J'étais vraiment dans la merde vous savez. Une merde noire. Pas le genre qui colle un peu à la pompe et qui s'essuie avec aisance sur le paillasson du voisin qu'on déteste assez pour s'abaisser à la chose. Non, le genre de merde dont l'odeur reste imprimée du nez jusqu'aux poumons et dans les joints du lave linge après deux litres de lessive de marque au moins. Vous trouverez ça ridicule seulement si vous n'avez jamais été amoureux, ou bien si vous avez eu la chance de vivre un premier amour parfait et réciproque (le consentement est important de nos jours), c'est-à-dire avec une personne plus ordinaire que Miss Popularité en personne. De quoi s'en mettre plein les narines pour les plus fragiles d'entre nous (ce n'était pas pire que les antidépresseurs – ce n'était pas mieux non plus). J'ai l'air d'en faire tout un plat, mais mettez vous à ma place une minute seulement. Qu'y avait-il de pire que de tomber amoureuse d'une fille ? Faire mine de sortir avec elle ! Aimer de loin, c'est facile. Aimer de près, c'est foncer tête la première dans un mur en bêton armée de plusieurs kilomètres d'épaisseur et espérer rester en vie assez longtemps pour apercevoir la lumière de l'autre côté. Heureusement, j'avais le cuir solide, mais surtout j'arrivais à rester sans nouvelles de mon cerveau grâce à l'herbe de Claude. Un rituel nocturne qui devint une mauvaise habitude pendant ma dernière année de lycée.
En peu de temps (disons plus que ce que j'avais prévu au préalable) ma réserve fut vide. Je ne fumais pas tant que ça (mais je chargeais pas mal) et j'avais juste pris une sorte d'échantillon (un gros échantillon si vous voulez mon avis). Pourquoi je vous raconte tout ça ? Parce que le monde ne tournait pas autour de moi et de mes petits problèmes, et parce que ma réserve vide me conduisit au troisième étage de l'aile ouest en dehors des horaires d'ouverture de la boutique. J'espérais trouver Claude. A vos yeux, je dois passer pour une droguée, une toxico ou pire encore (et je n'encourage d'ailleurs personne à emprunter cette voie) mais j'étais juste une adolescente comme une autre et tout le monde sait que les adolescents font parfois des conneries. Je pourrais dresser la liste des miennes et cela me prendrait au moins tout un chapitre (il y en a déjà trop), mais l'herbe n'était franchement pas la pire de vous à moi. Vous vous rappelez le motif de mon renvoie ?
J'étais arrivée en avance, ce jour-là, un lundi matin comme un autre pourtant. Quoi de mieux pour bien commencer la semaine ? J'ai honte de l'avouer, mais j'en avais cruellement besoin. J'avais reçu un message la veille : « Je ne pourrais pas t'accompagner demain matin » ce à quoi j'avais répondu un simple « okay » sans chercher davantage d'explications. Cela m'arrangeait bien. Une honte, croyez-moi. Je ne m'attendais pas à croiser grand monde aussi tôt, mais il fallait croire qu'à Saint Seiros les élèves tombaient de leurs lits et roulaient jusqu'au bahut. Comme Dorothea, par exemple, qui se jeta sur ma route comme on jetterait un pavé dans une marre : avec de grosses éclaboussures (comprenez un sourire, une voix forte, et beaucoup trop d'entrain pour un début de semaine).
—Byleth !
—Dorothea !
Vous auriez vu ma tronche.
—Tu es matinale aujourd'hui !
Dorothea, c'était le pavé du lundi matin, du mardi, du mercredi, et de tous les jours que les Saints avaient décidés de créer et de remplir de cours trop ennuyants (sans parler des élèves).
—Toi aussi, lui fis-je remarquer.
Avant de fermer ma bouche. Lui demander pourquoi aurait été stupide. La semaine commençait par un cours de littérature et vous savez très bien qui était de la partie.
—Tu vas fumer ta cigarette ?
Deux cigarettes aurait été plus juste mais j'acquiesçai d'un hochement de tête. Ce n'était pas un mensonge, une demi-vérité seulement.
—J'en ai pas pour longtemps, à tout à l'heure.
—Attends, Byleth ! Je t'accompagne ! Tu vas à la réserve ?
J'indiquai plutôt le chemin vers la cage d'escaliers (qui se trouvait plus près) d'un mouvement explicite tout en espérant que cette idée (inédite jusqu'ici) ne reste qu'un linceul de pensée mais c'était sans compter sur la persévérance de Dorothea. Ou plutôt sur sa manière de s'imposer sans prendre en compte l'avis des autres. Je l'entendais déjà s'insurger d'apprendre que Claude m'avait corrompue avec sa marchandise et ses potions d'amour. Une branlette verbale de laquelle je me serais volontiers passée entre nous.
—Tu sais, il fait frais là-haut !
—Tu devrais m'attendre ici alors.
—Où l'on pourrait aller à la réserve ?
—Si tu tombes malade, tu risques d'avoir du mal à chanter.
—Tu as entièrement raison !
Pourtant elle me suivait encore quand les portes battantes se refermèrent derrière nous.
—Ingrid n'est pas encore arrivée ?
—Pas encore, non !
—Il serait peut-être sage de l'attendre en cours alors.
Et me suivait encore passé le premier étage. Nous arrivâmes au second.
—Tu n'as jamais entendu parler du mois sans tabac ? C'est une bonne initiative non ?
—Peut-être l'année prochaine, Dorothea.
La chanteuse me collait au train, j'employai donc la manière forte.
—Tu sais que l'on risque de croiser Claude ?
—Par tous les Saints Byleth, pourquoi crois-tu que je t'ai proposé la réserve ?
C'était plus qu'évident. Mais pas pour les raisons que je pensais alors.
—Attends !
La brune m'attrapa par le bras pour me stopper dans mon ascension. Elle était vraiment bizarre ce matin. Lui demander pourquoi allait me lancer dans une longue discussion que je voulais à tout prix éviter mais ma voix se changea en silence quand l'écho de quelques bruits de pas prit un peu plus de place dans l'espace étroit.
—On devrait redescendre avant que quelqu'un se fasse des idées !
Elle essayait de chuchoter, mais chuchoter selon Dorothea était à peu de chose près semblable à hurler dans un gros mégaphone. Les drapeaux colorés et les affiches de manifestation en moins. Le lycée n'avait pas besoin de ça pour se faire des idées car ici les idées germaient avant même qu'on ne les arrose.
—Mais qu'est-ce que tu as…
Silence.
—Ce matin…
Ne croyez pas toutes ces personnes qui vous racontent que la vie est aussi insipide qu'une vieille tranche de pain rassis : elles ont tort.
J'avisai le jeune homme qui apparut devant nous dans un silence plus gênant que la première fois que je m'étais retrouvée nue devant une femme sans savoir quoi faire de mes mains et de mon corps qui se plaqua contre le mur de la cage d'escaliers pour laisser passer le garçon. Celui-ci me lança un regard plutôt froid. Ni curieux, ni accusateur. Il me regardait simplement chargeant un peu plus l'atmosphère silencieuse. Il fallait dire que son regard azur seyait trop parfaitement au paysage. Il disparut aussi lentement et naturellement qu'il était apparut pendant que milles questions prenaient formes. La première et la plus stupide aussi finit par franchir la barrière de mes lèvres.
—Est-ce que Dimitri a un jumeau ici ?
—On devrait peut-être demander à Edie.
Ou ne rien dire du tout et se contenter de croire au postulat que Dimitri avait bel-et-bien un frère ou un sosie qui lui ressemblait comme deux goutes d'eau d'une pluie très fine. C'était mieux que d'expliquer à Edelgard que j'étais venue chercher ma cam et que j'avais au grand hasard croisé son demi-frère. C'était mieux que de supposer que Dimitri se faisait un rail de concentration en chaque début de semaine afin de se maintenir en haut du classement. Claude ne proposait-il pas des compléments vitaminés sous son manteau ? Si je disais n'avoir rien vu, il pourrait prétexter la même chose. Personne n'avait rien vu, et c'était mieux comme ça !
Hélas, j'avais bien vu Dimitri. Et il y avait bien Claude. Claude et ses affaires. Claude et sa veste qui cachait secrètement mille-et-une fiole. Claude et sa chemise encore déboutonnée sur le col. Claude et son sourire naïf qui incitait à la gifle. Claude et ses secrets.
—J'y crois pas !
—Byleth ! Quelle charmante visite !
—Hypocrite ! lâchai-je plus stupéfaite que réellement agacée.
J'étais bien stupéfaite. Et j'étais agacée.
—Et toi, m'invectivai-je en me tournant vers Dorothea. Tu le savais !
—Diantre, pas du tout !
—Et tu oses me dire ça dans les yeux ?
Mes deux meilleurs (et seuls) amis étaient deux parfaits menteurs et manipulateurs. Pendant quelques secondes, j'eus la violente envie d'en prendre un pour frapper l'autre mais les règles de Saint Seiros étaient très claires : la violence n'était pas tolérée dans l'enceinte de l'établissement. La cage d'escalier du troisième étage de l'aile ouest était-elle comprise dans les limites de « l'enceinte de l'établissement » ? Elles m'apparaissaient plutôt floues.
—Alors c'est lui, la bombasse du lycée ?!
—Eh bien, on pourrait argumenter pendant un long moment sur les quelques personnes qui pourraient correspondre ou non à ta propre définition de bombasse du lycée mais je dirais qu'il fait partie des rares privilégiés à correspondre à la mienne !
Comment ce cerf pouvait-il sourire autant après cette terrible découverte ? Lui qui m'avait pourtant mis en garde contre ces êtres superficiels : les privilégiés.
—Je suis désolée, Byleth, articula la brune. Je voulais t'éviter un tel choc. Je comprends que cette vision est vraiment très pénible à supporter.
—Et ca dure depuis quand ? Non, attends, me repris-je comme si j'étais une condamnée qui n'avait droit qu'à un seul coup de fil avant mon incarcération. Est-ce que tout le monde est gay dans ce bahut ?! Je n'ai pas vu les banderoles colorées en entrant !
—Ho, on devrait plutôt dire que nous sommes une génération assez… touche à tout !
J'ignore lequel des deux j'avais le plus envie de gifler. Claude et son hypocrisie flanquée derrière un bon sourire colgate, ou bien Dorothea qui comme à son habitude, savait tout de ce qu'il se tramait au lycée (et en dehors) sans avoir pris la peine de me mettre dans la confidence. Le plus décevant, dans tout ça, c'est que j'en oubliai la raison de ma présence ici. Et que je repartis les mains vides.
