—Ton lit est tellement confortable !
Non, nous n'en étions pas là.
—Je t'en prie, fais comme chez toi.
C'était encore mieux que de se rouler dans un tas d'or. Quoique, pour un nain des montagnes dans un univers type héroïc fantasy l'or l'emporterait de loin (mais dans la vraie vie il faut se contenter de ce qu'on a). De vous à moi, j'aurais pu me rouler dans ce lit pendant des heures et m'endormir en fermant seulement les yeux. C'était le genre de matelas qu'ils présentent à la télévision dans diverses publicités débiles, toujours accompagnés de mannequins (tout aussi débiles) aux jambes interminables. Le genre de matelas qui coûte super cher. « Vivez l'expérience » disent-ils à la télé. Edelgard en avait de la chance (surtout beaucoup de pognon) car avec ça, zéro douleur ou courbature au réveil. J'avais l'impression d'être allongée sur une épaisse tranche de brioche encore chaude.
—Tu es venue pour faire la sieste ou bien pour travailler ?
—Ca va, j'ai compris.
Je sortis du lit à contrecœur. J'étais venue exercer mes talents artistiques (pas mes gribouillages mais la musique) mais la blanche avait tenue à ce qu'on bosse un peu les cours que j'avais manqués pendant mon absence, avant de s'accorder une pause.
—Ta mère est toujours là ?
J'avais rencontré madame Blaiddyd (anciennement Arundel) pour la toute première fois et c'était le portrait craché d'Edelgard, en plus âgée bien-sûr (elle ne faisait pas son âge) et avec des cheveux plus foncés que sa fille. Chose qui n'était pas difficile puisque cette dernière avait cette particularité génétique qui touchait moins d'un pourcent de la population. Une femme agréable qui m'avait reçue avec un grand sourire (je n'étais officiellement qu'une camarade de classe, voire une amie, qui venait réviser). Monsieur Blaiddyd lui était déjà au travail.
—Elle ne va pas te manger tu sais.
—Ca, tu n'en sais rien. Je suis super appétissante, tu ne trouves pas ?
—Et tu aurais quel goût, celui de tes sandwichs ?
—On est ce qu'on mange, alors j'imagine ? Tu n'as qu'à goûter pour le savoir !
—Arrête de dire des bêtises et traîne-moi ces fesses dans le salon. Je pense que ma mère est partie il y a quelques minutes, j'ai entendu la porte.
—D'accord, d'accord.
Je ne craignais pas que cette dame ne me mange, mais je n'avais toutefois pas envie de jouer du violon devant elle. Parce que je débutais (donc je n'étais pas très douée) mais surtout parce qu'elle, en jouait comme une professionnelle m'avait expliqué sa fille. Si l'on dit que le ridicule ne tue pas, l'humiliation n'est pas agréable pour autant.
—Tu as pu regarder ce que je t'ai envoyé ?
—Oui, j'ai imprimé les partitions.
J'imaginais que cette chanson que j'avais découverte et sur laquelle je m'exerçais régulièrement (tous les jours en rentrant chez moi) ne lui poserait donc aucun problème. J'avais essayé de jouer par-dessus la mélodie et ça rendait vraiment pas mal. Pas aussi bien qu'en vrai, et c'était une des raisons pour lesquelles j'avais demandé à Edelgard de m'accompagner. Juste une fois. Pour être franche, j'avais aussi envie de partager un moment avec elle. Un moment qui n'appartiendrait qu'à elle et moi. La liste des erreurs que j'ai commise avec elle est si longue, mais celle-ci… Celle-ci fut certainement la pire de toutes. Mais comment aurais-je pu m'en douter ? Ce n'était qu'une chanson. Elle n'avait même pas de signification particulière à part qu'elle était belle. Belle et facile. Plus ou moins facile.
—Dimitri n'est pas là ?
L'appartement était vide cette fois.
—Non, il a un rendez-vous.
—Sérieux ? Avec qui ?
—Qu'en sais-je ?
—Tu ne lui as pas demandé ?
—Non, Dimitri aime être discret concernant sa vie privée, et c'est un choix que je respecte.
—Mais tu n'es pas curieuse ?
—Pas autant que toi, apparemment. Tu n'auras qu'à lui demander au lycée si tu tiens tant à savoir, mais je ne suis pas sûre qu'il te réponde.
—Ce serait trop bizarre que j'aille lui parler soudainement.
Super bizarre même. Dimitri avait beau être le frère (par alliance) d'Edelgard, lui et moi ne partagions aucun point commun. J'aurais pu en dire autant d'elle, à vrai dire, mais c'était un détail auquel je n'avais pas envie d'accorder d'importance.
—D'ailleurs, il sait quoi pour nous deux ? Il sait qu'on sort ensemble ? Enfin qu'on fait semblant de sortir ensemble ? Je ne sais même pas si je suis vraiment ta petite-amie ou non maintenant que j'y pense.
Après tout, certaines personnes sortent ensemble sans ressentir quoique ce soit, ce qui m'avait toujours étonné. Mais l'espèce humaine n'est pas vraiment réputée pour son bon sens (ni pour quoique ce soit de vraiment remarquable à mes yeux).
—Mettre un mot là-dessus est-il si important pour toi ?
—Je ne sais pas. Mais quand je commence à réfléchir, j'ai beaucoup de mal à m'arrêter.
Mon cerveau est une sorte d'usine à gaz, quand un truc m'échappe ou me parait illogique, je ne fais plus que penser à cela, jusqu'à tourner à l'obsession parfois. Et à l'époque, notre relation, n'avait aucune logique. Ce qui expliquait en partie pourquoi j'appréciais autant l'herbe de Claude et son pouvoir d'éteindre la machinerie.
—Eh bien, tu réfléchis un peu trop Byleth. Nous deux, Dimitri… Je ne pensais pas que ce genre d'histoire t'intéressait autant.
—Je suis juste curieuse, rien d'exceptionnel.
—Venant de toi, ça l'est pourtant. Je vais finir par croire que Dorothea commence à déteindre sur ta personne.
Elle n'avait pas tort, si l'on m'avait dit quelques semaines auparavant que je mettrais mon nez dans la vie sentimentale d'autrui, j'aurais éclaté de rires pendant un long moment. Mais les choses changeaient, et surtout je changeais. Ou peut-être que je ne changeais pas mais révélais une part de moi longtemps mise en sommeil. Une part de moi-même que je dépréciais. La part fragile et atteignable. Celle que je n'avais pas envie de croiser dans un miroir.
—Je vais peut-être vraiment finir par avoir des vues sur Ingrid, alors.
Edelgard se figea en haut des escaliers pendant une seconde tout en m'observant m'arrêter à mon tour à mi-hauteur. Elle n'était vraiment pas d'humeur à plaisanter ce jour-là, mais peut-être qu'elle n'avait pas envie de perdre son temps à se trouver une nouvelle fausse petite-amie. C'était la seule raison qui aurait pu justifier son regard pénétrant mais aussi incertain, posé sur moi.
—Je déconne, détends-toi.
—Je ne suis pas tendue, lâcha-t-elle.
Elle descendit quelques marches et passa devant moi les traits plus durs que le vase que j'avais tenté de former pendant le cours de monsieur Rangeld et qui avait séché depuis.
—Je tiens seulement à éviter les mauvaises surprises.
—Les mauvaises surprises ? répétai-je en la poursuivant jusqu'au salon. T'entends quoi par mauvaise surprises ?
—Si tu souhaites réellement rencontrer quelqu'un et t'engager dans une vraie relation, nous devrions arrêter ça maintenant. Tu ne peux pas être à la fois ma petite-amie et celle d'une autre, Byleth.
L'indifférence qu'elle plaçait dans chacun de ses mots était plus rude encore que l'hiver de 1709 (celui qui avait marqué les esprits et provoqué la famine).
—Si les gens commencent à raconter que tu me trompes et que les faits sont avérés, ma réputation risque de ne jamais s'en remettre.
—Ta réputation ? C'est ça qui t'inquiète ?
— Mets-toi à place, Byleth. C'est une des raisons pour lesquelles je t'ai choisie et non une autre.
Je me fis violence pour ne pas réagir aux propos qu'elle tenait. Non pas pour éviter que je ne m'emporte, mais bien parce que je n'avais aucun droit de le faire. Edelgard ne m'apprenait rien, c'était le deal de départ. Malgré cette réalité évidente, cela me laissait un gout amer en bouche. J'aurais pu prétexter que je n'aimais pas être un de ses pions, mais je n'en étais pas un. Je participais à ce simulacre de ma propre volonté et j'en connaissais parfaitement les règles.
—Je plaisantais, fis-en attrapant son bras dans un réflexe qui me poussait au contact physique avec elle. C'est déjà dur de gérer une fausse vie sentimentale, alors une vraie, tu imagines ?
Le visage d'Edelgard se dérida un peu ce qui me rassura. J'aimais la taquiner, j'aimais l'agacer, et j'aimais certainement la contrarier autant. Mais pas ainsi. Je préférai alors calmer le jeu, bien qu'au fond de moi-même j'avais parfaitement conscience que ça me touchait plus que je l'aurais voulu. Pourquoi ? J'avais l'impression de mentir. De lui mentir, et de me mentir à moi-même. Et je n'aimais pas ça.
—J'ai conscience que le rôle que tu dois jouer est parfois difficile. Je veux seulement être certaine que tu es prête à aller jusqu'au bout, et que tu n'auras aucun regret.
Son regard était vague, perdu quelque part entre ici et ailleurs. Notre comédie semblait représenter beaucoup pour elle, et je ne mesurais certainement ni l'importance ni la nécessité pour elle d'avoir une telle couverture. Sa vie était sans doute plus compliquée qu'elle ne le paraissait de prime abord et si jouer la petite-amie avec elle pouvait la soulager un peu, alors… ça ne me coutait pas grand-chose de lui offrir mon aide. Et puis, c'était rendre un service contre un autre. Le problème, c'est que j'ignorais que ce service que je lui rendais alors pourrait devenir un poids pour elle. C'était déjà trop tard pour les regrets.
—C'est toi qui réfléchis trop maintenant. Je te dis que c'est bon.
Ma main passa dans mes cheveux et les ébouriffèrent sur mon crâne. Ce n'était pas comme si je risquais de rencontrer l'âme sœur (encore aurait-il fallut que j'y crois) dans un lycée de petits bourgeois bien peignés.
—Alors, on la joue cette musique ?
Edelgard hocha la tête dans un mouvement d'affirmation et se dirigea dans l'angle du salon devant la baie vitrée, où se trouvait un énorme piano (aussi onéreux que celui de l'école). Elle souleva le couvercle qui dévoila une ligne de notes noires et blanches et s'installa sur la banquette. Un paquet de partitions était posé sur le pupitre et je pus lire « Song from a Secret Garden » écrit en haut. J'ouvris l'étui de mon violon que j'avais accordé avant de venir chez ma camarade et posai la mâchoire sur la mentonnière avant de me figée. Mes doigts tremblaient avant même de me saisir de l'archer encore dans sa boite.
—Tu es prête ?
—Oui. Je pensais juste que… Que ce serait moins…
—Intimidant ?
—Ouais.
—C'est la première fois que tu joues avec quelqu'un ? s'inquiéta la blanche d'un regard compatissant.
—C'est la première fois que je joue devant quelqu'un.
—Alors c'est normal. C'est toujours difficile la première fois.
Difficile ? Je n'en menais pas large. La pièce venait de prendre dix degrés d'un coup.
—Tu vas y arriver, respire.
Vous pourriez trouver ce conseil cliché ridicule, mais c'était efficace. Je pris plusieurs inspirations pour souffler lentement et calmer l'agitation dans ma poitrine. J'arrivai à attraper l'archer et l'approchai de mes cordes avant de donner à Edelgard le signal d'un coup d'œil. Les premières notes, douces, s'envolèrent dans la pièce et dans ma tête avec la sensation d'accélérer seconde après seconde plus mon tour approchait. Je frottai les cordes et une première coquille causée par le stress envahissant brisa la mélodie. Une fausse note avant même d'avoir commencé : c'était pathétique.
—Désolée.
—Ce n'est rien. Détend-toi.
La blanche repositionna ses mains et ses doigts cascadèrent de nouveau sur le clavier. J'arrivai cette fois à démarrer sur des mouvements tremblants qui perturbèrent la mélodie mais Edelgard s'adapta rapidement pour m'inciter à continuer. Mon cœur tapait à cents-mille et empêchait mon corps entier de se caler sur le rythme de la chanson tant il résonnait dans ma tête. Je me sentais plus tendue encore que face à une foule de spectateurs mais Edelgard posa une seconde les yeux sur moi et… Tout s'envola quand je fermai les miens. Je me concentrai sur le son et sur les notes qui commençaient à s'aligner.
Personne n'ayant jamais aimé ignore le fait qu'il est déjà trop tard quand on le réalise. J'avais enfreint ma propre règle, mais, était-ce si grave puisqu'il s'agissait seulement d'elle ? Les notes, noires et blanches, dièses et bémols, n'étaient pas la seule chose d'accordée puisque comme celles du violon restaient suspendues à celle du piano, mon regard demeurait accroché à celui d'Edelgard. Je compris que mon cœur battait au rythme de ses notes alignées sur une seule et même ligne de portée. J'étais tombée amoureuse. Du violon, mais pas seulement. Quand la mélodie prit fin, je ne pus davantage le nier. Une catastrophe, réalisai-je. Mais, Edelgard avait-elle besoin de s'en inquiéter ? Non, car elle ne le saurait jamais.
