Certainement qu'elle, ne pouvait se permettre ce genre de chose et d'entacher sa position autant que sa réputation. Alors que moi, je m'en foutais royalement. Lorsque j'avais une idée en tête rien ne pouvait la sortir.

—Eh bien… bredouillai-je un peu gênée, il n'y a pas de quoi. C'était seulement un accident.

Un accident malencontreux, oui. Qui finalement en révélait beaucoup plus sur l'affection que je portais aux autres que je l'aurais pensé de prime abord.

—On se voit toujours demain ?

—Bien-sûr. Je ne reviens jamais sur un engagement.

Si seulement elle l'avait fait, ai-je très longtemps pensé. Dorothea n'était pas la seule personne à qui je tenais précieusement, mais Edelgard était la seule que j'appréciais de cette façon. De quelle façon ? Allons, ai-je vraiment d'en dire plus ? Vous le saviez avant même que je ne le réalise. Et j'allais le réaliser très vite.